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Prévention et répression de la pratique du drone civil : un équilibre à trouver

Prévention et répression de la pratique du drone civil : un équilibre à trouver
26mar.21

Cet article, issu du hors-série des Cahiers de la Sécurité et de la Justice, a été écrit par Johanne Gojkovic-Lette, Colonel et commandant la section de recherches de la gendarmerie des transports aériens et Grégory Houillon, Maître de conférences en droit public à l’université de Poitiers. 

Introduction

La nouvelle réglementation sur les drones fait évoluer le statut juridique du télépilote. Elle distingue le drone professionnel du drone de loisir et elle vient renforcer les obligations préventives à la charge de ce dernier, avec une obligation de formation le faisant évoluer vers une professionnalisation. En matière répressive, de nouvelles infractions sont apparues. Si cela a pour objet de prévenir efficacement les incidents, les accidents et les risques encourus par sa pratique, le volet répressif de la réforme se fonde toutefois sur des sources dispersées et difficiles d’accès pour le télépilote de loisirs. Cela a pour conséquence de faire peser sur cette activité un risque pénal fort et encore largement sous-estimé par les praticiens.

 

L’année 2018 a vu entrer en vigueur toute une nouvelle partie de la réglementation relative aux drones à usage civil2 . Le drone, aussi appelé unmanned aerial vehicles (UAV) / remotely-piloted aircraft – bien plus qu’un jouet et au-delà de l’aéromodélisme3 , limité quant à lui à un cadre précis – constitue bien une catégorie d’aéronef au sens du Code de l’aviation civile4 . S’il est une pratique ancienne (l’anglicisme « drone » provient d’un avioncible automatisé « bourdonnant » – droning – utilisé outre-Manche dès les années 1930), son économie est actuellement en plein essor. Depuis 2012, la réglementation du drone civil utilise une summa divisio et distingue donc le drone à usage professionnel5 du drone a usage de loisir. Le drone professionnel représente un marché de 10 milliards d’euros en Europe et de 180 millions d’euros en France à l’horizon 2020 avec 400 000 pièces vendues en 2016, pour 7 millions de drones de loisir en circulation (Cormier, 2018). Ce secteur constitue donc économiquement un réservoir de croissance en Europe (EASA, 2016b), qu’il convient de préserver et d’accompagner au mieux et non de « tuer dans l’œuf », et ce d’autant plus que la France peut s’affirmer comme l’un des leaders de cet écosystème.

 

Le drone, juridiquement qualifié d’« aéronef circulant sans personne à bord »6 , offre en effet un potentiel important en termes d’utilisations et de services pour les forces de sécurité (Hanicotte, 2014 : 6 ; Sandviket Jumbert, 2015 : 139 ; Pupin, 2018). Mais, au-delà des apports de cette nouvelle technologie, cette pratique croissante doit impérativement se concilier avec l’ordre public et la réglementation aéronautique. Le drone permet en effet le survol de zones qui seraient plus complexes à parcourir avec un aéronef classique et en outre d’acquérir de grandes quantités de données – pan important de son usage professionnel – ce qui pose aussi la question de la captation illicite d’informations ou de données privées7 ainsi que de l’atteinte au respect de la vie privée8 , infractions facilitées par l’usage du drone et qui demeurent difficiles à sanctionner dans ce cadre (Geffray, 2015). Le drone professionnel est même devenu un outil dans l’exercice de la répression dans des zones très difficiles à contrôler, comme dans l’utilisation d’« aéronefs pilotés à distance (APAD) » équipés d’un dispositif de surveillance (Zema. 2019). Afin de préserver son apport technologique et limiter au maximum les risques, le législateur a conjugué les mesures préventives et répressives.

 

D’une part, la prévention a été largement renforcée depuis les précédentes réglementations9 et créée désormais des obligations à la charge des télépilotes de loisir, qui s’apparentent à une certaine professionnalisation de la pratique (I). D’autre part, le législateur est venu aussi en renforcer la répression en créant de nouvelles infractions propres s’ajoutant aux infractions aéronautiques existantes, renforçant ce que le télépilote peut percevoir comme un risque pénal (II).

