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Risques systémiques globaux et risques d’effondrement

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

Risques systémiques globaux et risques d’effondrement
15juin.20

Bref panorama scientifique sur les risques d’effondrement, en se basant sur quelques ouvrages et publications phares des différentes disciplines concernées.

La parution en 2015 du livre de Servigne et Stevens (Comment tout peut s’effondrer) a marqué un tournant dans le débat public francophone sur la possibilité d’un futur effondrement des sociétés modernes. La notion de « collapsologie » introduite par les auteurs est polarisante et contestée, mais les réflexions autour du risque d’effondrement ne sont pas récentes. Déjà dans les années 2000, le livre de Jared Diamond (Collapse) avait rencontré un succès mondial. Finalement, ce débat avait été largement impulsé et influencé par le rapport initial pour le club de Rome sur les limites de croissance et les risques d’effondrement induits (1972) et ses différentes réactualisations (1992 et 2004), vendu à des dizaines de millions d’exemplaires à travers le monde.

Le terme de collapsologie est polémique en France. D’une part la notion d’effondrement est polysémique, renvoyant à des conceptions différentes des risques encourus. D’autre part, ce terme suggère l’existence d’une discipline scientifique de l’effondrement, ce qui n’est pas le cas. Finalement, il focalise et amplifie des ressentis différents, anxiogènes ou au contraire porteurs d’espoirs, de même que différentes critiques1.

Dans un tel contexte, il parait utile de revenir sur les éléments de connaissance scientifique relatifs aux risques d’effondrement, même en l’absence d’un champ scientifique dédié. Ceux-ci proviennent de trois grands champs disciplinaires scientifiques :

  • les sciences de l’environnement, notamment l’écologie et la climatologie nous informant sur les changements locaux et globaux et les limites planétaires ;
  • l’archéologie, l’anthropologie et l’histoire, en ce qui concerne les effondrements passés ;
  • différentes disciplines de sciences humaines (sociologie, sciences politiques, économie…), qui traitent notamment des risques systémiques globaux2.

La suite de la discussion est structurée autour de ces trois axes, en s’appuyant sur des publications influentes appartenant à ces différentes catégories.

 

 

La dynamique Société-Environnement : limites de la croissance et effondrement

Le rapport sur les limites de la croissance est basé sur un modèle mondial représentant l’évolution sur deux siècles de la population humaine, de la production industrielle et agricole, de la pollution et des ressources non-renouvelables3. Il s’agit d’un modèle hautement stylisé, dont l’objectif n’est pas d’établir des prédictions précises du futur, mais de comprendre en quoi les rétroactions entre les divers secteurs du système contrôlent sa dynamique. Les conclusions issues de ce modèle sont donc essentiellement qualitatives, bien que les éléments pris en compte dans le modèle soient quantifiés au mieux de l’état des connaissances.

Dans ce modèle, le processus d’effondrement décrit est du type « dépassement et érosion de biocapacité » : si une population prélève durablement des ressources sur son environnement plus vite que celles-ci ne se renouvellent (ou le pollue trop vite), les capacités régénératives de celui-ci se dégradent, potentiellement jusqu’à un effondrement conjoint à la fois de la population et de l’environnement lui-même. Ce type de processus est présenté de façon schématique sur la figure 1.

Schéma Longaretti - evolution systeme population biopacité
Figure 1. Le graphe représente l’évolution de système population-biocapacité dans la configuration conduisant à un effondrement conjoint des deux. La ligne rouge verticale représente approximativement l’état actuel relatif de la population et de la biocapacité. Adapté de Meadows et al. (2004)

 

Un tel dépassement de biocapacité est maintenant clairement avéré et documenté. L’une des mesures les plus médiatisées de ce dépassement est l’empreinte écologique4. Par ailleurs, il est clair que notre réaction collective internationale est très lente par rapport aux enjeux : trente ans de négociations internationales sur le climat n’ont pas abouti à une inflexion des émissions de gaz à effet de serre.

La principale conclusion qualitative du modèle – à savoir l’inévitabilité d’un effondrement de la population humaine à terme en l’absence de changement de nos modes de production – est particulièrement robuste, ce qui constitue en soi un résultat remarquable. Par contre, de nombreuses discussions récentes de ce modèle dans le grand public accordent un niveau de confiance injustifié à certains de ces aspects quantitatifs. Quoi qu’il en soit, cette étude a eu un impact considérable et l’émergence de la question des limites planétaires5 lui a donné une visibilité nouvelle.

