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Monstres et compagnie d’hier et d’aujourd’hui : une attirance humaine pour le crime dans le film et le roman policiers

Monstres et compagnie d’hier et d’aujourd’hui : une attirance humaine pour le crime dans le film et le roman policiers
26nov.21

Cet article, issu du 42e numéro des Cahiers de la sécurité et de la justice portant sur le crime et l'enquête dans la production culturelle, a été écrit par Jean-Marc Souvira, commissaire divisionnaire de police, écrivain et scénariste. 

Le cinéma et la lecture de romans font partie de mes centres d’intérêt qui ne faiblissent pas. Cette attirance n’est pas due à ma carrière de policier, elle date de bien avant mon entrée en fonction, et ce n’est ni le cinéma ni la lecture de romans policiers qui m’ont influencé pour le choix de mon métier. En professionnel de la police judiciaire, dont j’ai appréhendé plusieurs aspects, il n’y a pas d’erreur à souligner qu’un fossé énorme existe entre la réalité et la fiction, même si nombre de films, livres et séries sont « basés sur des faits réels». Basés seulement, la fiction venant ajouter le côté romanesque absent de la réalité. La réalité sans le romanesque correspond à la lecture d’une procédure judiciaire, d’un rapport de police, froid et concis dans leur langage administratif.

 

En revanche, mon métier m’a conduit vers le monde de l’écriture de films et de romans. Cette écriture, au-delà de l’histoire racontée ou montrée, répond à une mécanique bien précise, souvent invisible du lecteur ou du spectateur. C’est cette mécanique, ajoutée à l’imaginaire, à la narration de l’histoire, qui va permettre au scénariste, à l’auteur, de harponner le spectateur ou le lecteur pour qu’il ne lâche plus le film, la série ou le roman. L’écriture m’a rendu sensible à celle des autres et a modifié mon regard sur le cinéma, les séries télévisées et les romans. Peu importe si les histoires racontées ou montrées sont totalement éloignées de la réalité ou impossibles, leur intérêt réside dans l’intelligence de la construction du film ou du roman, de l’écriture, de la force des personnages et du pouvoir de capter et de retenir le spectateur ou le lecteur. On ne peut que constater que le cinéma noir, les thrillers, les séries et les romans font, depuis plusieurs années, assaut d’ingéniosité en la matière.

 

La demande est telle que romanciers et scénaristes sont contraints, face à un public connaisseur devenu très exigeant, de pratiquer une surenchère dans l’innovation des thèmes se rapportant au crime en général, aux situations impossibles, mais surtout dans la personnalisation du mal ou de la monstruosité. Ce public de connaisseurs se retrouve dans les innombrables salons du « polar » organisés dans des dizaines de villes en France, dans les festivals dédiés aux films policiers, sur les blogs consacrés aux films et romans noirs, et participe activement aux discussions, forums, etc. Autant dire que l’intérêt pour ce cinéma et ce roman est vivace.

 

Ma réflexion ici exclut les films dits « d’horreurs », d’espionnage ou de science-fiction avec leurs monstres intergalactiques. Il me paraît plus intéressant de porter un regard sur la normalité physique du mal, du monstre, qui fascine tant lecteurs et spectateurs. C’est surtout l’absence de sentiment, la perversité dont font preuve ces monstres au physique banal, ces mesdames et messieurs tout le monde, nos voisins peut-être, qui les rendent effrayants dans leurs entreprises criminelles. Ces monstres de cinéma, de séries et de romans sont-ils le reflet d’une société ? D’une société plus violente qui engendre ces monstres ? Les techniques audiovisuelles, narratives, la surpuissance d’Internet et le nombre croissant de chaînes de télévision ou de plateformes de diffusions de films ou de séries ne contribuent-ils pas à cette surenchère et à la banalisation du mal ?

