IHEMI

Fil d'Ariane

Polices : armes de service. Quelques repères historiques

CSJ51_Polices_armes de service
30juil.21

Cet article, issu du n°51 des Cahiers de la Sécurité et de la Justice, a été écrit par Jean-Marc Berlière, professeur émérite d’histoire contemporaine et chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP).

À l’heure où l’équipement des policiers, notamment les LBD et leur usage, suscitent questionnements et polémiques et où certains, parfois ouvertement, engagent les policiers à tirer à balles réelles sur les manifestants les plus dangereux 1, il n’est pas sans intérêt de revenir sur le problème de l’armement individuel des policiers à travers son évolution historique.

 

L’arme administrative dite de service ou encore de dotation est l’arme à feu confiée aux fonctionnaires de la Police nationale à titre individuel pour les besoins du service. Depuis 2002, il s’agit d’un Sig Sauer 2022 semi-automatique conçu en Suisse par SIG (Schweizerische Industrie Gesellschaft) et produit en Allemagne par Sauer, de 9 mm parabellum, 10 ou 15 coups 2. Depuis les attentats terroristes de 2015, les policiers sont autorisés à le garder en permanence au lieu de le déposer à la fin de leur service comme cela se faisait depuis 2006 3. La raison d’être de ce port d’arme qui caractérise le policier est la légitime défense – la sienne ou celle d’autrui – et elle symbolise le monopole de la force légitime confié à la police. Ce qui paraît aujourd’hui une évidence n’est pas toujours allé de soi et l’armement individuel des policiers a une histoire à la fois longue et complexe qui correspond à la multiplicité des statuts des différentes polices (préfecture de Police, Sûreté générale puis nationale et polices municipales) et aux missions des policiers (maintien de l’ordre, sûreté publique, police judiciaire, renseignement général…).

 

On l’oublie aujourd’hui, mais les polices d’avant l’étatisation de 1941 étaient pour la plupart des polices municipales, dépendant des maires et des municipalités. Obligatoires dans toutes les villes de plus de 5 000 habitants depuis vendémiaire an IV, elles comportaient, sauf dans quelques grandes villes, des effectifs largement insuffisants en nombre et en qualité qu’il n’était pas question d’armer 4. La question de l’armement des policiers est donc, de ce fait, longtemps restée un problème parisien. Dans la capitale – ressort de la préfecture de Police – la question était différente selon qu’il s’agissait des sergents de ville – devenus gardiens de la paix publique en 1870 – corps de police en uniforme de près de 10 000 hommes en 1914, 20 000 en 1939, chargé du maintien de l’ordre dans une ville passablement agitée et régulièrement bouleversée par des épisodes quasi révolutionnaires d’une grande violence, ou de leurs collègues en civil à commencer par les « limiers » de la police criminelle chargés du crime et de la poursuite de criminels qui proliféraient et inquiétaient l’opinion et les pouvoirs publics « tisonnés » par la presse qui trouvait dans le fait divers criminel un juteux filon.

 

Si les premiers sergents de ville en uniforme mis en poste, au nombre de 100, par le préfet Debeyllème en 1829, portaient une épée, celle-ci servait essentiellement à afficher leur qualité et leurs pouvoirs aux yeux du public. L’armement de leurs successeurs ne s’est que peu à peu imposé avec la multiplication des émeutes, explosions populaires et révolutions – 1830, 1848, 1851, 1870, 1871 – et la disparition de la Garde nationale 5 jusqu’alors chargée – avec l’armée – de la répression des mouvements séditieux.

 

De ce point de vue, la IIIe République marque un tournant. Désormais l’armée, la Garde républicaine (corps de gendarmerie spécifique à Paris) et ce qu’on appelait la police municipale c’est-à-dire les gardiens de la paix, ont le monopole du maintien de l’ordre à Paris. Sous son préfectorat (1893-1913 avec une courte interruption), le préfet Lépine, soucieux d’un maintien de l’ordre économe de la vie humaine – il n’y a aucun manifestant tué à Paris de 1893 à 1919 –, privilégie « ses » policiers, auxquels il cherche à conférer une allure militaire – recrutement, uniforme, discipline – et dont le nombre et l’efficacité lui permettent de garder l’armée en réserve, à l’écart des manifestants.

 

Ces gardiens de la paix sont armés d’un « sabre- baïonnette » dont ils ne font qu'exceptionnellement usage et toujours dans un but défensif, et d’un revolver « à aiguille » modèle Le Faucheux 1873 puis St Etienne 1892 qu’ils portent au côté dont je n’ai pas trouvé de preuve qu’il ait jamais été utilisé excepté par un gardien de la paix acculé, place de la République, par des manifestants hostiles, le 1er mai 1907, qui en fit usage en tirant en l’air pour se dégager.