 

Les civilisations du passé et leur impact environnemental : des leçons pour le futur ?

Plusieurs ouvrages ont été spécifiquement consacrés aux effondrements passés et à aux éclairages que ceux-ci peuvent peut-être fournir sur la situation actuelle. Si celui de Jared Diamond (déjà cité plus haut) est le plus connu du grand public, le plus influent au niveau académique est celui de Joseph Tainter.

L’effondrement selon Jared Diamond

Diamond définit l’effondrement comme une réduction importante de la population et/ou de la complexité sociale/politique/économique sur une aire et une période étendues. Cette définition est sujette à une certaine liberté d’appréciation. Il émerge toutefois clairement de l’ouvrage de Jared Diamond que l’une de ses principales préoccupations est la question du dépassement de biocapacité et de ses conséquences environnementales et sociales, même si un certain nombre de facteurs endogènes ou exogènes autres (tels que les conflits avec d’autres États) sont identifiés.

Effondrement a été fortement critiqué pour ses imprécisions factuelles ou son positionnement. La notoriété du livre lui a même valu une critique collective dans un ouvrage académique dédié, Questioning Collapse. Pour les auteurs de cet ouvrage, la résilience socio-culturelle est plus importante que l’effondrement lui-même6 et ses conséquences humaines, au point d’en occulter quelquefois ses conséquences les plus lourdes et immédiates. De façon générale, une majorité de critiques – mis-à-part celles relevant d’erreurs factuelles ou d’inévitables points aveugles que comporte un livre de grande envergure – porte sur des questions normatives, ce qui en réduit leur pertinence. Si les exemples choisis par Diamond ne relèvent que partiellement ou pas du tout d’une dynamique de dépassement de biocapacité, le point central de son analyse – la nécessité de remettre en cause certaines valeurs collectives pour se confronter avec succès aux risques d’effondrement – parait lui peu sujet à discussion.

L’effondrement selon Joseph Tainter

D’autres approches génériques des questions d’effondrement ont été proposées en histoire et en archéologie. L’une des plus intéressantes pour notre société globalisée moderne est celle développée par Tainter dans son ouvrage séminal, The Collapse of Complex Societies. Pour Tainter, les sociétés humaines croissent régulièrement en complexité jusqu’à atteindre un point où elles deviennent vulnérables à l’effondrement. L’accroissement de complexité est un outil de résolution des problèmes : historiquement, les sociétés développent des nouveaux rôles, institutions ou techniques, ou introduisent de nouvelles régulations pour résoudre leurs problèmes. Par contre, un tel processus de complexification continu a un coût en énergie.

L’apport principal de Tainter est de démontrer que la complexité est soumise au principe des rendements décroissants7. Dans les premiers temps, un ajout de complexité produit un bénéfice supérieur à ses coûts. C’est donc naturellement que la complexité augmente. Toutefois, ce ratio coût/bénéfice tend à décroître dans le temps. Ses effets ne sont généralement pas ressentis, car les principaux bénéficiaires de la complexité (les élites) sont également les moins susceptibles d’en porter les coûts. La décroissance du ratio se poursuit jusqu’à un point où les coûts d’un rajout de complexité dépassent les bénéfices relatifs de celle-ci. C’est à partir de ce seuil que les sociétés deviennent vulnérables à l’effondrement pour Tainter. Un effondrement désigne ici une perte rapide de complexité (voir figure 2).

Schéma Longaretti - Bénéfices de la complexité
Figure 2. Courbe des rendements décroissants de la complexité. Dans la phase initiale, l’accroissement de complexité sociétale s’accompagne de bénéfices dans la résolution des problèmes collectifs qu’il s’agisse de questions de production vivrière, de défense contre des attaques extérieures, de résilience face à des changements environnementaux, etc. Avec le temps, toutefois, ces bénéfices deviennent de moins en moins importants, jusqu’à devenir négatifs (au-delà, en complexité, du maximum de la courbe en cloche). Il serait alors plus efficace de réduire la complexité sociétale pour retrouver un ratio coût/bénéfice positif.

 

Historiquement, la croissance de la complexité est à sens unique. Mise à part une exception (l’Empire byzantin entre le VIIe et Xe siècle), les sociétés semblent incapables d’inverser leur complexification et tendent inévitablement vers un effondrement à terme.

