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La question de l'évaluation des auteurs d'infractions à caractère terroriste

La question de l'évaluation des auteurs d'infractions à caractère terroriste
05juin.25

Cet article a été écrit par Nicolas Estano. Il est issu du n°58 des Cahiers de la sécurité et de la justice.

La multiplication des actes terroristes, exécutés ou empêchés avant leur mise en œuvre, ces dernières années et le procès actuel des attentats du 13 novembre placent les pouvoirs publics devant la délicate question de l’éventualité d’une réinsertion des personnes condamnées. Est-ce possible ? Selon quelles modalités ? Cette communication tentera d’aborder les apports nécessaires d’autres approches que la psychiatrie ou la psychologie pour comprendre les motivations des auteurs, mais surtout pour comprendre comment procéder à une évaluation pertinente du risque criminologique présenté par cette population.

Propos liminaires sur les expertises d'AMT

Dans cet article, je traiterai, en m’appuyant sur le cadre de mon exercice expertal, notamment en présentenciel, la question de l’évaluation des personnes principalement mises en examen pour association de malfaiteurs dans le cadre d’une entreprise terroriste (désormais AMT) et la façon dont leurs évaluations peuvent être menées. Pour des raisons évidentes de confidentialité je ne pourrais aborder les dossiers que j’ai eu à traiter mais j’ai pu expertiser plusieurs individus étant passés à lacte et appartenant donc au haut du spectre de ceux que l’on désigne comme « radicalisés ». Je m’appuierai donc sur les éléments récents de la littérature pour évoquer non seulement la place jouée par la psychopathologie, mais aussi le nécessaire apport d’autres disciplines pour parvenir à un avis argumenté dans ces dossiers complexes.

Face à des faits exceptionnels, la population les a souvent envisagé comme étant un acte « fou », ou parfois commis sous l’influence de toxique (hypothèse du captagon après le Bataclan notamment). La recrudescence d’actes commis par des individus isolés ces derniers mois, jusque très récemment à Nantes, a soulevé des questions quant au rôle de la psychopathologie chez les auteurs de ces actes. Toutefois, des difficultés importantes existent, sur le plan conceptuel aussi bien que sur le plan méthodologique, lorsqu’il est question de préciser le rôle de la psychopathologie dans l’extrémisme violent : à quoi renvoie cette notion ? Comment est-elle évaluée et quel rôle joue-t-elle si elle est présente ?

On constate tout d’abord que les faits commis par des individus solitaires étaient le plus à même de lêtre par des personnes présentant une « instabilité » psychologique, en comparaison avec les faits commis en « commando » tels que ceux du 13 novembre, il s’agit le plus souvent d’individus relativement sains de corps et d’esprit, mais idéologiquement motivés pour passer à l’action.

Aussi, parce que les études portant sur le rôle de la psychopathologie dans l’extrémisme violent mobilisent de manière non discriminée – et trop peu discriminante – les termes « troubles mentaux », « maladie mentale », « santé mentale », « troubles de la personnalité », il est indispensable den proposer une définition explicite (c’est-à-dire claire à défaut d’être parfaite) et opérationnelle (c’est-à-dire  permettant de disposer d’une évaluation dont la validité peut être discutée). À cet égard, la notion de psychopathologie sera ici définie à la lumière des manifestations cliniques identifiées dans les manuels internationaux de classification des maladies mentales (Classification internationale des maladies – CIM X – et Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – DSM V), qu’il s’agisse de troubles psychiatrique sévères ou persistants et renvoyant aux troubles dits de l’Axe 1 dans le DSM, ou de troubles de la personnalité, soit des modes de fonctionnement et des modalités relationnelles parfois complexes, dont le caractère pathologique est évalué au regard d’une rigidification et d’un manque d’adaptation à l’environnement, sans perte de contact avec la réalité, et renvoyant aux troubles dits de l’Axe 2 dans le DSM.