 

Par ailleurs, la préfecture de Police disposait de mousquetons – conservés, sous clé, dans des râteliers à la caserne de la Cité où fut installée « temporairement » (sic) – la PP après l’incendie de l’ancienne préfecture lors de la Semaine sanglante en mai 1871 – mais même dans les moments les plus « chauds » de la IIIe République, jamais ces armes n’ont été distribuées aux gardiens : pas plus en mai-juin 1893, quand la caserne de la Cité fut assiégée par les étudiants du « pays latin », qu’en mai 1919 lors d’affrontements sanglants ou qu’en février 1936, place de la Concorde, où ce sont les gendarmes qui ont fait feu.

 

C’est après 1910 que les revolvers modèle 1873 ont été remplacés par des pistolets de calibre 6.35 mm beaucoup moins lourds et encombrants, et beaucoup plus discrets 6. Deux modèles de la marque Le Français, fabriqués par Manufrance – Pocket et Policeman au canon légèrement plus long –, sont les armes de service des gardiens de la paix jusqu’au début des années 1960.

 

Leur compacité et leur faible encombrement étaient autant d’avantages, en revanche leur portée efficace très limitée – moins de 10 m – constituait – si on y ajoute le manque d’entraînement des gardiens dont beaucoup n’ont jamais eu le moindre exercice de tir de toute leur carrière – un handicap qui deviendra évident sous l’Occupation alors même que les résistants – auteurs d’attentats de plus en plus nombreux contre des policiers – et les malfrats, protégés par les Allemands, disposaient de pistolets Webley de calibre 7.65 mm parachutés par les Anglais ou de 9 mm parabellum.

 

Le problème est alors le même pour les policiers de la Sûreté nationale et ceux des polices municipales étatisées par le gouvernement de Vichy au printemps 1941, devenus comme leurs collègues parisiens des « cibles légitimes » pour la Résistance, essentiellement communiste (FTP) 7.

 

Cette infériorité, déplorée par les intéressés et soulignée par les préfets de police et les secrétaires généraux à la police demeura la règle toute l’Occupation, puisque les autorités allemandes, qui craignaient que les policiers français ne retournent leurs armes contre les occupants, s’opposeront systématiquement et continument à toutes les demandes françaises visant à doter les policiers d’armes plus efficaces 8. Seules exceptions : les policiers des brigades spéciales des RG-PP, chargées de la répression anticommuniste, qui obtiennent – non sans réticence des Allemands – des pistolets 7,65 mm et même quelques pistolets mitrailleurs (Sten Mk II et Thompson) saisis sur les stocks de la Résistance, et les gardiens des groupes mobiles de réserve (GMR – force civile de maintien de l’ordre, ancêtres des CRS qui leur succèdent en décembre 1944). Ces derniers, de plus en plus souvent engagés contre les maquis, se voient dotés de mousquetons en nombre insuffisant voire de fusils de chasse qui les rendent particulièrement vulnérables face à des maquisards bien mieux équipés 9.

 

Les policiers (en civil) de la police judiciaire (brigade criminelle de la PP, brigades mobiles régionales de PJ de la Sûreté) ne sont que tardivement dotés d’armes à feu par l’administration. À Paris, c’est en mars 1911 qu’à la demande de Lépine, préfet de police, le conseil municipal de Paris vote un crédit pour l’achat de 380 revolvers destinés à l’armement des inspecteurs de la Sûreté.

 

Malgré les dangers courus et contrairement aux gardiens de la paix, les inspecteurs de la sûreté parisienne, qui devaient pourtant affronter et maîtriser des criminels dangereux qui n’hésitaient pas à faire usage d’armes à feu, n’étaient pas armés par l’administration qui ne leur fournissait même pas de menottes. Leur seule «arme» consistait la plupart du temps en un «cabriolet» qu’ils confectionnaient eux-mêmes à l’aide d’une ficelle et de deux olives de bois ou une « ligote » qui servaient à entraver les criminels arrêtés. Goron, le chef de la sûreté parisienne au début des années 1890, confirme que « l’administration laisse à ses agents le soin de se défendre ». Au premier congrès de police judiciaire internationale, qui se tint à Monte Carlo avant la Première Guerre mondiale, il avoue qu’il « défendait à ses agents d’avoir des armes », mais «critiquait tous ceux qui n’en avaient pas 10 ». En fait, si les inspecteurs pouvaient s’armer à leur frais, très peu le faisaient, pas tant par souci d’économie que par crainte de méprise ou de bavure : leur rôle était d’arrêter les criminels et de les livrer à la justice, pas de les tuer 11.