 

Les visages du mal d’hier. Flash-back. Les bons et les méchants

Enfant, je voyais au cinéma des films de capes et d’épées, où tout était parfaitement codifié. Les bons d’un côté, les méchants de l’autre, pas de compromission, pas de zones grises. Chacun dans son rôle. En général, les méchants portaient des vêtements sombres et leurs visages exprimaient qu’ils appartenaient au clan des méchants. Pas d’ambiguïté. Je me souviens d’un acteur qui était le méchant patenté des films de capes et d’épées des années 1960, Guy Delorme. Visage sombre, œil noir, un bouc noir entourant une bouche aux lèvres minces. Quand il apparaissait, aucun doute possible, le public savait qu’il était « le méchant » et qu’à la fin du film il mourrait. Est-ce que j’étais fasciné par lui ? Non. M’intimidait-il ? Non. Me faisait-il peur ? Non. Je savais que « le gentil » en finirait avec lui.

 

Pour l’enfant que j’étais, sans qu’un seul acteur ait prononcé la moindre phrase de dialogue, je savais qui était dans chaque camp. Le bon gagnait, le méchant perdait. Même si je me doutais que le bien triomphait toujours du mal, ce qui m’intéressait était de savoir comment le bon parviendrait à battre le méchant.

 

La télévision, seul média audiovisuel chez soi, comptait trois chaînes. Elle ne permettait pas aux enfants ou aux adolescents l’accès en libre-service à des films noirs ou de violence. J’ai découvert que le bon pouvait être vêtu de noir, sortir la nuit et vaincre le mal. C’était Zorro à la télévision. Le noir et la nuit, deux codes représentant souvent l’emblème du mal, mais là, en l’occurrence, le noir et la nuit se trouvaient mis au service du justicier. La nuit, théâtre d’affrontement entre le bien et le mal. Zorro, c’était simple au possible, le chevalier noir triomphait facilement des méchants.

 

Avec Batman, autre justicier masqué et lui aussi tout de noir vêtu intervenant la nuit, le héros devenait bien plus complexe, toujours aux prises avec le même mal ,« le Joker ». Mais, nouveauté, ce héros portait des fêlures, un pied dans le bien et un autre dans le moins bien, un personnage aux contours plus flous. L’évolution du personnage depuis la BD Batman (création 1939) jusqu’aux films qui se sont succédé, notamment ceux des dernières années (2012), a vu le héros s’assombrir davantage, comme si la société dans son évolution, ne pouvait plus s’accommoder d’un héros « basique ». Si Batman devenait plus complexe, plus sombre, son adversaire attitré, « le Joker », connaissait lui aussi cette évolution. Les protagonistes doivent être au moins du même niveau. Une victoire trop simple n’aurait aucune valeur. Ce type de monstre, tel le Joker, n’engendre ni peur ni fascination, ou seulement pour le grand spectacle.

 

Le premier film qui a montré le visage d’un monstre ayant une apparence de normalité a été le film de Fritz Lang de 1931, M le maudit. Un des premiers films mettant en scène un tueur en série, incarné par l’acteur Peter Lore, un tueur d’enfants effrayant de banalité et de monstruosité. Pas de fascination envers un tel monstre.

 

L’entrée en scène de la littérature américaine

Et puis la littérature américaine du roman noir, sous les plumes de Dashiell Hammett et Raymond Chandler, donna les lettres de noblesse au « hard boiled », « le dur à cuir » qui pulvérisa en 1945 les canons gentillets des romans « policiers » français. La « Série noire » transforma en profondeur et à jamais l’écriture faisant apparaître de nouveaux héros, immortalisés à l’écran par Humphrey Bogart. Georges Duhamel, le créateur de la Série noire, définissait cette tendance : « L’immoralité côtoie les beaux sentiments, l’esprit est rarement conformiste et les policiers sont aussi corrompus que les mafieux. Ce qui compte est l’action, la violence, l’angoisse, les états d’âme qui se traduisent par des gestes, la passion sans frein, la haine. Le tout débouchant sur de l’humour et une nuit blanche ». Le ton était donné.