Une fois ceci défini, une question centrale reste la manière dont les évaluations sont réalisées et les diagnostics posés. À cet égard, dans leur méta-analyse sur les facteurs associés au terrorisme, Desmarais et al. (2017) soulignent qu’il est souvent difficile de savoir ce qui était mesuré parmi les 20 % d’articles (N = 205) mentionnant le facteur “santé mentale”, en raison de l’absence de diagnostic précis ou du manque de transparence quant à la manière dont les diagnostics ont pu être posés (et ce, qu’il s’agisse aussi bien du ou des outils utilisés, ou d’un diagnostic posé par le biais d’entretiens avec les auteurs ou à l’aide de données dites secondaires, c’est-à-dire sans avoir rencontré le ou les auteurs). Par ailleurs, les doutes soulevés quant à la validité des diagnostics posés sont renforcés par une difficulté méthodologique inhérente à ce champ d’étude, soit le taux élevé de “suicide by cops1”, ne permettant pas, de fait, de poser un diagnostic précis » (Estano et al., 2019).

Psychopathologie et actes terroristes : données disponibles

Bien qu’elles diffèrent dans leur définition et leur évaluation des troubles mentaux, plusieurs études indiquent l’existence de troubles mentaux chez des auteurs d’actes terroristes. Ainsi, l’étude de Corner et Gill (2017, p. 8) estimait qu’entre 2014-2017, environ 34,4 % des actes commis au nom de l’État islamique (mais pas forcément commandités directement tels que les attentats de novembre 2015) l’avaient été par des personnes présentant une « instabilité psychologique » – d’après la terminologie utilisée par Corner et Gill (2017). Par ailleurs, en s’intéressant plus précisément à l’environnement social immédiat des auteurs d’actes terroristes, Corner et Gill (2015 a) avaient pu considérer que l’auteur solitaire avait treize fois plus de chances de présenter un trouble mental qu’un sujet agissant en groupe, résultat retrouvé dans trois autres études (Corner, Gill, Mason, 2015 ; Gruenewald, Chermak et Freilich, 2013 ; Hewitt, 2003). Coid et al. (2016) ont montré que les terroristes, sauf lorsqu’il s’agit d’auteurs solitaires, n’afficheraient que très peu de signes d’une psychopathologie. En France, une étude menée au sein de la juridiction de la cour d’appel de Versailles et présentée lors des États généraux « psy » sur la radicalisation (2018), suggère qu’environ 3,5 % des personnes mises en causes pour des faits d’AMT (art. 421-2-1 du Code pénal) présenteraient des troubles psychiatriques sévères ou persistants (Axe 1).

La méta-analyse de Desmarais et al. (2017) indiquait que les résultats des études évaluant la prévalence de troubles psychopathologiques oscillaient, selon les publications, entre 7 et 16 %. Toutefois, les résultats disponibles ne pouvaient pas être interprétés indépendamment de problèmes conceptuels et méthodologiques mentionnés, et permettaient surtout de souligner l’importance de facteurs criminologiques classiques (c’est-à-dire les « huit essentiels ») dans les populations étudiées (Desmarais et al., 2017). Par ailleurs, les études disponibles suggèrent que si des troubles mentaux renvoyant au spectre psychotique ou à la schizophrénie ne sont pas associés communément avec le terrorisme, des troubles de l’humeur ou de l’anxiété pourraient constituer des facteurs de vulnérabilité à l’adhésion à une idéologie extrémiste. Ceci pourrait expliquer pourquoi l’on tend à retrouver des personnes avec des troubles psychopathologiques dans le bas du spectre de personnes inculpées pour des faits d’apologie du terrorisme par exemple, puisque l’idéologie possède malgré tout une dimension « cadrante » recherchée par des personnes souffrant de « déséquilibres psychiques » divers.

Aujourd’hui, les données disponibles – il convient de le rappeler avec insistance – ne permettent pas de soutenir l’existence d’une relation causale, directe et linéaire, entre psychopathologie (en particulier lorsqu’il est question des troubles de l’Axe 1) et actes terroristes. D’une part, des actes terroristes surviennent en l’absence de psychopathologie ; d’autre part, la plupart des personnes présentant des troubles mentaux ne s’engagent aucunement dans des actes terroristes, ni même dans des comportements agressifs. Par ailleurs, même dans les cas où des troubles mentaux seraient patents, y compris des troubles psychiatriques, il s’agirait de pouvoir préciser si les actes commis renvoient effectivement à des actions terroristes au sens strict (c’est-à-dire sous-tendues par une idéologie pseudo-religieuse ou pseudo-politique), ou s’ils devraient être compris comme un passage à l’acte « dans l’air du temps2 », se retrouvant également lorsque des patients souffrant de troubles mentaux agissent de manière hétéro-agressive.

