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La proximité dans les pratiques policières. L'expérience de la gendarmerie

La proximité dans les pratiques policières. L'expérience de la gendarmerie
21avr.23

Cet article a été écrit par François Dieu, professeur de sociologie en université et responsable du Master « Politique et sécurité » de l'Université Toulouse 1 Capitole. Il est issu du 53e numéro des Cahiers de la sécurité et de la justice qui traite de la sécurité intérieure et plus précisément l'évolution des relations police-population au quotidien.

Loué pour sa proximité et son ancrage territorial, le fonctionnement traditionnel de la gendarmerie nationale est remis en question par l’évolution des modes de vie et l’urbanisation. L’érosion manifeste et variable du modèle historique entraîne des évolutions sensibles. Il s’agit de concilier la proximité avec un gendarme devenu plus urbain au sein d’une gendarmerie fondamentalement rurale. Au-delà de la modernisation des modes d’action et des solutions de proximité renouvelées grâce aux technologies numériques, l’auteur pointe en particulier la nécessité de repenser le concept de « brigade territoriale » pour répondre aux enjeux sociaux que doit relever l’institution.

La proximité constitue, avec les idées de polyvalence et de continuité, un des fondements du « modèle gendarmique » [Dieu, 1995], traduit, il y a quelques années, par le slogan : « Gendarmerie, une force humaine ». Si le principe de cette relation privilégiée avec la population demeure un objet de consensus, son effectivité n’en est pas moins questionnée depuis plusieurs années. La proximité est une composante fondamentale et, par certains côtés, fondatrice de l’action policière de la gendarmerie, principalement depuis la sédentarisation de la maréchaussée opérée par l’édit du 9 mars 1720, qui devait réaliser une « colonisation » de l’espace contribuant au processus d’unification nationale. (413 brigades en 1720). Il faudra attendre quelques années pour que le « maillage » se mette en place, sous la pression des politiques de structuration administrative menées sous l’Empire (2 900 brigades en 1810), avec comme consécration la décision prise en 1850 de constituer une brigade par canton (4 000 brigades en 1877). Depuis lors, cette proximité repose sur deux éléments : l’un structurel, la brigade territoriale, l’autre fonctionnel, la surveillance générale. En effet, si la gendarmerie a pu être considérée, tout au long de son histoire, comme une police de proximité, cette situation s’explique par son omniprésence sur le terrain grâce à la densité de son réseau de brigades et à la permanence de la surveillance qu’elles assurent. Par son implantation territoriale dispersée, la gendarmerie est physiquement proche des populations rurales et, dans une moindre mesure, périurbaines, qu’elle s’efforce de connaître, de manière à susciter la collaboration de ce que le langage gendarmique a appelé pendant longtemps la « population saine ».

Incarnant la gendarmerie dans sa singularité et sa globalité, la brigade en est la cellule organique de première ligne et la plus petite formation. Unité de base implantée sur l’ensemble du territoire – le maillage – à la manière d’une toile d’araignée, elle est la structure polyvalente par excellence de la gendarmerie, qui a vocation à exercer, quasiment en autarcie, la totalité de ses missions. Gendarmerie en réduction (les populations la qualifient souvent d’ailleurs de « gendarmerie de… » en y accolant le nom de la commune d’implantation) intervenant au niveau du bassin de vie qu’a longtemps représenté le canton, elle dispose d’une certaine autonomie de commandement et de moyens propres (personnels, locaux, matériels, véhicules, etc.). À l’image des territoires qui leur sont confiés, les brigades de gendarmerie sont multiples, en termes d’effectifs (de deux à une cinquantaine de personnels), de circonscriptions (avec des espaces qui peuvent être extrêmement vastes comme en outre-mer), de communes (d’une seule à plusieurs dizaines), de populations (qui peuvent varier de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers dans certaines zones périurbaines, avec également de fortes variations saisonnières dans les zones touristiques), ce qui engendre, par-delà les mobilités des populations et de la délinquance, de fortes disparités dans l’exposition à l’insécurité et au niveau de l’activité missionnelle. Les brigades sont réparties en deux catégories : celles disposant des effectifs permettant leur fonctionnement autonome (750 brigades autonomes) ; celles, de petite dimension et à faible activité, qui sont fédérées dans le dispositif des communautés de brigades (un millier, avec 2 350 brigades de proximité). La communauté de brigades est une unité plurirésidentielle regroupant, sous un commandement unique, plusieurs brigades limitrophes de proximité : elle comprend la brigade chef-lieu de la communauté et une, deux ou trois brigades associées (l’accueil du public n’étant assuré que quelques demi-journées par semaine). Les brigades intégrées dans la communauté de brigades ne disposent plus, en principe, de leur propre circonscription, leur zone d’action normale étant l’ensemble de la circonscription de la communauté. En matière de commandement, le service est placé sous la responsabilité d’un chef unique, en charge d’une unité élémentaire dont l’effectif comprend de douze à trente-deux personnels. L’apparition des formations spécialisées de gendarmerie départementale (en matière de police de la route, d’enquêtes judiciaires ou encore de surveillance et d’intervention) n’a pas pour autant dessaisi la brigade de cette polycompétence de principe, qui fait d’elle, dans les zones de compétence de la gendarmerie, le « médecin généraliste » de la sécurité publique. Elle apporte une première réponse à la majeure partie des demandes de sécurité et voit, en cas de besoin, ses capacités renforcées, en effectifs et en moyens, par des formations spécialisées.

