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Fil d'Ariane

Les communes françaises et la prévention de la radicalisation islamiste

Les communes françaises et la prévention de la radicalisation islamiste
26mai.23

Cet article a été écrit par Xavier Latour, professeur de droit public à l'Université Côte d'Azur et secrétaire général de l'Association française de droit de la sécurité et de la défense. Il est issu du 44e numéro des Cahiers de la sécurité et de la justice qui traite de la sécurité dans les territoires ruraux en France.

La radicalisation islamiste exige la mobilisation de tous les échelons de l’État, dans le cadre de la déconcentration et de la décentralisation.

Cette forme de violence politique ou criminelle, sous couvert de valeurs religieuses prééminentes, fait peser un danger sur l’ordre social 1. Elle sape les fondements du vivre ensemble. Lorsqu’elle dépasse le champ d’une simple orthodoxie religieuse personnelle, la radicalisation conduit à violer, plus ou moins gravement, l’ordre public matériel et immatériel 2.

La République tremble du sommet de l’État à ses composantes de base, les communes. Si elle concerne parfois les communes rurales, la radicalisation préoccupe, en priorité, les villes moyennes et grandes, ou les zones péri-urbaines. En plus de représenter des cibles, ces territoires concentrent une population exposée aux dangers de la radicalisation ou qui en est le vecteur. Les communes gèrent, par ailleurs, une multitude de sujets en relation avec l’extrémisme islamiste. Les revendications communautaristes de toutes sortes, le fonctionnement de mosquées radicales, les relations avec des associations porteuses d’une idéologie radicale constituent, par exemple, le quotidien des équipes municipales.

En dépit des réticences de certains à nommer le danger, le totalitarisme islamiste s’impose comme l’un des principaux défis contemporains.

L’État développe ses réponses. Elles relèvent, en particulier, d’une approche sécuritaire. L’action des forces de l’ordre sur le fondement d’un droit de la crise (l’état d’urgence) ou du droit commun prend de l’ampleur. La police judiciaire et la police administrative bénéficient de moyens juridiques régulièrement consolidés, comme en témoigne la multiplication des lois relatives à la sécurité intérieure et au renseignement.

Mais seul, l’État central ou déconcentré atteint rapidement ses limites. Tout comme la gestion du sujet nécessite une coopération européenne et internationale, elle mobilise les échelons territoriaux décentralisés.

Ainsi, l’évolution des conflits en Irak et en Syrie a sans doute découragé certains candidats au départ. Avant cela, l’État a dû construire une ligne « Maginot » inversée destinée à empêcher les traîtres d’aller combattre (article L 224-1 du Code de la sécurité intérieure – CSI). Si les services spécialisés surveillent ceux qui ne partent pas, ces derniers peuvent aussi intéresser les autorités communales, confrontées à leur possible activisme.

Au-delà de ces cas, il y a surtout tous ceux qui se radicalisent progressivement, en souhaitant mener l’action autour d’eux.

En d’autres termes, contre la radicalisation, l’action multimodale s’impose. L’ampleur de la radicalisation incite à traiter le sujet le plus en amont possible, en mobilisant des moyens préventifs. C’est pourquoi, les échelons locaux et, principalement, les communes sont associées à l’État.

Comme pour la lutte contre la délinquance, les communes en général, et les maires en particulier s’intègrent dans des rouages complexes.

D’abord, l’échelon local présente l’avantage de la proximité. Les services municipaux connaissent les spécificités territoriales et humaines. Au plus près des populations, ils se heurtent aux difficultés du quotidien, tout en accompagnant les administrés. Parallèlement, le maire incarne l’autorité proche des gens. Bien identifié localement, les habitants se tournent spontanément vers lui.

Ensuite, la commune est traditionnellement le lieu d’exercice de la police administrative. Sur le fondement du Code général des collectivités territoriales (CGCT) et du CSI, le maire est le garant de l’ordre public dans la commune. Il emploie, à cette fin, ses prérogatives de police administrative générale ou spéciale. Il se dote, éventuellement, d’une police municipale. Tout comme il anime la prévention de la délinquance 3 aux côtés du préfet de département (article L132-1 CSI) et des forces nationales de sécurité intérieure, il participe aux dispositifs de prévention de la radicalisation.