 

Le héros buvait sec et fumait en permanence. En face les truands buvaient sec et fumaient en permanence. Les deux camps s’habillaient et parlaient de la même façon. Les deux faces d’un même miroir. Ces méchants faisaientils peur ? Non. Étaient-ils des monstres ? Pas vraiment. C’était « seulement » des assassins ordinaires, trafiquants ou dealers ordinaires. Ceux que l’histoire et les époques ont toujours connus. Des criminels, mais qui n’effrayaient pas les spectateurs. Les films finissaient par la victoire du policier, du détective, mais désormais celui-ci y laissait une part de lui-même. Une victoire certes, mais accompagnée du prix à payer, en général celui de la perte d’un ami ou du renoncement à l’amour. L’héroïne partait de son côté, ou bien le partenaire, l’ami étaient abattus dans la scène finale, le climax, pour emprunter un terme au cinéma. Une criminalité racontée avec une pellicule en noir et blanc.

 

Cette criminalité traditionnelle, « à l’ancienne », perdure, mais est devenue anecdotique, banale pour notre époque et ne fait plus partie que du fait divers cantonné dans les profondeurs des pages des journaux, y compris les quelques règlements de comptes annuels en Corse entre bandits qui ne passionnent que les policiers. Ces histoires criminelles ne se racontent plus dans le roman d’aujourd’hui. Parfois, le cinéma français récent montre encore ces histoires de grand banditisme, de cavales, de juges assassinés, mais en les replaçant dans l’époque où elles se sont déroulées avec voitures et costumes d’époques. Une sorte de reconstitution en quelque sorte.

 

Pourtant, lorsque l’on rembobine notre histoire criminelle, quarante ou cinquante ans en arrière, cette criminalitélà s’étalait en première page des journaux du soir et constituait les thèmes majeurs des films noirs français. Nos grands acteurs, Ventura, Delon, Gabin, Belmondo, Bozzuffi leur ont donné leurs titres de noblesse. Le terme « le milieu », employé pour désigner le grand banditisme français, est devenu désuet, une sorte de relique qui prête à sourire. Une autre époque, à des millénaires de notre criminalité contemporaine.

 

Le cinéma montre, le livre raconte. Les héros portent en eux une part d’ombre

Le cinéma et les romans sont devenus plus noirs, et les séries télévisées, du moins celles produites ailleurs qu’en France, ont pulvérisé les codes de bonne conduite des chaînes de télévision.

 

Le cinéma esthétise de plus en plus la violence avec ses cadrages, prises de vue et bandes-son. Le livre en revanche suscite l’imagination et active les peurs avec des mots, des phrases, des non-dits. Chacun d’entre nous, par son vécu, son éducation, son équation personnelle, interprète ces mots et ces phrases qui le fascinent, l’effraient et le conduisent à poursuivre la lecture avec frénésie ou à rejeter le livre. Au cinéma devant certaines scènes soit le spectateur reste captivé, soit, très rarement, ferme les yeux et se bouche les oreilles. Sauf que le spectateur et le lecteur en redemandent, obligeant écrivains et scénaristes à mettre la barre de plus en plus haut, inventant des histoires, des personnages terrifiants et fascinants. La fascination du monstre comme la belle avec la bête. Jusqu’où peuvent aller les scénaristes et les auteurs ? « Quand on passe les bornes, il n’y a plus de limites », disait Alfred Jarry

 