La prévention par une professionnalisation accrue des pratiques

Le volet préventif de la réglementation du drone civil vise à sécuriser les nouvelles pratiques croissantes, notamment non professionnelles, afin d’éviter risques, incidents et accidents (A). Mais cette volonté de prévention, louable, instaure néanmoins un régime lourd d’obligations au télépilote de loisir en termes de formation ce qui le rapproche indéniablement du professionnel (B).

Les nécessités de l’ordre public et la sécurisation des pratiques

Les incidents impliquant des drones sont croissants à mesure de l’expansion de la pratique. Ainsi, ce sont 2100 incidents qui ont été signalés entre 2010 et 2016 (EASA, 2016a : 610). Aussi, les atteintes à la sécurité intérieure sont régulières : survols réguliers de zones sensibles ou interdites de survol11, de secteurs ou d’opérateurs d’importance vitale12 (zones militaires13, agglomérations, sites Seveso ou centrales), par exemple par des ONG14 ; repérages préalables à une évasion15 ; introduction d’objet non autorisé en milieu pénitentiaire16; perturbation du travail des services de recherche et de secours par un télépilote curieux17 ; captation d’images ou d’informations18 ; chute dommageable pour les tiers au sol ; pénétration dans des zones de sûreté ; atteinte à l’intégrité d’aéronefs ou perturbation de la circulation aérienne19 ; sans compter le risque potentiel de détournement à des fins de projectile ou même d’attentat20. En ce qui concerne les survols non autorisés, la jurisprudence du juge répressif est aujourd’hui établie sur ce point21.

 

Face à ces risques, la loi du 24 octobre 2016 est venue instaurer une obligation d’enregistrement par voie électronique22 auprès de l’autorité de contrôle de la circulation aérienne de tout drone civil d’une masse supérieure à 800 g, ainsi qu’une obligation d’immatriculation pour les drones à usage professionnel23 d’une masse supérieure à 25 kg24, avec obligation d’information sur la nationalité25. Le décret du 11 octobre 2018 et l’arrêté du 19 octobre 2018 sont venus préciser les modalités d’enregistrement qui seront obligatoires au 26 décembre 2018, additionnées des informations enregistrées (type, constructeur, modèle, n° de série, équipement – capteur, calculateur, caméra – informations personnelles du propriétaire ainsi que l’accès et les corrections à ces informations, obligation de rendre le numéro d’enregistrement visible et accessible sur l’aéronef)26. On le voit, le seuil de 800 g est déterminant des obligations qui seront à la charge du télépilote de loisir, créant ainsi une nouvelle infraction pour défaut d’enregistrement, déjà applicable aux aéronefs en général circulant sans certificats d’immatriculation27. S’il a été très discuté car il permettait d’exclure la plupart des télépilotes de loisir d’un formalisme excessif, il sera peut être amené à évoluer : les institutions européennes réfléchissent à un nouvel indicateur qui pourrait faire baisser ce seuil28.

 

Les enjeux d’ordre public et de défense nationale se heurtent ainsi aux libertés fondamentales (liberté d’aller et venir, droit de propriété) qui sont présentes dans l’exercice du télépilotage (Hanicotte, 2014). Il a fallu en effet les concilier avec les restrictions de police nécessaires à la sûreté de l’espace aérien, des installations civiles et militaires et à la sécurité des personnes et des biens. L’actuelle réglementation a opté pour une conciliation conduisant, dans une optique de sécurisation, à une pratique toujours plus professionnalisée du drone tout en réprimant davantage ; omettant peut-être l’intelligibilité nécessaire à la bonne application de telles règles techniques. Au-delà de ces obligations déclaratives, les drones de plus de 800 g déclarés à partir du 1e r juillet 201829 doivent désormais être équipés d’un dispositif électronique ou numérique et de signalement sonore destiné à la sécurité de tiers. Toute dérogation à ces règles (survol, équipement, etc.) sera à notifier au préfet territorialement compétent. À ces nombreuses obligations s’ajoute l’insertion dans le Code de la consommation de l’article L. 425-1 mettant à la charge des fabricants (d’aéronefs mais aussi de pièces détachées) une obligation d’information destinée à l’acheteur afin de prévenir les incidents30, à travers une « notice » contenant les règles et principes d’utilisation. Si cette obligation d’information permet incontestablement un progrès dans la responsabilisation des fabricants, sa portée peut toutefois se révéler très limitée quant à son pouvoir préventif. Elle contribue en effet à transférer de fait cette responsabilité sur l’utilisateur final à travers une nouvelle contrainte de lecture qui n’est pas systématique.