Enfin, dans une logique de décentralisation, les compétences communales et les moyens qui les accompagnent sont mis au service d’une politique de prévention. En ne relevant pas d’une approche sécuritaire, elles contribuent à élargir les façons d’appréhender la radicalisation. La médiation et la prévention spécialisée, l’accompagnement des familles, voire l’urbanisme entrent dans cette logique de traitement protéiforme.

Que les communes aient un rôle à jouer en matière de prévention de la radicalisation, cela ne fait aucun doute. Encore convient-il de déterminer quelles formes prend leur participation, son utilité et ses limites.

Si l’implication des communes est effective, elle est aussi encadrée dans le respect de l’unité de l’État.

Une implication effective

Afin de prévenir la radicalisation, les communes disposent de différentes voies d’action. D’une part, les maires utilisent leurs moyens traditionnels de police administrative. D’autre part, en raison des spécificités du phénomène, les communes recourent à des moyens novateurs.

Les moyens traditionnels

Les communes doivent se montrer vigilantes. Les multiples facettes de la radicalisation impliquent d’y répondre de plusieurs façons.

Les communes sont régulièrement sollicitées pour favoriser l’implantation de lieux de cultes. Le bail emphytéotique 4 y contribue, à condition de savoir avec qui contracter.

Dans un autre domaine, la restauration scolaire suscite de nombreuses interrogations. Ce service public facultatif n’est soumis à aucune obligation de satisfaire des exigences cultuelles 5. Les accommodements raisonnables, inspirés des pratiques canadiennes, existent pourtant. Jusqu’où doivent-ils aller sans donner raison aux radicaux qui avancent souvent masqués ?

L’octroi de subventions à des associations relève, lui aussi, d’une approche préventive.

Sur tous ces points, les communes agissent avec plus ou moins de fermeté. Tout dépend de leur capacité à résister aux pressions, ou de leur volonté de s’attirer les bonnes grâces de mouvements communautaristes, y compris à des fins électoralistes. Des villes peuvent être tentées de laisser se développer différentes formes d’extrémisme religieux assimilées à des pratiques seulement rigoristes. La recherche de la paix sociale provoque aisément l’aveuglement. Il a pu conduire à commettre l’erreur de soutenir des mouvements politiques et associatifs qui relayaient, en réalité, les thèses les plus dangereuses.

Bien qu’étant un officier de police judiciaire, le maire n’agit pas à ce titre. Cette compétence est, à la vérité, plus formelle qu’effective, en raison de la prééminence des autorités nationales en la matière. En revanche, la police administrative offre davantage de possibilités.

Sur le fondement de l’article L2212-2 CGCT, toute forme de trouble à l’ordre public autorise le maire à prendre une décision individuelle ou réglementaire.

L’interdiction de comportements qui relèvent à la fois du prosélytisme religieux et de l’affichage politique appartient potentiellement à cette catégorie. Ces pratiques concernent le maire lorsqu’elles se développent dans les espaces publics (prières de rue par exemple), même ceux qui sembleraient éloignés des considérations religieuses, comme les plages.

À l’initiative de Christian Estrosi, maire de Nice, 61 villes d’Europe et de Méditerranée travaillent sur la prévention de la radicalisation islamiste. La reconnaissance des élus locaux dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de lutte contre la radicalisation constitue le fondement du processus. L’affirmation est ambitieuse dans un domaine étroitement contrôlé par l’État.

Les maires insistent sur un besoin de coopération accrue entre les forces de sécurité. Cette remarque vise l’articulation entre l’échelon national et l’échelon local. La proposition part du constat partagé de la montée en puissance des polices locales. Cela est vrai dans les États fédéraux (Allemagne par exemple), dans les États unitaires régionalisés (Espagne), ainsi que dans un État unitaire comme la France. À cet égard, l’État sera conduit à faire des choix pour préciser le positionnement des policiers municipaux dans l’architecture globale de sécurité.