Les critiques de la théorie de Tainter sont mineures. Elles se focalisent sur son approche plutôt descriptive qu’explicative et généraliste plutôt que particulariste. Au regard de la grille de lecture de Tainter, celles-ci échouent à remettre en question l’observation qu’à ce niveau macroscopique, le poids des circonstances spécifiques ou des décisions humaines tend à s’effacer devant des tendances de plus long terme.

Les risques systémiques globaux

Les sociétés modernes sont caractérisées par un très haut niveau d'interconnexions entre de nombreux secteurs, porteuses de risques intrinsèques, dits systémiques du fait des rétroactions présentes entre toutes les parties du système socio-environnemental global. Le principal point de fragilité lié à ces risques réside dans la propagation de chocs à travers les différents secteurs d’activité.

La littérature consacrée aux risques systémiques est importante, qu'il s'agisse de modélisations plutôt issues des sciences dures8, ou d'analyses plutôt issues des sciences sociales9. Toutefois, pour l'instant, des catégories entières de risques restent peu ou mal appréhendées dans une perspective systémique.

Cinq grandes catégories de risques sont identifiées : économiques, géopolitiques, environnementaux, sociétaux et technologiques. Dans le secteur économique, les principaux risques sont liés aux instabilités de marché, notamment de l'énergie, ainsi que financiers. Les risques géopolitiques portent largement sur les sources potentielles de conflit, liées ou non à la menace terroriste. Sur le front environnemental, le changement climatique, la perte de biodiversité et leurs conséquences dominent, mais les catastrophes naturelles peuvent aussi jouer un rôle ; les problématiques liées aux changements d'usage des sols (déforestation, érosion et désertification, artificialisation) sont également très importantes. Sur le plan sociétal ou socio-politique, les questions d'inégalités, de sécurité alimentaire, d'accès à l'eau, de risques sanitaires (notamment de pandémie), de migrations, sont proéminentes. Quant aux risques technologiques, ils portent largement sur les fragilités des systèmes de communication informatisés modernes et des infrastructures de réseau (par exemple réseaux de distribution électrique). Ces catégories de risque et leurs interactions sont représentées sur la figure 3.

Schéma Longaretti - Risques
Figure 3. Principaux risques systémiques globaux et leurs interconnections selon le rapport 2011 du World Economic Forum. Cette évaluation résulte d’un questionnaire adressé à plus d’un millier de récipiendaires dont le profil et les compétences ne sont pas divulgués. De ce fait, l’influence relative de chaque élément reflète souvent plus une préoccupation conjoncturelle qu’une connaissance objectivable dans leur importance relative et celles de leurs interconnexions.

 

Ces risques sont réels ; la pandémie du COVID-19 a vu des conséquences d’ordre sanitaire impacter l’économie ou le déplacement des personnes. Dans ce cadre, une dynamique d’effondrement peut résulter à terme de la multiplication de crises de ce type. Dans le cas où chacune de ces crises produirait une incapacité du système à retrouver son état pré-crise, celles-ci pourraient se transformer en une suite cumulative de dégradations abruptes successives, plutôt qu’en évolution lente, mais continue.

Les facteurs déclenchant ou amplifiant ces crises systémiques sont de divers ordres. L'un des plus fréquemment évoqués est une nouvelle crise financière – de fait enclenchée par la crise sanitaire en cours – qui, compte-tenu de la fragilité accrue des Etats et du système bancaire et financier global, serait très vraisemblablement beaucoup plus difficile à maîtriser que la précédente (2008), d'autant plus que les effets de cette dernière ne sont toujours pas complètement effacés. De ce point de vue, le cumul de la crise de 2008 et de celle en cours du fait du COVID-19 est préoccupant.

Force est de constater que l’analyse de ces risques dans la littérature spécialisée reste souvent qualitative et à dire d’expert. Sans minimiser l’importance de ce type d’éclairage pour la compréhension des processus en jeu et des risques associés, dans l'état actuel des connaissances, ces risques restent mal connus et, en règle générale, sous-estimés.

Conclusions

Le niveau de quantification est très variable selon le type d’analyse. La plus fouillée sur ce plan au niveau systémique – celle du modèle World3 et de ses différents dérivés – reste stylisée, bien que qualitativement robuste ; en tout état de cause, les aspects quantitatifs de cette analyse sont considérablement moins fermement établis que, par exemple, ceux du changement climatique. Les autres types d’analyses (historique/archéologique, risques systémiques globaux) sont par nature plus qualitatifs, même si des éléments quantitatifs (notamment statistiques ou économétriques) peuvent les renforcer. Finalement, l’analyse des risques systémiques, notamment, reste très partielle et lacunaire.