Les figures du mal aujourd’hui

Cela fait quelques années que les bornes ont été dépassées. Existent-elles encore d’ailleurs ? Sans faire la liste des films, livres et séries policières, il faudrait en couvrir des dizaines de pages, que reste-t-il une fois le film vu et le livre lu ? Une sorte d’angoisse immédiate sans doute, le besoin d’en parler. Mais ce qui peut surprendre au prime abord, c’est le résumé immédiat du film ou du livre qui en sera fait parce que les spectateurs ou les lecteurs se seront concentrés sur le personnage du monstre, du mal. C’est de lui qu’ils parleront quand ils raconteront ce qu’ils ont vu ou lu. Les discussions de spectateurs complètement hypnotisés par la prestation, la performance d’Anthony Hopkins interprétant Hannibal Lecter, Hannibal le cannibale du film Le silence des agneaux, sont là pour le rappeler. Un homme, un monstre ? Tellement dangereux qu’il est muselé, enchaîné et enfermé dans une cage au sein d’une prison de haute sécurité. Terrifiant ! Face à lui, Jodie Foster, une femme, jeune et inexpérimentée dans le rôle d’un agent du FBI travaillant sur l’analyse du comportement. Un monstre immense face à une jeune analyste débutante. La puissance du mal est décuplée par son enfermement dans une cage, qui le rend non pas inoffensif, mais encore plus effrayant.

 

Logiquement, la puissance du mal doit l’emporter sur l’adversaire, le bien, tellement sa faiblesse est criante. Tous les ingrédients sont en place, l’attirance et la fascination du mal peuvent fonctionner, et vont s’exercer sur Jodie Foster et à travers elle sur les spectateurs. Les personnages qui incarnent le bien et le mal se partagent la vedette. Le spectateur est captivé, cadenassé, happé par le jeu des acteurs servi par un scénario très fort.

 

Le cinéma puise sa force dans la puissance des acteurs qui personnifient le mal, le monstre. Bien souvent, ces acteurs confirmés, « des stars » ont joué d’autres rôles, mais n’hésitent pas à se glisser dans la peau de meurtriers en série, de cannibales, de violeurs, de tout ce que l’humanité devrait rejeter, mais qui la fascine. Le visage du mal porté par un acteur de seconde zone n’aurait qu’un faible impact, la puissance du monstre en est redoublée par le talent et la personnalité de l’acteur.

 

Des acteurs et actrices de la stature d’Anthony Perkins (Psychose), Robert Mitchum (La nuit du chasseur, Les nerfs à vif), Robert de Niro (les nerfs à vif – reprise), Anthony Hopkins (Le silence des agneaux), Jack Nicholson (Shining, Les infiltrés), Mads Mikkelsen (Hannibal, Casino Royale), Rosamund Pike (Gone girl), Kevin Spacey (Seven), et bien d’autres, donnent une véritable stature aux assassins. Sans elles, sans eux, le mal personnifié serait affaibli, affadi et sans doute moins terrifiant. Pour que tout fonctionne, il faut que la figure du mal soit attirante, que sa puissance soit d’un niveau très au-dessus de celle du bien, et qu’à la fin du film le succès du bien soit incontestable, même si celui ou celle qui incarne le bien, le bon, ne sort pas indemne de cette victoire.

 

Le bien triomphe-t-il toujours du mal ? Oui en apparence, mais de moins en moins de façon tranchée. Passé de mode le chevalier blanc porteur de toutes les vertus qui affronte le mal absolu. Celui ou celle qui incarne le bien démarre souvent l’histoire un genou à terre et ne finit pas forcément dans un meilleur état. Ce personnage de héros, dans lequel un large public peut pour partie s’identifier, suscite de la sympathie, parfois une forme de tendresse, mais ne fascine pas. La fascination reste pour le monstre.

 

Le héros ou l’héroïne doivent désormais porter en eux une part de faiblesse – souvent une situation personnelle chaotique – afin que le spectateur ou le lecteur puissent s’identifier à eux. Nous avons tous nos forces et nos faiblesses, le héros doit donc porter également ses fêlures qui font que l’on s’attachera à lui, puisqu’il possède les mêmes que nous. Le cinéma et la littérature américaine ont été les premiers à donner ce tempo sur le personnage du héros, le bon, en le chargeant au possible de tous les maux. On ne compte plus les flics, les détectives, les agents des services spéciaux, les militaires et autres, divorcés, alcooliques, dépressifs, cocaïnomanes, assassins parfois, menant une vie dissolue, etc. Plus le héros cumule les handicaps et se confronte à des situations difficiles plus sa victoire sera glorieuse.