Parallèlement, en 2017, le rapport des sénateurs Bockel et Cavournas 6 a développé l’idée de mieux employer les instruments communaux pour les mettre au service de la prévention de la radicalisation. Les stratégies territoriales de prévention de la délinquance inspireraient des stratégies de prévention de la radicalisation.

L’État donnerait toujours l’impulsion, mais les collectivités bénéficieraient d’une marge de manœuvre adaptée aux réalités de leur territoire. Elles cesseraient d’être les prestataires de services utilisés par l’administration étatique déconcentrée, pour devenir des acteurs de premier plan.

Le bon niveau d’action, selon les auteurs, serait la commune ou l’intercommunalité. Le Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) s’ouvrirait, alors, aux enjeux de la radicalisation. À cette fin, il associerait les services infra-départementaux de l’État et le Conseil départemental. La circulaire NTK11826096J du 14 novembre 2018, du ministre de l’Intérieur, confirme cette orientation qui s’inscrit dans le prolongement des articles L 132-5 et L 132-13 du CSI. Le CLSPD bénéficiera d’informations générales relatives à l’état des menaces.

Un diagnostic précis de l’état de la radicalisation sur le territoire et des moyens d’y faire face faciliterait le travail du Conseil. Les collectivités se focaliseraient sur : la détection et le signalement de la radicalisation et des réseaux, la prévention primaire dont certains moyens recoupent la prévention de la délinquance (avec le tissu associatif par exemple), une partie de la prévention secondaire des éléments en voie de radicalisation (stages, formations, approche théologique, lutte contre la déscolarisation et contrôle des établissements hors contrat…) et, éventuellement, de la prévention tertiaire en partenariat avec l’autorité judiciaire.

La pertinence de l’échelon communal ne fait guère de doute. En revanche et malgré l’optimisme des auteurs du rapport, le cadre des intercommunalités suscite plus de questions en raison des difficultés déjà rencontrées en matière de prévention de la délinquance. Par ailleurs, les CLSPD n’ont pas toujours donné satisfaction. Les travaux relatifs à leur hétérogénéité et à leurs difficultés de fonctionnement sont nombreux. Ces travers ne se reproduiront-ils pas dans le cas de la radicalisation ? L’aménagement des CLSPD grâce, par exemple, à la création de groupes thématiques restreints limiterait, selon les rédacteurs, les risques de dispersion, mais sera-ce suffisant ?

Tandis que les communes visent la radicalisation par l’emploi de moyens traditionnels, elles agissent également par l’intermédiaire de moyens novateurs.

Les moyens novateurs

L’action des échelons locaux s’inscrit dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières djihadistes, adopté en 2014. Il met l’accent sur l’identification et la prise en charge des personnes plus ou moins radicalisées et de leur famille.

La circulaire NOR/INTK18124575 C, du 3 mai 2018, fixe ainsi les axes prioritaires. L’idée générale consiste à privilégier une action « plus globale et plus effective ».

Comme en 2017, cela passe par une prise en charge essentiellement sociale et psychologique, intégrant aussi un volet professionnel. Seule une étroite coopération entre les services de l’État, les collectivités territoriales et les associations la rend possible.

L’État a créé des cellules départementales de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles, dirigées par le préfet de département. Elles ont néanmoins besoin de la participation des acteurs de proximité.

À l’instar de la ville de Nice, des communes s’impliquent beaucoup. Pour sa part, le Conseil départemental a les capacités juridiques et matérielles de mobiliser ses travailleurs sociaux et d’organiser la protection des mineurs.

Les cellules de déradicalisation n’ont aucune dimension policière. Elles sont tournées vers les individus radicalisés et leur environnement familial.

Toutefois, les services de l’État (procureur, police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, service pénitentiaire d’insertion et de probation) y participent également. Cette composition élargie tend à faciliter l’échange d’informations dans une logique comparable à celle retenue pour les CLSPD ou les Conseils des droits et devoirs de la famille, établis dans les communes sous l’égide du maire.