Pour autant, notre connaissance de ces risques n’a jamais été aussi grande, de même que la nécessité d’y faire face et de s’y adapter, si possible en les anticipant. Une difficulté majeure sur ce plan est que les trois types de dynamiques brièvement décrites plus haut se renforcent mutuellement. De ce point de vue, la « collapsologie » souligne à juste titre une certaine forme d’urgence au moins sur le plan de l’anticipation et de la préparation, et de ce point de vue, l’absence d’une communauté scientifique structurée dédiée spécifiquement aux risques d’effondrement est un manque réel.

Force est de constater que dans les faits, l’impréparation est grande sur de nombreux plans, comme en témoigne la crise sanitaire en cours. Si la probabilité d’occurrence de ces risques est relativement faible sur des échelles de temps courtes, ils sont pour une bonne partie d’entre eux certains sur le plus long terme. La mise en place de politiques préventives représente un défi considérable, compte-tenu de la grande multiplicité des risques en question, du peu d’exemples historiques témoignant de la réussite de ce genre de démarche et du degré de sous-estimation voire d’ignorance dont ils font l’objet.

 

Remerciements

L’auteur remercie Grégoire Chambaz pour sa relecture attentive de ce texte et ses suggestions d’amélioration de son contenu.

Bibliographie

Ugo Bardi. The Limits to Growth Revisited. Springer-Verlag, 2011.

Jared Diamond. Collapse: how Societies choose to fail or succeed. New York, Penguin Books, 2005. La traduction française chez Gallimard est maintenant indisponible y compris en édition de poche.

Ian Goldin and Mike Mariathasan, 2014. The Butterfly Defect: How Globalization Creates Systemic Risks, and What to Do about It. Princeton University Press.

Patricia McAnany, Norman Yofee, Eds. Questioning Collapse. Cambridge University Press, 2010.

Donella Meadows, Jürgen Randers, Dennis Meadows. Limits to Growth – the 30-Year Update. Chelsea Green Publishing Company, 2004. Traduction française: Les limites de la croissance. Rue de l’Echiquier, 2012. Disponible en format de poche dans la collection L’Ecopoche.

Guy Middleton. Understanding Collapse. Ancient History and Modern Myths, Cambridge University Press, 2017.

Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Comment tout peut s’effondrer. Le Seuil, 2015.

Joseph Tainter. The Collapse of Complex Societies. Cambridge University Press, 1988.

Notes

1. Par exemple, Pierre-Henri Castel, 2018. Le mal qui vient, Les Editions du Cerf. Voir aussi Jérémie Cravatte, https://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/effondrement-parlons-limites-collapsologie.

2. Ces risques sont liés aux interactions et rétroactions présentes entre tous les éléments du système socio-économique mondialisé, entraînant la généralisation de crises sectorielles à l’ensemble de l’activité humaine.

3. Voir Meadows, Randers et Meadows, 2004, cité dans la bibliographie.

4. Pour plus d’information sur les notions de biocapacité et d’empreinte écologique, le lecteur peut se référer à l’article de Wikipedia sur l’empreinte écologique. https://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique.

5. Rockström, J., et al., 2009. A safe operating space for humanity. Nature, 461, 472-475.

6. Ce point est très clairement souligné par J.R. McNeill, 2010. Sustainable Collapse, in Questioning Collapse, op. cité.

7. Le terme a une connotation économique, mais il s’agit de rendements physiques et pas nécessairement monétaires, même s’il y a en général un lien entre les deux.

8. Voir par exemple D. Helbing, 2013. Globally Networked Risks and how to Respond. Nature, 497, 51–59.

9. Voir par exemple M.A. Centeno, M. Nag, T.S. Patterson, A. Shaver, and A.J. Windawi. The emergence of global systemic risk, 2015. Annual Review of Sociology, 41, 65–85.

 

 

Crédits photo : Engin Akyurt from Pixabay

Derrière cet article

Pierre-Yves Longaretti En savoir plus

Pierre-Yves Longaretti

Fonction Astrophysicien théoricien au CNRS
Discipline Astrophysique