 

Dans l’écriture des scénarios, les producteurs de films et de séries exigent des auteurs de l’originalité, de la modernité, du jamais vu ! L’auteur se doit d’inventer des fragilités, des mises en situation inédites pour les personnages principaux, le bon comme le méchant.

 

Le tueur en série, emblématique personnage du mal absolu, est devenu banal lui aussi à force d’avoir été le centre de films, de séries et de romans multiples. Il est omniprésent dans les fictions et bien davantage que dans la réalité. Et c’est préférable. Dans cette même réalité, nombre de ces monstres hors normes sont en prison, le plus souvent aux États-Unis. Une situation logique puisque ce pays s’est doté le premier d’instruments techniques et scientifiques pour les détecter. Le FBI utilise depuis plus de trente ans un logiciel – en constante évolution – appelé ViCAP (Violent Criminal Apprehension Program – Programme d’appréhension des criminels violents). La plupart des services de police judiciaire des pays occidentaux, dont la France, utilisent un dérivé de cette base. Ces assassins hors norme, les tueurs en série, ont été étudiés sous toutes les coutures et leurs meurtres décortiqués dans les médias US. Succès garanti. La fascination du monstre toujours.

 

« Comment a-t-il pu être aussi violent, aussi meurtrier, aussi abominable, etc. ? » Ces tueurs en série ont été les inspirateurs d’écrivains comme les Américains James Ellroy ou Michael Connelly.

Les scénaristes qui se sont plongés dans l’univers de ces tueurs ont parfois cumulé sur un même personnage de fiction les comportements de plusieurs tueurs en série connus et incarcérés, pour rendre leur personnage horsnorme, mais labellisé « basé sur des faits réels ». Le public en redemande, fasciné par cette presque réalité. Le mal attire, c’est un fait, surtout par écrans et livres interposés. Pour qu’il continue de fasciner les spectateurs, les auteurs doivent, de ce fait, montrer des situations qui n’ont jamais existé. Une explication parmi d’autres pour comprendre les surenchères en matière d’abomination chez ces tueurs que l’on retrouve surtout dans les productions nordaméricaines.

 

Les séries télévisées, bouleversement en profondeur de la création audiovisuelle

La création, l’innovation se trouvent davantage dans les séries que dans le cinéma. Le spectateur voit son appétit de séries, de films, assouvi par la multiplicité des chaînes, l’accès à des chaînes payantes, à des chaînes étrangères ou à des plateformes de diffusion comme Netflix. Ces médias ont bien compris l’attrait des téléspectateurs pour les thrillers, séries et films policiers. Les scénaristes, producteurs et acteurs sont à la manœuvre pour fournir toujours plus d’audace, toujours plus d’angoisse, esthétiser la violence et rendre les personnages ambigus à souhait. Il faut attirer le téléspectateur et le retenir, surtout s’il paye un abonnement à ces chaînes ou plateformes de diffusion, business oblige.

 

Le nombre d’épisodes de séries, qui inscrit dans la durée l’histoire, autorise une complexité des situations, une exploration en profondeur de tous les protagonistes, où plus personne n’est ni vraiment bon ni vraiment méchant, d’autant plus si la série est déclinée en saisons. Le tour de force des scénaristes, essentiellement nord-américains, est de confier le rôle principal au mal, au monstre et de faire en sorte que le spectateur se trouve en empathie avec l’acteur qui l’incarne. Deux exemples parmi tant d’autres, Dexter (8 saisons, 96 épisodes sur 7 ans !), le héros est un tueur en série qui travaille pour la police de Miami… et ne tue que des criminels. The soprano (6 saisons, 86 épisodes sur 8 ans), un chef mafieux qui concilie difficilement les intérêts de sa famille et celle du clan mafieux qu’il dirige. Le choix des personnages principaux, Michael Hall (Dexter) et James Gandolfini (Tony Soprano), y est pour beaucoup. Ils sont éminemment sympathiques. Le spectateur placé devant l’ambiguïté d’une telle situation ne se pose pas la question de savoir pourquoi il adhère au personnage qui représente le mal.