Une équipe nationale mobile d’intervention, créée en mai 2015, complète les cellules. Elle assure une première prise en charge, et participe à la formation des acteurs de terrain. Elle intervient à la demande des préfets, parfois des familles.

Dans ce contexte et afin de donner à tous les acteurs concernés les éléments de compréhension de la radicalisation, une formation des élus et des personnels de l’État comme des collectivités est effectuée à l’échelon des départements. Tous doivent se familiariser avec des aspects souvent méconnus. Peu nombreuses sont, en effet, les personnes qui disposent des connaissances nécessaires pour cerner l’islam, distinguer une pratique rigoureuse de la radicalisation, les méthodes d’embrigadement… et, surtout, pour apporter les réponses. À cette fin, le le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) a créé une formation « prévention de la radicalisation ». Malgré les objectifs fixés, il admet lui-même que tout cela demeure perfectible.

Il met au jour une moindre implication de certaines communes. L’État regrette parfois la difficulté d’identifier les ressources locales, notamment pour l’accompagnement psychologique. Un tri sévère se justifierait aussi dans la masse des professionnels mobilisés dont la fiabilité n’est pas toujours garantie. Les actions entreprises sont encore trop hétérogènes. La loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme va d’ailleurs dans le sens d’un contrôle accru des associations qui agissent en matière de déradicalisation. Le respect d’un cahier des charges fixé par le ministère de l’Intérieur et la conclusion d’une convention conditionneront les subventions.

Des difficultés persistent encore en matière d’échanges d’informations, ce qui n’est pas surprenant. Déjà, lors de la création des Conseils des droits et devoirs de la famille, certains d’entre eux avaient achoppé sur la réticence à mettre en commun des secrets professionnels, notamment entre élus et travailleurs sociaux, ce qui avait nécessité une clarification des règles déontologiques.

Le réseau initié par Nice, de villes françaises et étrangères, est en lui-même une innovation.

Il compte dans ses rangs, par exemple, des villes algériennes, dotées d’une grande expérience en la matière. Mais toutes ont certainement une valeur ajoutée à différents titres (aménagement urbain, prévention sociale, relations avec les autorités religieuses…). Pour échanger, les maires approuvent la création d’un collège européen capable de dialoguer avec les instances européennes (Comité des régions notamment), et internationales (comme l’UNESCO pour les aspects éducatifs).

Comme les villes ne conçoivent pas de politique efficace sans moyens, elles plaident en faveur d’une augmentation des capacités financières. L’appel des villes concerne les États, appelés à les soutenir, alors que certains d’entre eux ont plutôt tendance à se désengager, en réduisant les transferts financiers.

Pour sa part, l’Union européenne contribuera substantiellement. Lors d’un discours prononcé dans le cadre du réseau des villes mobilisées contre le terrorisme (Nice, le 29 septembre 2017) le commissaire européen Kling avait dévoilé plusieurs possibilités, confirmées par la Commission 7. Elle dégage 18,5 millions d’euros pour aider des projets visant à améliorer la protection des espaces publics. En 2018, une enveloppe de 100 millions d’euros permet de développer des actions innovatrices urbaines.

La Commission insiste, également, sur le besoin de créer un Réseau de sécurité pour la protection des espaces publics à haut risque. Au titre de la coopération, un Forum des exploitants d’espaces publics favorisera « les partenariats public-privé dans le domaine de la sécurité et les échanges avec les exploitants privés ».

Parallèlement, les partenariats doivent être amplifiés pour stimuler la recherche technologique et les solutions industrielles mises au service des villes.

L’action des communes en matière de radicalisation ne s’assimile pas à un désengagement de l’État. Au contraire, celui-ci demeure au cœur des dispositifs. De la sorte, l’implication des communes reste très encadrée.

Une implication encadrée

Parce que la radicalisation concerne la sécurité, l’État intervient en pilotant les actions entreprises. En outre, le juge administratif veille au respect de la hiérarchie des normes et du principe de légalité, donc au respect du droit élaboré par l’État.