Mais si cette première législation avait vocation à mettre en œuvre les premières mesures de prévention, elle ne pouvait faire l’impasse sur un certain niveau de formation.

Une prévention par une professionnalisation progressive

En aéronautique, un adage affirme que « le pilotage privé est un loisir qui requiert une attitude de professionnel » (Brucker, 2013 : 6) et cette formule s’applique également pour le (télé)pilotage. En conséquence, depuis juillet 2018, en matière de drone, la distinction entre profession et loisir tend à s’estomper davantage, sans toutefois se confondre. Jusqu’à présent, seuls les professionnels étaient soumis à des obligations de déclaration d’activité (en sus de la déclaration préfectorale à opérer par activité particulière et pour obtenir des dérogations aux interdictions de survol), de formation (examen théorique d’une licence U.L.M., planeur, avion), de rédaction d’un manuel d’activité particulière auxquelles peuvent s’ajouter la « déclaration de niveau de compétences » (D.N.C.) de l’exploitant et une attestation de compétence pour les drones de plus de 25 kg (avec 100 heures de vol en tant que commandant de bord). Désormais, depuis le décret du 18 mai 2018, même les drones de loisir de plus de 800 g – jusque-là limités à dix règles émises par la direction générale de l’aviation civile (D.G.A.C.) à titre informatif 31 ainsi qu’une obligation préalable de vérification des zones interdites de survol sur le site Géoportail32 – sont soumis à une obligation de formation33 se composant d’un questionnaire en ligne portant sur les connaissances théoriques précises à valider, donnant lieu, en cas de réussite, à l’inscription au registre des télépilotes tenu par la D.G.A.C. La réussite de cette formation permet désormais l’obtention, toujours selon le décret du 18 mai 201834, d’une « attestation de suivi de formation »35.

 

Le contenu et les modalités de cette formation (programme détaillé des connaissances théoriques à acquérir au cours de la formation), qui seront dispensés par une fédération d’aéromodélisme reconnue au plan national ou une fédération multisport incluant l’aéromodélisme agréée par le ministre36, sont en outre précisés37 par l’arrêté du 12 octobre 201838 entrant en application le 26 décembre 2018. Cet arrêté précise aussi les conditions d’âge liées à l’exercice d’une fonction de télépilotage ; la durée de validité de l’attestation de suivi de formation ainsi que les documents nécessaires au télépilote lorsqu’il utilise son drone39. Pour ce faire, et en vertu de l’arrêté du 19 octobre 201840, la D.G.A.C. a créé la plate-forme internet d’enregistrement et de formation Fox-AlphaTango41. La professionnalisation devient donc presque systématique pour les drones de loisir dès lors qu’ils dépassent 800 g, poids rapidement atteint avec une charge utile.

 

Par ailleurs, s’ajoute à ces dispositions un aspect déterminant de la prévention en aéronautique : celui du « retour d’expérience » ou REX. L’amélioration de la qualité et de la sécurité des opérations des drones civils repose fortement sur l’implication des pilotes, des exploitants et des constructeurs à la suite d’accidents ou incidents ayant un impact sur la sécurité de l’appareil lors de son utilisation. Pour les protagonistes, le REX va consister à rendre compte de l’évènement survenu afin d’en permettre une analyse et d’en informer la D.S.A.C. ainsi que le titulaire de l’attestation de conception de type (fabricant) via un formulaire de notification42. Le REX est déterminant dans l’aspect préventif en ce qu’il permet d’accompagner l’appropriation d’une culture de sécurité en accord avec la réglementation, notamment l’arrêté du 17 décembre 201543 dans son annexe III, article 3.5.6. Ainsi, le compte-rendu de tout évènement qui aura mis ou aurait pu compromettre la sécurité des tiers devra être transmis à la D.S.A.C.. De même, le constructeur ou fabricant devra lui aussi être informé de toute défaillance de sécurité. Seront ainsi, par exemple, notifiés à la D.S.A.C. l’approche d’un groupe de personnes par suite d’un défaut d’attention du pilote ; l’approche d’un autre aéronef en vol sans défaillance spécifique ; une destruction à l’atterrissage à la suite d’un comportement inattendu ; la pénétration dans un espace interdit sans défaillance spécifique, etc. D’autres évènements seront notifiés à la fois à la D.S.A.C. et au constructeur, citons par exemple le dépassement du seuil des 150 m du sol par suite d’une perte des commandes, le survol d’un territoire non prévu dans l’étude de sécurité ou encore un écrasement. Une analyse doit impérativement être jointe au REX, elle contribue à son aspect préventif vis-à-vis de la sécurité des vols (D.G.A.C., 2016 : 10).