 

Une société fataliste devant la violence extrême

Il est intéressant aussi d’observer que les spectateurs français admettent une violence hors norme de la part des productions nord-américaines ou d’autres pays européens, mais la réfutent pour les productions françaises. Il suffit de se remémorer quelques films ou séries étrangères pour s’en convaincre. « Nos » monstres ont leurs limites même s’ils les repoussent progressivement. « Nous n’avons pas une telle cruauté » pensent les spectateurs français, « Pas chez nous. Notre société ne peut pas engendrer de telles abominations » se rassurent-ils, en dépit de l’actualité.

 

Il est rassurant de penser que la violence extrême existe, mais ailleurs. Le spectateur est comme « vacciné » par la violence (terroriste, criminelle, politique, etc.) qui lui est présentée au quotidien dans les journaux d’information ou par les chaînes d’information en continu qui assènent en boucle, tous les quarts d’heure, la même information, les mêmes drames. Il est passé progressivement de l’indignation à une sorte d’acceptation fataliste devant une réalité, et de facto, se trouve en capacité de voir des films, des séries ou de lire des romans qui prennent appui sur une situation réelle pour aller vers des sommets de violence.

 

Les affrontements entre trafiquants de stupéfiants relèvent d’une infinie cruauté qu’il serait difficile de montrer parce qu’insoutenables. Cette inhumanité, uniquement motivée par la captation de fortunes gigantesques, entre bandes rivales fascine-t-elle ? Il est permis d’en douter. Il s’agit d’une brutalité pure, sans morale apparente. Elle se situe à l’opposé de la dimension psychologique du tueur en série ou de l’assassin qui organise sa scène de crime. On choisit ses monstres, on choisit sa fascination.

 

Quand les groupes criminels s’affrontent au Mexique pour le contrôle des réseaux de stupéfiants, leurs façons d’éradiquer un clan adverse sont d’une telle violence qu’elle est identique à celle pratiquée par les assassins terroristes de « l’État islamique ». Plusieurs dizaines de milliers de victimes ont été recensées ces dernières années. Tortures et décapitations sont devenues banales, elles se pratiquent non seulement sur les membres du réseau adverse, mais aussi sur leurs familles, femmes et enfants compris. C’est la réalité.

 

Films et romans qui traitent du sujet n’ont pas le même impact que ceux mettant en scène les tueurs de nos villes occidentales. Les trafiquants se massacrent « entre eux ». Difficile de s’identifier aux personnages, la violence extrême du mal n’est pas tournée vers des gens ordinaires. Pas de fascination, ces monstres-ci ne sont pas nos voisins.

Le cinéma, la télévision, les romans composent désormais avec Internet non pas parce que l’on peut regarder à tout moment des films en streaming, mais parce qu’il est possible de visionner gratuitement des vidéos de violences réelles, sans effets spéciaux. « L’État islamique » l’avait bien compris. Sans censure, un internaute connaissant bien les arcanes du web peut visionner des vidéos terrifiantes et y apporter sa contribution en diffusant les siennes. L’éducation aux monstruosités de la vie se pratique de plus en plus tôt. Les enfants peuvent visionner bien autre chose que Zorro sur Internet, loin du « contrôle parental obligatoire ».

 

C’est un spectateur gavé d’images de violences, fasciné, mais protégé par son écran qui attend que le cinéma, les séries et le roman lui en donnent toujours plus. Même s’il est submergé (mais l’est-il vraiment ?) par le dégoût, la colère ou l’horreur incarnés. Il regarde les monstres qui le fascinent, car il a face à lui ses pires instincts, nos pires instincts.

 

Bibliographie

  • Le magicien, 2008, Paris, Fleuve Noir
  • Le vent t'emportera, 2010, Paris, Fleuve Noir
  • Les sirènes noires, 2015, Paris, Fleuve Noir

Derrière cet article

Jean-Marc Souvira En savoir plus

Jean-Marc Souvira

Fonction Commissaire divisionnaire