L’utilisation du MMPI dans mes expertises a permis de relever que les profils les plus « psychopathologiques » ne sont pas ceux étant passés à l’acte et l’on peut alors voir que la « dangerosité criminologique » est bien indépendante de la manifestation de troubles « psy » au sens large.

Apport de la criminologie

C’est pourquoi il est utile de recourir à d’autres disciplines que la psychopathologie, notamment la criminologie pour essayer d’éclairer ces types de passages à l'acte (ou tentatives). Par ailleurs, la dynamique des groupes restreints, en psychologie sociale, pourrait permettre de comprendre comment les auteurs peuvent auto-alimenter leur idéologie et renforcer des décisions prises par le biais de mécanismes bien connus dans ce champ. Le sentiment d’appartenance est notamment recherché par des individus aux prises avec une quête existentielle. La théorie de la quête de sens (quest for significance) développée par Kruglanski montre bien les carences présentes chez des individus confrontés à des pertes (de personnes, d’idéaux, ou de sens d’une manière plus générale) et qui trouveraient dans les doctrines des groupuscules terroristes une réponse « cadrée », voire simpliste et, dès lors, rassurante. Kruglanski et al. (2013) ont alors développé, et en partie étayé empiriquement, l’hypothèse d’un effacement progressif de l’individu au sein d’un groupe à des fins d’obtention d’un sentiment d’appartenance et de sens à donner à son existence. à certains moments, la recherche de sens peut dépasser les motivations d’instinct de préservation, inspirant les sujets à effectuer des sacrifices personnels pour des causes collectives. Ainsi, lorsque cette recherche de sens (être quelqu’un, donner un sens à sa vie), qu’elle fasse suite à une perte (deuil, déplacement, trauma) ou qu’elle soit liée à une forme de narcissisme (recherche de statut), est activée et saillante, l’individu peut soutenir le sacrifice de soi, le martyr et la violence afin d’obtenir cette signifiance (significance) de sens/statut recherchée. À titre dillustration, il a été proposé que les individus avec des antécédents infractionnels avec une connaissance des réseaux d’approvisionnement d’armes à feu et condamnés pour des faits de violences (Windisch, Logan and Ligon, 2018) puissent trouver, en accédant à une idéologie et à un groupe à forte entitativité, une dimension « rédemptrice » quant à leur vie délinquante passée.

Il reste alors la question de savoir si des gestes « suicidaires-homicidaires » (Vandevoorde, Estano, Painset, 2017) représentent l’expression d’une forme de psychopathologie ou bien un processus humain, certes « extrême » mais vraisemblablement « naturel », en vertu duquel, dans certaines circonstances, un certain engagement à l’égard d’un groupe devient tel que l’identité individuelle de l’individu s’efface au profit d’un engagement moral « supérieur » représenté par son identité sociale.

Parmi les facteurs de risque bien connus sur le plan criminologique, l’on trouve notamment les pairs antisociaux. Sageman (2004) a ainsi souligné que ce sont des réseaux d’amitiés informelles et un besoin d’appartenance qui lient les individus à de telles cellules. Comme l’indique Moghaddam (2005), les mécanismes groupaux renforcent les opinions des membres impliqués dans des activités « secrètes » qui « amène à des changements dans les perceptions des recrues : une légitimation de l’organisation terroriste, de ces buts, une croyance que les fins justifient les moyens, et un renforcement de la vision catégorielle du monde nous-contre-eux » (p. 164). Par exemple, les auteurs des attentats de Londres en 2005 fréquentaient les mêmes salles de sport et les mêmes mosquées ; parmi les auteurs des attentats du 11 septembre 2001, trois appartenaient à un groupe de huit amis vivants à Hambourg ; les ramifications de la filière des Buttes-Chaumont et son interconnexion avec les différentes figures du terrorisme et du salafisme ayant opéré en France ces quinze dernières années illustrent parfaitement le concept « bunch of guys » de Sageman (2004, p. 101). Cette recherche d’appartenance se retrouve de la même manière parmi les groupes d’« ultra-droite » (on pourra s’interroger sur ce terme par ailleurs).