 

Cet aspect préventif est en outre renforcé par une notion spécifique au secteur aéronautique : celle de la « culture juste » issue des règlements européens44. Cette notion de culture juste permet le renforcement préventif de la sécurité et vise à engendrer les conditions favorables à la notification des praticiens. En somme, elle part de l’idée qu’un climat de confiance permet de renforcer davantage la sécurité et la sûreté. Cette notion de « culture juste », si chère au milieu aérien, vise spécifiquement à développer cet acte réflexe à savoir, rendre compte des événements qui ont posé, ou auraient pu poser, des problèmes sécuritaires. La culture juste pousse au retour d’expérience et à l’amélioration collective des procédures. Ainsi, l’article L. 6223-2 du Code des transports prévoit qu’ « aucune sanction administrative, disciplinaire ou professionnelle ne peut être infligée à la personne qui a rendu compte d’un événement […], qu’elle ait été ou non impliquée dans cet événement, sauf si elle s’est elle-même rendue coupable d’un manquement délibéré ou répété aux règles de sécurité ».

Ainsi, s’il faut saluer l’aspect préventif pour la sécurité publique de ces nouvelles mesures, il en va différemment de ses aspects répressifs. Le cadre juridique relatif à l’utilisation du drone pourrait en effet se voir davantage rationalisé.

L’accroissement de la répression et du risque pénal pour le télépilote

Les mesures répressives du régime juridique du drone se complexifient progressivement, et apparaissent, qui plus est, très dispersées, nuisant à leur lisibilité et à leur accessibilité (A). Une telle complexité et les contraintes qui en découlent contribuent ainsi à faire peser un risque pénal fort sur l’opérateur en fragilisant, au nom du primat de l’ordre public, la sécurité juridique des diverses pratiques (B).

Complexification et difficile accès à la règle pénale

La réglementation, malgré un projet européen d’harmonisation entrant en vigueur en juillet 2020 et destiné à se substituer progressivement aux législations sur une période de trois ans45, n’est pas encore uniforme en l’état et se voit dispersée tant dans la hiérarchie des normes (loi du 24 octobre 2016 relative au renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils, arrêté du 17 décembre 2015 relatif à la conception des drones et à l’utilisation de l’espace aérien46, arrêté du 12 octobre 2018 fixant la liste des zones interdites à la prise de vue47 ; décrets du 18 mai 2018 relatifs à la formation des télépilotes de loisir48 et au seuil de masse49 ; décret du 19 avril 2019 relatif à la notice d’information relative à l’usage des aéronefs circulant sans personne à bord50) que dans la pluralité des sources (Code des transports, Code civil – droit au respect de la vie privée, droit à l’image et responsabilité civile – et surtout Code pénal). La pratique du drone se retrouve ainsi, matériellement, au carrefour de plusieurs branches du droit, ce qui ne facilite pas l’unité de ses règles et sa lisibilité.

 