 

Ce sont les méfaits des « bandits en auto » de la bande à Bonnot qui amenèrent la PP à doter, en juin 1912, les 200 policiers de la brigade criminelle de Browning modèles 1900 de calibre 7.65 mm fabriqués par le manufacturier belge Herstal.

 

Alors que les exploits des « mobilards » des brigades du Tigre, créées en 1907, occupent une place croissante dans la presse, leurs inspecteurs étaient dans le même cas que leurs collègues parisiens : Jules Belin – le policier qui arrêta Landru – écrit qu’il dut acheter des menottes à ses frais pour opérer sa première arrestation 12. Pendant longtemps, la Sûreté générale n’a fourni que quelques pistolets aux brigades régionales mobiles, qui comptaient chacune une vingtaine d’inspecteurs, et a suggéré ouvertement aux policiers de s’équiper eux-mêmes.

 

Là encore, l’Occupation va modifier la donne.

 

Le 24 février 1941, quatre truands – Emile Buisson, Abel Danos, Jean-Baptiste Chave et Joseph Rocca-Serra – à bord d’une traction-avant Citroën noire commettent, rue du Louvre, le premier hold-up de l’Occupation contre deux encaisseurs du Crédit industriel et commercial en faisant un usage meurtrier de leurs armes automatiques. Ils ouvrent sans le savoir un nouveau chapitre de l’histoire du banditisme et, partant, de la police judiciaire. Les apaches et autres malandrins de la bande Pollet au début du siècle ou de la bande à Bonnot n’étaient certes pas des enfants de chœur ou des poètes répugnant à verser le sang, y compris celui des policiers, mais il est incontestable que l’Occupation et les années de l’immédiat après-guerre marquent un tournant et une escalade.

 

L’impunité assurée par la protection de l’occupant qui en fit l’emploi que l’on sait dans des officines appelées « gestapos françaises » – de la rue Lauriston, de l’avenue Foch, de l’avenue Henri-Martin, de Neuilly …– donna aux truands toutes les audaces. Lourdement armés (mitraillettes, pistolets automatiques 9 mm), ne manquant jamais d’essence pour leurs voitures rapides, alors que les policiers, impuissants et paralysés, en étaient réduits à la marche à pied et au 6,35 mm, dotés d’ausweis et de cartes de « police allemande » – le « carton » – les « gestapaches » tinrent le haut du pavé, accomplissant les besognes que ne pouvait pas accomplir directement l’occupant, n’hésitant pas, comme Henri Chamberlin, dit Laffont, à parader en uniforme allemand Quai des Orfèvres pour s’emparer des dossiers les concernant eux ou leurs amis, voire à emmener « en belle » les policiers dont le zèle les gênait et dont ils voulaient se débarrasser, comme le fit Pierre Loutrel, le futur Pierrot le fou, avec l’inspecteur Ricordeau.

 

À la Libération, ces « gestapaches », après une brève reconversion dans la Résistance, profitant à plein de la désorganisation et de l’impuissance d’une police judiciaire déconsidérée et paralysée par son image noire et de surcroit en pleine auto-épuration, se lancèrent dans une escalade de coups audacieux et de cavales meurtrières qui ensanglanta l’après-guerre. Les bandes plus ou moins éphémères comme le gang des traction-avant, les folles dérives d’Émile Buisson – premier « ennemi public n°1 » que la France ait connu – d’Abel Danos, de Pierrot le fou et consorts sont loin d’avoir le romantisme que leur prêtent le roman et le cinéma.

 

Leur héritage va se perpétuer au-delà de l’après-guerre et plus jamais les choses ne seront comme avant entre flics et voyous… Le cinéma américain, les Gun-men de G. E. Hoover faisant le reste.

 

Cette confrontation de plus en plus violente avec des malfrats et des gangs lourdement armés a définitivement changé la donne. Il paraît loin le temps des scrupules d’un Rossignol !

 

L’escalade dans l’affrontement, une dotation en armes de plus en plus lourdes – police python 357 magnum, Manurhin, fusils à pompe etc. – datent de cette époque. Des épisodes comme la fusillade du Thélème, la fin de Mesrine, le gang des postiches… et la fiction contribuent largement au phénomène et au changement d’image : les flics sur-armés des films d’Olivier Marchal 13, des séries télévisées comme Braquo ou Engrenages remplacent les images pleines de bonhomie de Maigret ou du commissaire Bourrel qui n’ont jamais utilisé une arme de toute leur carrière littéraire ou télévisée.