De manière particulièrement intéressante, les pairs antisociaux et de l’insertion dans un réseau délinquantiel ou criminel occupent également une place importante dans des actes qui peuvent être – du moins dans un premier temps – attribués à des auteurs « isolés » qui agiraient a priori seuls (par exemple, M. Merah) et non en groupe ou « commando » (par exemple, les attentats du 13 novembre 2015). Loin de l’idée de « loup solitaire » popularisée par le traitement médiatique des faits de terrorisme, des études récentes indiquent que 78 % des auteurs isolés auraient reçu des sources extérieures d’encouragement, des justifications du recours à la violence et qu’un tiers des individus initialement étiquetés « loups solitaires » auraient reçu une aide directe et concrète dans la planification de lattaque (Schuurman et al., 2017, p. 3). Ainsi, alors que l’idée même de loup solitaire peut entraîner l’analyse vers un effet tunnel à cause de sa dimension réductrice, la distinction juridique est particulièrement éclairante entre, d’une part, les coauteurs – soit ceux ayant participé de concert à l’action terroriste  et, d’autre part, les complices – soit ceux n’ayant pas participé à l’acte incriminé mais ayant permis son exécutions, notamment en incitant, manipulant, ordonnant, ou en fournissant des moyens matériels. Cette distinction permet en effet de souligner l’importance des relations sociales et des pairs antisociaux dans la commission d’actions terroristes, dans la mesure où elle montre que s’il existe des auteurs commettant l’action seuls (ils n’ont pas de coauteurs), il n’en existe pour ainsi dire pas qui n’aient aucun complice. La vacuité du concept de « loup solitaire », épiphénomène survenant dans des cas de pathologies types paranoïa ou schizophrénie paranoïde (Brevik par exeemple), est ainsi illustrée.

Au-delà des seuls facteurs de risques, la criminologie permet également d’examiner la structuration du passage à l’acte et les contraintes environnementales à considérer dans sa réalisation. À cet égard, il convient de se demander s’il existe des spécificités dans les actes terroristes ou si, au contraire, ces actes renvoient davantage à des actes homicidaires « classiques ». En effet, parce qu’il convient de ne pas confondre « la folie d’un crime avec la folie de son auteur, le crime « fou » ne renvoyant pas forcément à un malade mental grave, et le crime prémédité nexcluant pas obligatoirement une pathologie psychiatrique sévère chez celui qui la commis » (Benezech, Toutin, 2015), le mode opératoire apparaît comme un facteur à prendre en considération. Il permet de s’interroger sur l’existence d’une considération rationnelle du passage à l’acte, c’est-à-dire sous-tendue par une pondération des coûts et des bénéfices (Clarke et Cornish, 1985).

Par ailleurs, l’approche criminologique permet de retrouver des modes de fonctionnement similaires à ceux qui sont observés dans la commission d’infractions « classiques », notamment dans des modèles de déplacement des auteurs d’actes terroristes sous-tendus par un processus similaire de choix « rationnels » (à la lumière de la terminologie de Clarke et Cornish [1985]) et par le principe du « moindre effort ». Marchment et al. (2018) relèvent ainsi la grande proximité entre le lieu de domiciliation et la commission de l’acte. Dans leur étude, en moyenne 56 % des attentats (N122) se sont déroulés à moins de 6 km du lieu de vie et 36 % à une distance inférieure à 3 km ; 75 % ont été commis à 15 km du lieu de vie de l’auteur. Une faible part des attentats (3 %) ont eu lieu à plus de 100 km du lieu de vie. Cette proximité géographique pourrait alors venir « faire écho » à des facteurs psychologiques de vulnérabilisation. Plus exactement, étant donné qu’un bouleversement personnel ou un grief majeur tendent à apparaître comme éléments déclencheurs de la décision d’agir (et ce, même lorsque des justifications religieuses ou idéologiques sont fournies), il peut ne pas être étonnant que les cibles choisies puissent se trouvent dans une zone connue de l’auteur. La distance serait donc un des critères du choix de la cible. Cette sélection de la cible pourrait alors obéir, comme pour la plupart des infractions « classiques », à un processus situé dans un continuum « planifié / non planifié » opéré durant les activités routinières du futur auteur (Gill, Marchment, Corner, Bouhana, 2018).