Plus encore, cette réglementation est amenée à évoluer pour les utilisateurs de drones, tant professionnels que de loisir. Le droit pénal des drones est en perpétuel changement, rendant son accessibilité un peu plus difficile pour le nonjuriste. D’abord, le décret du 19 avril 2019 ajoute depuis juillet 2019, une nouvelle contravention pénale de 3e classe concernant la vente de pièces détachées de drone non assortie de la notice d’information rendue obligatoire par l’article 425-1 du Code de la consommation. Cette notice préventive indique les conditions d’utilisation des aéronefs circulant sans personne à bord, les règles d’utilisation de l’espace aérien et de sécurité ainsi que les règles et principes de respect de la vie privée. Ensuite, le futur règlement européen en cours d’adoption indique que les critères d’enregistrement devraient encore changer : le critère en poids serait remplacé par un critère exprimé en énergie cinétique. Ainsi, si en l’état actuel du droit, l’enregistrement et la formation sont obligatoires pour les drones de plus de 800 g, ils risquent de le devenir pour les appareils « qui, en cas d’impact sur une personne, peuvent transférer de l’énergie au-delà de 80 joules ». Or, si ce critère change de nature et prend en compte le niveau de dégâts produit lors d’une collision à pleine vitesse, il revient également à abaisser sérieusement le seuil d’enregistrement en termes de poids. En effet, les 80 joules correspondent à des drones légèrement plus lourds que 250 g. Aussi, les utilisateurs doivent encore s’attendre à une augmentation de leurs obligations.

 

Plus largement, de tels changements, complications et aggravations des obligations pesant sur les télépilotes, conjugués à la pluralité de sources, ne vont pas renforcer la sécurité juridique du secteur (Balat et Mazouz, 2019 : 411). L’ordre public et la sécurité matérielle prévalant sur la sécurité juridique, il deviendra vraisemblablement nécessaire pour la D.G.A.C. d’opérer une compilation plus homogène de l’ensemble des règles éparses applicables et destinées à l’information des opérateurs, qui fera office de « code de la route » pour drone, et ce, de façon régulière51. De telles initiatives, certes plus globales au secteur52, existent déjà et la D.S.A.C. publie régulièrement un guide technique complet pour la pratique du drone, incluant notamment les aspects réglementaires (D.S.A.C., 2017). Un recueil juridique dédié manque toutefois encore à cette activité complexe. Ce sera d’autant plus nécessaire que ces réglementations sont instables et amenées à évoluer avec le temps. Dans une optique de professionnalisation progressive du télépilote au-dessus d’un certain poids, amené à baisser de surcroît, une telle initiative lui permettra de maintenir les connaissances réglementaires acquises lors de sa formation théorique. Elle permettrait de compenser le risque d’une sanction pénale qui pèse fortement sur le télépilote afin de concilier les nécessités impérieuses de l’ordre public aérien avec l’exercice d’une liberté individuelle dans une marge et une mesure « qui ne nuit pas à autrui », comme le définit la Déclaration de 178953.

Risque pénal et insécurité juridique

En effet, au-delà de l’infraction propre aux télépilotes prévue aux articles L. 6232-12 et 13 du Code des transports, les drones relèvent aussi – il ne faut pas l’oublier – des infractions pénales de droit commun, prévues dans ce même code pour tous les aéronefs civils : violation des règles de sécurité54 ; entrave à la navigation et circulation aérienne55. Outre ces infractions, s’ajoutent celles prévues directement par le Code pénal ainsi que les autres sources du Code des transports : atteinte physique par imprudence, négligence, maladresse et inattention56 ; mise en danger de la vie d’autrui en l’exposant à un risque immédiat de mort ou blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente57 ; vol de données et piratage58 ; violation, captation d’une zone sensible59 ou d’informations relevant du secret de la défense nationale60 et atteinte à la vie privée61 ou encore utilisation d’une fréquence non autorisée62. Autant dire que pèse sur le télépilote, mais aussi sur l’exploitant (s’il est différent) et potentiellement sur le fabricant et le distributeur (sans compter l’hypothèse de la complicité) un nombre d’infractions particulièrement important.

 

Un tel cadre est immanquablement générateur d’un risque pénal toujours croissant, puisque la loi du 24 octobre 2016 était venue ajouter une infraction spécifique à travers deux nouvelles dispositions au corpus répressif de droit commun (obligation d’enregistrement et obligation d’immatriculation, voir I.A63). Qui plus est, la présence, au-delà du Code pénal, d’infractions de nature pénale – dont l’une d’entre elles propre au drone64 – au sein du Code des transports ne vient pas favoriser leur visibilité pour l’opérateur. Cette réglementation, complexe et technique, pose ainsi une question d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, objectif à valeur constitutionnelle pourtant censé guider le législateur65. En définitive, les activités du drone civil gagnent en sécurité matérielle avec des pratiques menées dans un cadre strict et conformes à l’ordre public, mais perdent en sécurité juridique dès lors que la moindre pratique peut générer un doute permanent pour l’opérateur quant au risque pénal potentiellement encouru et à la complexité des règles devenues applicables. Cela vaut également lorsque la formation certifiée de l’opérateur prend en compte la réglementation pénale, en raison de son inhérente complexité.