Par l'Etat

L’État conserve le contrôle des actions menées. Tout en fixant les lignes directrices déclinées, ensuite, à l’échelon territorial par les préfets de département, il en garantit la cohérence et, si possible, l’égale application sur le territoire.

En plus du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale en charge de la diffusion d’une culture de la sécurité et de l’élaboration des plans de secours (dans les transports par exemple), le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) joue un rôle de coordination très actif entre l’État et les villes. Son Secrétariat général (SG-CIPD) utilise le fonds interministériel de prévention de la délinquance pour financer des actions, ce qui est aussi un moyen d’orienter leur contenu. Pour le Comité, une coordination efficace et une analyse des bonnes pratiques constituent les préalables indispensables à l’obtention de résultats.

Concrètement, l’État a guidé les communes (et les autres collectivités en charge d’établissements d’enseignement) afin de sécuriser les écoles (plan particulier de mise en sûreté 8).

En outre, l’action des collectivités territoriales ne doit pas entraver l’action de l’État, mais la compléter. Ce dernier demeure responsable de la lutte contre le terrorisme et du renseignement. Les polices municipales n’ont pas à s’immiscer dans ces domaines.

Pour autant, l’État doit aussi faire des efforts. Alors que l’État a donné des gages de volontarisme en matière de partenariat (rôle du CIPDR, rapprochement avec les associations d’élus), celui-ci peut encore être approfondi, comme l’avaient déjà mis en évidence les sénateurs Bockel et Cavournas.

Trop de collectivités méconnaissent les actions engagées par l’État dans le cadre du plan national d’action contre la radicalisation, du CIPDR ou des conventions conclues avec les associations d’élus. Les cellules de veille présidées par les préfets manquent, par exemple, de visibilité.

En outre, les sénateurs ont établi un parallèle intéressant entre les transferts d’informations en matière de délinquance et ceux relatifs à la radicalisation. Les forces de l’ordre et les autorités judiciaires sont tenues de donner aux maires différents éléments sur le fondement du CSI (articles L 132-2 et 132-3). Une piste de réflexion consiste à transposer ces dispositifs à la radicalisation. Tandis que l’État a besoin des remontées issues de signalements, l’inverse est aussi vrai. Les collectivités territoriales souffrent parfois d’un déficit de dialogue et sont en attente de réciprocité. L’idée est pertinente, bien que sur ce point également, l’expérience de la prévention de la délinquance laisse entrevoir de sérieux obstacles.

L’information d’ambiance, déjà inégale, ne suffit apparemment pas aux communes. Les élus locaux soutiennent avoir besoin d’éléments relatifs à des situations précises, surtout lorsqu’elles concernent leurs domaines de compétences. À juste titre, l’État refuse, cependant, la communication des fiches « S ». Il avance pêle-mêle un contenu inadapté aux compétences détenues, un problème de confidentialité, voire une mise en alerte des suspects. À défaut d’utiliser les fiches « S », les élus entendraient accéder à d’autres données. Celles inscrites dans le fichier des auteurs d’infractions terroristes leur sont déjà, théoriquement, ouvertes par l’intermédiaire du préfet, sur le fondement de l’article 706-25-9 du Code de procédure pénale. Néanmoins, en pratique, peu d’élus connaissent cette faculté. De plus, le fichier ne contient pas les éléments relatifs à l’apologie du terrorisme, à la consultation habituelle de sites djihadistes (même si les condamnations sont rares sur ce fondement) et, en principe, aux mineurs de 13 à 18 ans.

La question demeure entière pour les personnes non condamnées et présentant un risque. Certaines communes bénéficient de l’aide des préfectures, certaines seulement. Une clarification des procédures et des obligations répondrait à un besoin qui s’exprime encore plus en situation de crise.