Notes

(1) Le Parisien, 8 janvier 2019 ; C News, 5 novembre 2019. Voir également Le Monde (internet, publié le 17 août 2011à 15 h 42).

(2) Pour des développements techniques : Caranta (R.), 2003, Sig Sauer. Une épopée technologique européenne, Crépin-Leblond ; Courtois J.-L., 2007, Le pistolet SP 2022, Crépin-Leblond ; Noël (D.), 2012, Les armes de la police nationale, Histoire et Collections.

(3) Dans le contexte de l’état d’urgence, il a été décidé le 18 novembre 2015 la mise en place temporaire d’un régime dérogatoire permettant d’autoriser les policiers actifs à porter leur arme individuelle en dehors de leur service afin de leur permettre de faire face, à tout moment, à des individus armés dans le respect du droit applicable. Le cadre légal du port de l’arme hors service a été précisé par l’arrêté du 4 janvier 2016 modifiant l'arrêté du 6 juin 2006 portant règlement général d'emploi de la police nationale. La menace terroriste et l’assassinat en juin 2016, à leur domicile, de deux policiers, ont conduit le ministre de l’Intérieur à pérenniser cette possibilité du port de l'arme hors service, en dehors même de toute période d’état d’urgence, par arrêté du 25 juillet 2016 (Réponse à la question écrite no 2304 d’Esther Benbassa, JO, Sénat, 1er mars 2018 et Réponse à la question écrite no 234 de Vincent Ledoux, JO, Ass. nat., 29 août 2017).

(4) Débat réapparu avec la renaissance et le développement des polices municipales dans les années 1970. Depuis les attentats djihadistes de 2015, plus de 80 % des 22 000 policiers municipaux sont armés et 40 % sont équipés d’armes à feu.

(5) Née à l’été 1789, liée à la Révolution dans l’imaginaire national, considérée tantôt comme force de l'ordre, garde bourgeoise ou force démocratique, elle joua, selon sa composition et les circonstances, des rôles contradictoires en 1790, 1830, 1848, 1871. Longtemps « milice bourgeoise » au service de l’ordre, formée de citoyens qui s’équipaient à leur frais, tantôt moteur de la Révolution, elle a été dissoute le 25 août 1871 à la suite de la Commune de Paris qui avait vu des gardes nationaux recrutés dans les milieux populaires pendant le siège de Paris prendre fait et cause pour les Communards. Voir Carrot (G.), 2001, La Garde nationale (1789-1871). Une force publique ambiguë, L’Harmattan ; Bianchi (S.) et Dupuy (R.) (dir.), 2006, La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités (1789-1871), Rennes, PUR.

(6) Le modèle Lefaucheux 1873 pesait plus de 1 kg et mesurait 30 cm hors tout.

(7) Sur ce sujet, voir Berlière (J.-M.) et Liaigre (F.), 2004, Le sang des communistes, Fayard et Liquider les traîtres, 2007, Robert Laffont.

(8) Sur tous ces problèmes, les incessantes réclamations de Bousquet, les refus systématiques et la méfiance des autorités d’occupation, on nous permettra de renvoyer à Berlière (J.-M.), 2018, Polices des Temps noirs, Perrin.

(9) On compte un minimum de 132 tués ou blessés parmi les gardiens des GMR, d’avril 1943 à août 1944. Par exemple, à Noyers, dans l’Yonne, le 26 mars 1944, un groupe du GMR Guyenne, armé de fusils de chasse, est pris sous le feu de maquisards armés de fusils-mitrailleurs. Quatre gardiens sont tués, quatre autres blessés.

(10) Larnaude (F.) et Roux (J.-A.) (dir.), 1926, Premier congrès de police judiciaire internationale, Actes du congrès, Monaco, avril 1914, Paris, p. 96.

(11) Rossignol (G.-A.), 2018 [1900], Mémoires de Rossignol, ex-inspecteur principal de la Sûreté, Mareuil, préface et notes de Diaz (C.).

(12) Belin (J.), 1950, Trente ans de Sûreté nationale, Paris, Société d’éditions et de publications p. 29 sq.

 

(13) 36 Quai des Orfèvres (2004) donne à voir de véritables scènes de guerre.

Derrière cet article

Jean-Marc Berlière En savoir plus

Jean-Marc Berlière

Fonction Chercheur
Discipline Histoire contemporaine