 

Le curseur de l’équilibre entre ordre public aérien et pratique raisonnée reste donc encore à trouver dans ce secteur tout aussi innovant qu’évolutif – inévitable face à la pénalisation progressive d’un secteur technique, couplée à une réglementation aussi complexe.

 

Notes

(1) Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que les auteurs et ne représentent pas forcément les opinions des institutions dans lesquelles ils servent.

(2) Décret n° 2018-375 du 18 mai 2018 relatif à la formation exigée des télépilotes d’aéronefs sans personne à bord à des fins de loisir, J.O.R.F., 20 mai, n° 33 ; loi n° 2016-1428 du 24 octobre 2016 relative au renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils, J.O.R.F., n° 249, 25 oct., n° 1.

(3) Arrêté « aéronefs » du 17 décembre 2015 relatif à la conception des aéronefs civils qui circulent sans personne à bord, aux conditions de leur emploi et aux capacités requises des personnes qui les utilisent, modifié par l’arrêté du 18 mai 2018, J.O.R.F., n° 129, 7 juin, n° 33, Art. 3, 1. Définissant l’aéromodélisme comme utilisé « à des fins de loisirs et de compétition ». La loi du 24 octobre 2016 a veillé à protéger l’aéromodélisme, pratique traditionnelle, exclusivement limitée au loisir ou à la compétition et antérieure à l’apparition du drone, en prévoyant une exemption aux obligations mis à la charge des télépilotes de drones, pour les aéronefs sans personne à bord qui « sont opérés dans un cadre agréé et dans les zones identifiées à cet effet » (D.S.A.C., 2017).

(4) Art. L. 6100-1 C. Transp. et art. R. 133-1-2 C. Av. Civ.

(5) L’arrêté « espaces » du 17 décembre 2015 relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord, J.O.R.F., n° 298, 24 déc., p. 23890, modifié par l’arrêté du 30 mars 2017, J.O.R.F. n° 84, 8 avr., n° 5., Annexe 3, § 1.3.

(6) La convention de Chicago du 7 décembre 1944, relative à l’aviation civile internationale, art. 8, fait référence aux « aéronefs sans pilote ».

(7) Art. 226-1 et 226-2 C. pén.

(8) Article 9, al. 1er C. Civ. Voir, sur cette problématique, Archambault et Mazouz (2016) et Hanicotte (2014).

(9) Arrêté « aéronefs », préc.; arrêté « espaces », préc., consolidés.

(10) Voir aussi le site internet dronologue.fr, rubrique Sécurité.

(11) Cas du survol du Fort de Brégançon le 6 août 2018, neutralisé par brouillage d’onde.

(12) L’annexe de l’arrêté du 2 juin 2006, fixant la liste des secteurs d’activités d’importance vitale et désignant les ministres coordonnateurs desdits secteurs, J.O.R.F., n° 129, 4 juin, p. 8502, modifié par l’arrêté du 2 juillet 2008, J.O.R.F., n° 156, 5 juil., p. 10823, définit ainsi 12 secteurs et 200 opérateurs.

(13) Cas d’un drone qui s’est endommagé dans la cour de la caserne Thiry à Nancy le 26 juin 2018, ou encore du survol du quartier de gendarmerie Deflandre à Dijon le 31 juillet 2016.

(14) Les cas de survols de sites militaires, nucléaires, industriels, urbains ou aéroportuaires explosent : 18 en octobre 2014, dont six centrales nucléaires survolées simultanément dans la seule nuit du 31 octobre 2014 ; 20 en novembre 2014 ; 11 en janvier 2015, 9 en mars 2015 (SGDSN, 2015 : 43). Certains survols ont en outre été fortement médiatisés, portant atteinte à la crédibilité de l’action de l’État (pour les derniers d’entre eux : Chinon, 18 juin 2017 et un drone volontairement écrasé par une ONG contre l’enceinte de la centrale du Bugey (Ain) le 3 juillet 2018).