Les sénateurs avaient suggéré, pour compenser la non-transmission des fiches « S », la création d’un fichier spécialisé, un de plus, destiné aux exécutifs territoriaux. Dans son discours du 22 mai 2018 (« La France, une chance pour chacun »), le président de la République a opté pour une approche plus pragmatique 9. La circulaire INTK11826096J, du 14 novembre 2018, donne un cadre à sa volonté. Elle autorise les préfets à partager des informations confidentielles avec les maires à propos des personnes inscrites dans le fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) ou fichées « S ». Trois conditions encadrent le processus : l’adhésion préalable à une charte de confidentialité, l’accord du chef du service de police, de gendarmerie ou de renseignement en charge du sujet, l’accord du Procureur de la république. À l’inverse, le maire est incité à transmettre aux référents des services de l’État les signalements sur des signaux faibles et sera informé en retour des suites données.

Ce dispositif complète le droit positif. L’article L114-2 CSI autorise, d’une part, les opérateurs de transports publics à faire précéder les mesures de recrutement ou d’affectation d’une enquête administrative. La liste des emplois concernés est cependant jugée parfois trop étroite, tandis que l’obligation de reclassement du salarié n’est pas aisée 10. D’autre part, l’article L211-11-1 CSI applique la formule de l’enquête administrative aux personnes (hors spectateurs) susceptibles d’entrer dans le périmètre d’un grand événement exposé à un risque de menace terroriste et étant désigné par décret. Si la prévention a guidé le législateur, la question du champ d’application des enquêtes administratives s’avère être délicate à résoudre au nom de l’efficacité (trop large ou pas assez) et des libertés individuelles.

Même lorsque les communes disposent de la capacité d’agir, l’État entend conserver la possibilité de le faire également et, surtout, plus efficacement.

Ainsi, la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 a introduit dans le CSI un article L227-7 relatif à la fermeture de lieux de culte, afin de prévenir la commission d’actes de terrorisme. Cette disposition inscrit dans le droit commun une mesure initialement autorisée dans le cadre de l’état d’urgence. Alors que le maire a le droit de s’opposer à une réunion ponctuelle à cause des risques qu’elle ferait peser sur l’ordre public et que le droit pénal sanctionne l’apologie du terrorisme (article 421-2-5 Code pénal), rien n’autorisait la fermeture prolongée d’un lieu de culte en période de circonstances normales 11. En raison des conséquences de la fermeture sur une liberté fondamentale, d’une part, et, d’autre part, de la nécessité d’avoir des renseignements indispensables à la prise de décision, la compétence étatique s’impose. Pour autant, un dialogue des services compétents avec les autorités locales qui connaissent la situation sur le territoire de la commune permettra sans doute à l’État d’agir plus sûrement.

L’État fixe le cadre, mais au nom du principe de libre administration, une commune dispose d’une autonomie d’action. Elle agit toutefois sous le contrôle du juge administratif.

Par le juge administratif

Les occasions données au juge administratif de statuer sur la légalité de mesures prises par des communes et leur maire ne manquent pas. Des particuliers, des associations ou l’État (en application du contrôle de légalité) le saisissent régulièrement 12.

Le juge apprécie alors d’éventuelles atteintes portées à la liberté de conscience ou à la liberté d’expression, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Plutôt que d’essayer de systématiser une jurisprudence relative à des sujets très différents les uns des autres (subventions, urbanisme, police administrative, fonctionnement des services publics…), deux éléments de réflexion se dégagent.

Le premier a trait au rôle du juge. Dans le prolongement de l’affaire du foulard islamique, dans les années 1990, le pouvoir exécutif a montré sa tendance à laisser se développer les situations conflictuelles et à renvoyer aux juges le soin de les trancher.

À propos du foulard dans les écoles, après avoir demandé un avis au Conseil d’État (27 novembre 1989), l’exécutif est demeuré passif pendant plusieurs années, jusqu’à la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004. Dans l’intervalle, les juges ont eu à gérer, tant bien que mal, une première pression forte du communautarisme radical. Certes, les pouvoirs exécutif et législatif s’accordent parfois pour agir. Cependant, cela reste ponctuel. Différentes raisons expliquent une discrétion du législateur qui tranche avec l’inflation de lois souvent bavardes et aux intitulés pompeux.