Questions méthodologiques

Ce rappel a permis de relever certains écueils auxquels peuvent se confronter les chercheurs et professionnels travaillant sur cette problématique : le premier, de nature conceptuelle, rappelle l’importance de définir clairement ce à quoi renvoie la notion de psychopathologie (et le diagnostic de psychoses dans le cadre de l’expertise, à savoir est-ce que le rapport à la réalité est profondément altéré ou non ?) ; le second, d’ordre méthodologique, souligne l’importance de disposer de diagnostics valides. D’après les connaissances aujourd’hui disponibles, il apparaît donc que si la psychopathologie au sens large (incluant non seulement les troubles psychiatriques, mais aussi les troubles de personnalité) peut – dans certains cas – être présente, elle n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour expliquer l’extrémisme violent.

Ces actions violentes, observées sous le prisme criminologique, obéiraient par ailleurs à des principes déjà identifiés dans des activités infractionnelles de droit commun (processus de sélection dépendant des activités routinières ou fonction « distance decay »). Ce faisant, ce phénomène gagnerait à être davantage étudié en sappuyant sur des dimensions déjà connues. Cela permettrait de dépasser la sidération initiale des attentats après 2015 ayant contribué à rechercher des causes « uniques » ou « nouvelles » à des actes qui, sils peuvent revêtir une nouvelle forme, pourraient être sous-tendus par des processus qui ne sont, eux, pas si nouveaux. Ce qui est en soi « rassurant » et permettrait également de ne pas se focaliser sur l’aspect religieux dans les attentats jihadistes mais aussi d’éclairer ceux commis par des groupuscules politiques.

Ecueils et difficultés dans l'évaluation

Toutefois, l’une des principales difficultés qui se posent concrètement est l’accès aux pièces permettant d’évaluer pertinemment une situation d’AMT.

Dans ces types de dossiers, contrairement aux autres infractions nous avons accès à lensemble des pièces de la procédure, nous nous retrouvons souvent confronté, même en tant qu’expert de justice, à une sorte de boîte noire qui ne contient que des éléments parcellaires (pièces sélectionnées, PV de synthèses et quelques auditions des mis en cause). Il est alors difficile de se prononcer de manière juste et claire sur les dynamiques de groupe observables, quand la réponse se situe rarement du côté de la psychopathologie pure, mais bien du côté de dynamiques groupales ou d’éléments purement criminologiques. Las, le dossier est généralement restreint au maximum pour des raisons de sécurité intérieure et d’acte d’instruction, ce qui soulève des questions quant à la place de lexpert et de l’expertise dans ces procédures. En tous les cas, la criminologie et la psychologie sociale sont des apports peut-être plus pertinents et complémentaires qu’une analyse se basant sur l’unique lecture psychopathologique.

De la même manière, je porterais une réflexion concernant des demandes relatives aux possibilités de déradicalisation posée parfois dès la phase présentencielle dans les ordonnances de commission d’expert ayant déjà eu cette question « Faire toutes constatations utiles à la manifestation de la vérité, notamment le cas échéant quant aux perspectives probables ou non de déradicalisation à court, moyen ou long terme » : outre le fait que présumer d’une possibilité de « désengagement idéologique et comportemental » avant même une condamnation pour ces faits est éthiquement délicat, la seule réponse qui pourrait être apportée devrait être qu’à ce jour, dans l’état de nos connaissances, il n’existe pas en langue française d’échelles validées scientifiquement et disponibles pour le plus grand nombre qui permettent d’évaluer le niveau de risque présenté par des personnes radicalisées. La Violent Extremist Risk Assessment (2009) et VERA 2 (2010) on fait l’objet d’un protocole récemment mis en place en France3, mais d’une manière générale la population à évaluer est à la fois trop restreinte et peu accessible à des chercheurs indépendants pour que les critères de validation d’une échelle soient complets (Monahan, 2012).

Ce qui m’amène sur la partie qui nous intéresse ici, la mise en liberté de personnes condamnées pour des faits d’AMT et leur suivi dans la collectivité.

Tout d’abord, il conviendra de s’intéresser aux personnes visée par ces programmes : quel était leur niveau d’engagement dans l’action terroriste ? S’agit-il uniquement de soutien « logistique » (fourniture d’armes, logement), d’adhésion idéologique (apologie) mais finalement pas de passage à l’acte violent ? Ou sont-elles passées à l’action violente ? Ont-elles des antécédents pour des infractions de même nature ? Autrement dit, à quel niveau du spectre se situent ces sujets qui se verront proposer des programmes de réinsertion ?