(15) Le ministère de la Justice a évoqué un repérage préalable par drones lors de l’évasion médiatique de Rédoine Faïd de la prison de Réau le 1er juillet 2018.

(16) Art. 434-35 à 36 du C. Pén. ; Voir aussi « Un drone parvient à s’introduire dans la cour d’une prison de Valence », le Monde, 16 août 2017 ; Normand, J.-M. « Les drones se bousculent au-dessus des prisons », le Monde, 16 mai 2018.

(17) TGI Bayonne, Ord. 14 juillet 2014, n° parquet 1410000004, n° minute 864/2014 : vol perturbant un hélicoptère de secours chargé d’hélitreuiller les victimes d’un naufrage en mer (quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour l’auteur et son complice ; contravention de 38 euros et confiscation de l’appareil)

(18) Art. 226-1 et 226-2 C. pén.

(19) Cas de l’Airbus A320 d’Air France Barcelone-Paris qui a croisé le 19 février 2016 un drone à 1600 m d’altitude en approche de l’aéroport de Roissy-CDG, passant à quelques mètres de son aile gauche.

(20) Attentats d’Erbil, septembre 2016 ; Mossoul, novembre 2016 et contre le président Vénézuélien Nicolas Maduro le 4 août 2018. À partir de 1 kg, un drone est en mesure d’emporter une grenade légère (SGDSN, 2015 : 31). Le 15 septembre 2013, un drone a survolé la foule, avant d’atterrir à quelques mètres de la chancelière Angela Merkel. Le 14 octobre 2014, un match de football entre la Serbie et l’Albanie a été interrompu à la suite du survol du stade de Belgrade par un drone transportant un drapeau pro-albanais. En avril 2015, un drone transportant du sable radioactif, en quantité insuffisante pour présenter un danger, s’est posé sur le toit de la résidence officielle du Premier ministre japonais Shinzo Abe, à Tokyo.

(21) Sont sanctionnées l’absence d’autorisation du vol, la non-conformité de l’aéronef aux règles de sécurité et le non-respect des conditions de navigabilité (Lepage, 2014) : TGI Paris, Ord. 20 février 2014, n° parquet 14051000548, n° minute 369 ; TGI Nancy, Ord. 20 mai 2014, n° parquet 1406000068, n° minute 173/14 ; TGI Paris, Ord. 2 octobre 2014, n° parquet 14275000307, n° minute 1682 ; TGI Paris, Ord. 13 mars 2015, n° parquet 15058000357, n° minute 49, TGI Bayonne, Ord. 14 juillet 2014, préc., et CA Bourges, 8 juin 2017 (dispense de peine pour le survol de la centrale de Belleville-sur-Loire).

(22) Art. L. 6111-1, II, al. 2 C. Transp.

(23) En ce qui concerne la pratique du drone professionnel, la D.S.A.C. distingue le télépilote (arrêté « aéronef » consolidé », art. 2, 2) de l’exploitant. Ce dernier est la personne (société, association, entreprise individuelle, particulier) responsable de l’activité, alors que le télépilote est la personne qui contrôle l’aéronef et réalise le vol pour le compte de l’exploitant. Dans l’hypothèse d’un exploitant unipersonnel, l’exploitant et le télépilote sont alors confondus (D.S.A.C., 2017 : 6).

(24) L. 6111-1, I et II, al. 1er C. Transp., et réprimé par les art. L. 6142-4 à 6 C. Transp.

(25) L. 6111-2 C. Transp.

(26) Décret n° 2018-882 du 11 octobre 2018 relatif à l’enregistrement des aéronefs civils circulant sans personne à bord, J.O.R.F., n° 237, 13 oct. n° 41 ; arrêté du 19 octobre 2018 relatif à l’enregistrement des aéronefs civils circulant sans personne à bord, J.O.R.F. n° 248, 26 oct. 2018, n° 46.

(27) Art. L. 6142-5 C. Transp. (pour l’infraction générale). Voir, plus particulièrement pour le drone : art. L. 6111-1, II, al. 2 C. Transp., préc.; art. D. 124-1 C. Av. Civ. et arrêté du 19 octobre 2018, préc.

(28) Voir, Infra.

(29) Art. 4, III de la loi 2016-1428 du 24 octobre 2016, préc. (seuil de 800 g). Pour les drones de plus de 800 g, l’entrée en vigueur est repoussée au 1er janvier 2019.