La première renvoie à l’imagination fertile des radicaux, toujours à la recherche de domaines dans lesquels tester et faire reculer les valeurs de la République. Face à une telle inventivité, le législateur se trouve en situation de réagir, même si le citoyen attend de lui qu’il anticipe.

La suivante renvoie à des choix politiques. L’ouverture d’un débat législatif n’est pas dénuée de risques, réels ou supposés. La discussion d’un texte offre une tribune à la cause combattue. Dans un autre registre, la revendication d’une loi accompagne, en général, un discours de fermeté contre les radicaux. Or, les majorités hésitent souvent à légiférer sur ces sujets sensibles qui pourraient leur aliéner non seulement des électeurs, mais aussi des soutiens internationaux.

Enfin, la loi ne produit pas forcément les effets escomptés. Le texte sur la dissimulation du visage dans l’espace public (loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010) illustre les limites du droit lorsque son application n’est pas réellement souhaitée ou possible. La portée symbolique de l’intervention du législateur engendre des conséquences éphémères. De plus, l’incapacité des pouvoirs publics à faire respecter l’interdiction l’emporte sur l’affirmation de principes. Par peur d’aller trop loin, l’État se freine. En allant trop loin sans fermeté, l’État se discrédite.

Face à ces inconvénients, les décisions sont renvoyées aux titulaires d’une compétence administrative, exercée soit pour prendre des décisions individuelles, soit des actes réglementaires. Cela vaut, par exemple, pour les établissements publics nationaux comme les universités, mais aussi pour les maires. Ils sont confrontés à des cas complexes, car non ou mal couverts par la loi.

Bien qu’incompétents en la matière, les élus sont, par exemple, interpellés sur la présence de mères voilées pour accompagner des sorties scolaires. À défaut d’avoir un texte législatif clair, les données de la question évoluent, au risque de placer les maires en situation inconfortable. Pour ne froisser personne, le pouvoir exécutif a opté pour le cas par cas, en s’appuyant sur un avis (non publié) du Conseil d’État, du 23 novembre 2013. Parce que les mères ne participeraient pas aux missions d’éducation du service public, et qu’elles n’entreraient pas dans la catégorie des collaborateurs bénévoles, elles pourraient porter le voile, sauf cas particulier (voulu exceptionnel par les autorités). Une fois de plus, la laïcité relève d’une application « à la carte », ce que cherchait pourtant à éviter la circulaire du ministre Chatel, du 27 mars 2012 (2012-056) qui interdisait le voile.

L’élément suivant a trait à la difficulté de construire une jurisprudence cohérente. Surtout en l’absence de loi, la validité des décisions (réglementaires ou individuelles) dépend d’une appréciation des juges dans un environnement propice à la subjectivité et, selon les plus critiques, à la capitulation.

Le port du voile par les mères accompagnatrices de sorties scolaires entre dans cette catégorie d’incertitude propice à des divergences d’interprétation. Le tribunal administratif de Montreuil 13 avait validé l’interdiction du port du voile pour des personnes apportant leur concours au service public, au nom du principe constitutionnel de neutralité. Celui de Nice 14 faisant une application disciplinée de l’avis du Conseil d’État, a, quant à lui, tranché en sens contraire.

La question du burkini sur les plages a aussi illustré le travail compliqué du juge. La position très argumentée du tribunal administratif de Nice 15 en faveur de l’interdiction n’a pas été suivie. Ne craignant pas de pratiquer l’économie des moyens sur un sujet pourtant essentiel qui aurait mérité un peu plus de pédagogie, le Conseil d’État 16 a privilégié la liberté sur l’ordre public. Il n’utilise pas les potentialités de la dimension immatérielle de l’ordre public. La pression exercée par des femmes sur d’autres femmes, le refus revendiqué de plusieurs valeurs de la société ne sont pas retenus. Le Conseil d’État, et à sa suite tous les tribunaux administratifs prompts à s’aligner, refuse de voir dans le burkini un discours politique. Selon les juges, l’absence de violences suffit conformément à une interprétation stricte de l’ordre public matériel. Sur le fondement de ce dernier, seule une commune corse a pu appliquer un arrêté d’interdiction 17 en raison de violences avérées.