– Grande prudence vis-à-vis des méthodes de « déradicalisation ». à ce jour, les résultats ne seraient pas probants, les méthodes employées apparaissant, au mieux utopistes, au pire, déconnectées de la réalité de la dangerosité criminologique d’individus déterminés.

– Il s’agirait de privilégier les populations vulnérables ou en risque de se « radicaliser » plutôt que des personnes déjà engagées dans un processus terroriste.

– Les efforts portés sur le désengagement auraient une efficience moindre lorsque l’organisation extrémiste est toujours active (Kruglanski, Webber et al. 2017).

Déradicalisation et désengagement

Certains auteurs, comme Horgan et Braddock (2010), font une distinction entre déradicalisation et désengagement. La déradicalisation ne peut en effet être considérée simplement comme l’inverse de la radicalisation, la distinction portant principalement sur les composantes cognitives et les composantes comportementales. Ces auteurs utilisent le terme « désengagement comportemental » pour désigner le fait de cesser ou de réduire les implications physiques dans des activités violentes ou radicales, et le terme « désengagement psychologique » pour désigner un retournement attitudinal ou de croyances.

Quatre types de « désillusionnement » se retrouvent régulièrement dans les processus de déradicalisation :

1. Dissonance entre les idéaux des volontaires et la réalité éprouvée au sein du groupe ou de l’État islamique (corruption, injustice). Ceci ressort des discours de 58 déserteurs revenant de Syrie, Daech combattant et tuant davantage de musulmans que de « croisés » (Neuman, 2015) ;

2. Désaccords tactiques et stratégiques internes et des luttes intestines au sein de la mouvance islamique ;

3. Exhaustion type « burn-out » et changement dans les priorités personnelles ;

4. Mauvaise qualité de la vie sur place (Barrelle, 2010 ; Horgan, Braddock, 2010).

Quête d'importance et comportements prosociaux

Certains auteurs, comme Horgan et Braddock (2010), font une distinction entre déradicalisation et désengagement. La déradicalisation ne peut en effet être considérée simplement comme l’inverse de la radicalisation, la distinction portant principalement sur les composantes cognitives et les composantes comportementales. Ces auteurs utilisent le terme « désengagement comportemental » pour désigner le fait de cesser ou de réduire les implications physiques dans des activités violentes ou radicales, et le terme « désengagement psychologique » pour désigner un retournement attitudinal ou de croyances.

Quatre types de « désillusionnement » se retrouvent régulièrement dans les processus de déradicalisation :

1. Dissonance entre les idéaux des volontaires et la réalité éprouvée au sein du groupe ou de l’État islamique (corruption, injustice). Ceci ressort des discours de 58 déserteurs revenant de Syrie, Daech combattant et tuant davantage de musulmans que de « croisés » (Neuman, 2015) ;

2. Désaccords tactiques et stratégiques internes et des luttes intestines au sein de la mouvance islamique ;

3. Exhaustion type « burn-out » et changement dans les priorités personnelles ;

4. Mauvaise qualité de la vie sur place (Barrelle, 2010 ; Horgan, Braddock, 2010).

Renverser la quête pour l'importance existencielle

Parvenir à réinstaurer l’argument moral selon lequel la violence n’est pas acceptable du point de vue religieux peut délégitimer ce moyen criminel d’obtenir un niveau satisfaisant de signification existentielle, d’amour-propre. Il faut signaler cependant que si les suiveurs sont généralement plus facilement « retournables » que les leaders, leur « conversion » peut être par opposition superficielle et moins durable, ce qui soulève la question de la récidive. Il se peut que, à la faveur de circonstances particulières, la recherche d’une signification existentielle puissante pousse à nouveau les sujets provisoirement déradicalisés à adopter une idéologie extrémiste et il convient donc d’être attentif à leur suivi à long terme.