(30) Art. L. 425-1 C. Consommation.

(31) Document D.G.A.C. « Usage d’un drone de loisir ».

(32) https://www.geoportail.gouv.fr/donnees/restrictions-pour-drones-de-loisir

(33) L. 6214-2 C. Transp.

(34) Décret n° 2018-375, préc.

(35) D. 136-8, al. 2 C. Av. Civ.

(36) D. 136-10 C. Av. Civ.

(37) D. 136-11 C. Av. Civ.

(38) Arrêté du 12 octobre 2018 relatif à la formation exigée des télépilotes qui utilisent des aéronefs civils circulant sans personne à bord à des fins de loisir, J.O.R.F., n° 248 du 26 oct. 2018, n° 45.

(39) D. 136-11 C. Av. Civ., préc.

(40) Arrêté du 19 octobre 2018, préc., art. 2.

(41) https://fox-alphatango.aviation-civile.gouv.fr/

(42) https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/drones-usages-professionnels

(43) Préc.

(44) Règlement (UE) n° 376/2014 du 3 avril 2014 concernant les comptes rendus, l’analyse et le suivi d’événements dans l’aviation civile, modifiant le règlement (UE) n ° 996/2010, art. 2, (12).

(45) Règlement délégué (UE) 2019/945 de la Commission du 12 mars 2019 relatif aux systèmes d’aéronefs sans équipage à bord et aux exploitants issus de pays tiers, de systèmes d’aéronefs sans équipage à bord et Règlement d’exécution (UE) 2019/947 de la Commission du 24 mai 2019 concernant les règles et procédures applicables à l’exploitation d’aéronefs sans équipage à bord ; J.O.R.F.CE, 11 juin 2019, n° L 152.

(46) Préc.

(47) Arrêté du 27 janvier 2017 fixant la liste des zones interdites à la prise de vue aérienne par appareil photographique, cinématographique ou tout autre capteur, J.O.R.F., n° 25, 29 janv., texte n° 1.

(48) Préc.

(49) Décret n° 2018-374 du 18 mai 2018 relatif aux seuils de masse prévus par la loi n° 2016-1428 du 24 octobre 2016 relative au renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils, J.O.R.F., n° 115, 20 mai, texte n° 32.

(50) Décret n° 2019-348 du 19 avril 2019 relatif à la notice d’information relative à l’usage des aéronefs circulant sans personne à bord, entrant en vigueur le 1er juillet 2019, J.O.R.F. n° 95, 21 avr. 2019, texte n° 34.

(51) EASA, Proposition de création de règles communes pour l’utilisation opérationnelle des drones en Europe, n° A-NPA 2015-10, sept. 2015 (33 propositions).

(52) L’exemple du RADIC est particulièrement éloquent : D.G.A.C. (2017), Recueil des arrêtés, décisions, instructions et circulaires relatifs à l’aviation civile (RADIC 2018), T. I, Ministère de la transition écologique et solidaire.

(53) Art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

(54) Art. L. 6232-2 C. Transp.

(55) Art. L. 6372-4 C. Transp.

(56) Art. 222-19 C. pén.

(57) Art. 223-1 C. pén.

(58) Art. 323-1 C. pén.

(59) Art. D. 133-10 C. Av. Civ.

(60) Art. 413-9 et s. C. pén.

(61) Art. 226-1 et 2 C. pén.

(62) Art. L. 39-1 C. P.et T

(63) Loi n° 2016-1428 du 24 octobre 2016, préc., art. 5, insérant ces deux articles au sein d’une section 6 « aéronefs circulant sans personne à bord » dans le Ch. 2, du Titre III, Livre II de la 6e partie du C. Transp.

(64) Art. L. 6232-12 et 13, préc.

(65) Décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Rec. p. 136.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que les auteurs et ne représentent pas forcément les opinions des institutions dans lesquelles ils servent.

Derrière cet article

Johanne Gojkovic-Lette En savoir plus

Johanne Gojkovic-Lette

Fonction Colonel, commandant la section de recherches de la gendarmerie des transports aériens
Grégory Houillon En savoir plus

Grégory Houillon

Fonction Maître de conférences en droit public à l’université de Poitiers