Certains maires se satisfont de la tempérance du juge ; d’autres dénoncent les entraves mises à la défense d’une affirmation ferme de la laïcité. Toute la difficulté réside dans le risque d’offrir aux radicaux une victoire autant politique que juridique si les décisions à prendre ne le sont pas ou si, à l’inverse, les décisions prises sont annulées. Le retournement des valeurs de la République contre elle-même constitue une arme pour les radicaux.

Le chantier de la prévention de la radicalisation frappe par sa difficulté.

Le sujet exige, d’une part, du courage politique. Or, cette valeur tend à s’éroder sous les coups de boutoir d’une idéologie qui brandit vite l’accusation d’islamophobie.

Il nécessite, d’autre part, d’agréger tous les moyens disponibles. Pourtant, si l’union fait la force, la coopération ne doit pas se transformer en concurrence ou en cacophonie entre l’État et les communes. Les postures n’ont pas lieu d’être, et chacun doit assumer ses responsabilités, à la place qui est la sienne.

Notes

(1) « La radicalisation violente », Cahiers de la sécurité et de la justice, n°30, 2014.

(2) Peyroux-Sissoko (M.-O.), 2017, L'ordre public immatériel en droit public français, Thèse Paris II.

(3) Latour (X.), 2007, « La loi relative à la prévention de la délinquance et le maire », BJCL, avril, p. 218-223.

(4) Duroy (S.), 2012, « Des nourritures terrestres aux nourritures célestes : le bail emphytéotique administratif culturel, avatar du bail emphytéotique rural », RD, p. 288-301.

(5) Nicoud (F.), 2013, « Les collectivités confrontées aux exigences culturelles communautaires », JCP A, 2130 ; TA 28 août 2017, n°152100, AJDA, p. 2207, note D. Roman ; dossier spécial « École : questions d'actualité », AJCT2018/1, p.7.

(6) Les collectivités territoriales et la prévention de la radicalisation, rapport n° 483, 29 mars 2017.

(7) COM(2017) 612 final, Plan d'action visant à améliorer la protection des espaces publics.

(8) Claire du 25 novembre 2015, n° 2015-206 du ministère de l'Intérieur et du ministre de l'Éducation nationale.

(9) Confirmée par le plan de lutte contre le terrorisme présenté par le Premier ministre le 13 juillet 2018.

(10) Luquet (A.), Vialay (M.), 2018, rapport d'information de l'AN sur la loi 2016-339 du 22 mars 2016, n° 638 ; Latour (X.), 2016, « La sécurité des transports publics sur de bons rails », JCP A, 2125.

(11) CE, avis n° 393348 du 15 juin 2017, sur le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ; Le Bot (O.), 2017, « Un état d'urgence permanent ? » RFDA, p. 1115 ; Latour (X.), 2018, « La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : le législateur et la peur », Paix et sécurité européenne et internationale, questions de paix et sécurité européenne et internationale (PSEI), n° 8, mis en ligne le 02 janvier 2018, URL : http://revel.unice.fr/psei/index.html?id=1744

(12) Latour (X.), 2017, « La laïcité : entre tolérance et intolérance », Annales de Faculté de droit de Nice, 2016, Paris, L'Harmattan, p. 175-192.

(13) TA Montreuil, 22 novembre 2011, n° 10112015, AJDA 2012, p. 163, note S. Hennette-Vauchez, D. ; 2012, p. 72, note A.-L. Girard.

(14) TA Nice, 9 juin 2015, n° 1305386.

(15) TA Nice, ord. 22 août 2016, n° 1603508 et 1603523.

(16) CE ord. 26 août 2016, n° 402742 et 402777, RTDH 2017, n° 110, p. 407, note S. Wattier ; AJDA 2017, p. 2122, note P. Grevier ; RFDA 2017, p. 1227, note P. Bon.

(17) CAA Marseille, 3 juillet 2017, n° 17MA01337.

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Xavier Latour En savoir plus

Xavier Latour

Fonction Professeur des universités