La déradicalisation grâce à un changement d'objectifs

Les préoccupations familiales peuvent se trouver au centre de la désistance observée par exemple chez certains terroristes de l’ETA ayant obtenu un statut autonome et atteint leur but. Les proches, le conjoint, les enfants, le sentiment d’avoir « fait sa part » comme révolutionnaire rendaient moins justifiable la question de la lutte armée. Meloy et al. (2014) décrivent la place essentielle que joue la famille dans le processus de déradicalisation (Meloy, Yakeley, 2014). C’est donc en parvenant à restaurer des préoccupations individuelles et personnelles que le sujet pourrait commencer à critiquer une logique de groupe, laquelle l’avait effacé subjectivement, pour lui faire embrasser un but plus élevé que son existence antérieure.

Comme dans tout programme de soin, si une approche groupale est privilégiée, la constitution des groupes sera essentielle et les principes de base à toute action thérapeutique groupale devront être appliqués ; il s’agit de ne pas rassembler des profils complètement hétérogènes, par exemple, des détenus de droit commun avec des AMT, ou des gens étant passés à l’acte de manière violente avec des personnes partageant uniquement une adhésion idéologique sans plus d’implication concrète dans des actions violentes.

Conclusion

Nous l’avons vu, la difficulté de l’évaluation des possibilités de réinsertion présentées par les personnes condamnées pour AMT repose en partie sur la coordination entre les services, qui serait surtout la base de toute action, et en partie sur la part des moyens alloués et le partage des informations (de quelles pièces disposeront les personnes chargées de recevoir les PPSMJ pour AMT ?). Sans tout ceci, comment pouvoir déterminer un réel niveau de dangerosité et adapter une prise en charge et un suivi socio-judiciaire pertinent ?

En l’absence d’échelle d’évaluation du risque « terro » pouvant s’utiliser chez des primodélinquants, des outils type VRAG R ou PCL R – qui sont corrélés avec une probabilité d’infractions violentes – pourraient servir de base d’évaluation, même s’il faut faire beaucoup de réserves dans leur application pour l’extrémisme violent, en attendant une échelle pleinement validée en langue française.

À propos des pièces transmises, la question de l’accès aux éléments utilisables se posera. Par exemple, les personnes chargées du suivi disposeront-elles seulement du jugement ou également des auditions et des expertises ? La question reste pleine et entière, notamment lorsqu’on connaît les difficultés pour obtenir ces pièces centrales et minimales pour des suivis d’auteurs d’infractions à caractère sexuel (et ce, bien que la loi du 27 mars 2012 dispose que les soignants recevant les PPSMJ doivent y avoir accès). Par ailleurs, en ce qui concerne les expertises, il sera intéressant d’observer la manière dont elles auront été menées et selon quelles approches et grâce à quels outils les conclusions ont pu être apportées. Avons-nous une expertise s’appuyant sur les principes du jugement professionnel structuré ou au contraire une évaluation selon l’entretien clinique simple (jugement professionnel non structuré) ? Le procès V 13 a pu illustrer la disparité des pratiques, en fonction des experts. Il pourrait être intéressant dans les années à venir d’arriver à uniformiser les attentes (qui doivent rester réalistes du côté des magistrats de même que le travail effectué par les personnes missionnées et que le travail d’« expert » qu’il est demandé d’exécuter, et ce, en s’assurant d’une formation conjointe et en s’appuyant sur les éléments les plus récents de la recherche.

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Notes

(1) Ce terme désigne le fait pour l’auteur d’un acte hétéro-agressif de trouver la mort non pas en se tuant, mais en provoquant un affrontement avec les forces de l’ordre.

(2) Un passage à l’acte « dans l’air du temps » renvoie à un comportement hétéro-agressif généralement dicté par les grands thèmes de l’actualité, ces derniers faisant office d’explication pour les individus. Il n’est pas rare en service de psychiatrie d’observer que des manifestations délirantes puissent être alimentées par des événements de l’actualité ; Daesh ayant occupé l’espace médiatique durant de longs mois, il n’est pas étonnant d’avoir pu observer des « inspirés » par l’actualité sans que des liens réels puissent exister entre l’auteur des faits et une forme quelconque d’organisation terroriste, ni même qu’il y ait une adhésion à une idéologie en particulier.

(3) Herzog Evans M., « A comparison of two structured professional judgement tools for violent extremism and their relevancee in the French context », European Journal of Probation, vol. 10, no 1, 2018.

Derrière cet article

Nicolas Estano En savoir plus

Nicolas Estano

Fonction Psychologue clinicien