La surveillance générale, rebaptisée « prévention de proximité », privilégie la connaissance des lieux et des personnes, ainsi qu’une présence sécurisante. Effectuée, de jour comme de nuit, elle donne lieu à des patrouilles d’au moins deux gendarmes, ayant une durée oscillant, selon les circonstances et les unités, de deux à quatre heures. Elle ne se limite pas à ce travail d’observation et de prévention, en permettant, entre autres, d’effectuer les interventions urgentes, de contrôler la circulation routière et de procéder à des remises de pièces. Véritable vitrine de la gendarmerie, au même titre d’ailleurs que la brigade, à cette différence près qu’elle est mobile, elle revêt, symboliquement, une importance considérable dans la mesure où elle donne à voir l’institution et ses représentants, rendant proche et accessible le gendarme et contribuant à l’insérer dans le quotidien des populations au milieu desquelles, du fait du logement en caserne, il est amené à vivre.

 

Une érosion manifeste

Si, comparativement à la police, la relation à la population paraît moins dégradée du côté de la gendarmerie, il serait une grave erreur de considérer que la situation soit idyllique et que la proximité puisse constituer un acquis solide et intangible. Pour cette institution, il s’agit bien aujourd’hui de restaurer cette relation privilégiée à la population qui a fait sa force à travers les époques, quitte probablement à inventer les formes nouvelles qu’elle est susceptible de revêtir au regard des spécificités de ses territoires et de ses contextes d’intervention.

La proximité a d’ailleurs été érigée en priorité par la direction générale de la Gendarmerie, ce qui s’est traduit, depuis 2017, par la transformation d’une quarantaine de brigades de proximité en « brigades territoriales de contact » (BTC) (avec un allégement de leurs charges pour qu’elles se consacrent pleinement aux actions de proximité) et par des expériences de dispositifs et de groupes de contact, conjointement au déploiement de l’outil « Néogend » (plate-forme Android permettant l’accès sur le terrain à de nombreuses applications). Ces réponses ne peuvent toutefois résoudre un problème qui demeure fondamentalement culturel, en nécessitant alors une modification en profondeur de la culture professionnelle grâce notamment aux actions de formation [Dieu, 2021]. Cette relance de la proximité a conduit à la définition d’un nouveau concept : la « fonction contact », compte tenu du souci de prendre quelque distance avec la notion de « police de proximité » largement associée aux expériences conduites par la police. Elle a été aussi rattachée à la politique de « police de sécurité du quotidien » impulsée depuis 2017, même si, pour la gendarmerie, la « PSQ » s’est limitée, outre la poursuite du déploiement des BTC, à la détermination d’une vingtaine de « départements sélectionnés » devant bénéficier du saupoudrage d’un demi-millier de gendarmes supplémentaires.

À moins de s’en tenir à une approche dogmatique, on assiste tendanciellement à un recul de cette opportunité d’humanisation de la relation entre la gendarmerie et la population. Sous le joug de cet esprit opérationnel, dont les effets ont été identifiés dès la fin des années 1970 [Lafont et Meyer, 1980], les gendarmes ont tiré argument de la surcharge d’activité en particulier judiciaire (le syndrome de la « bannette pleine » de procédures qu’on s’efforce de vider alors qu’elle a une fâcheuse tendance à se remplir en permanence) pour délaisser cette dimension de leur activité, dans un contexte d’individualisme et de minimalisme social peu propice, il est vrai, à l’interaction sociale. Aussi, de manière pragmatique, l’accueil du public dans les locaux de service constitue-t-il souvent le premier et l’unique moyen d’engager une relation humaine directe, dans le cadre particulier d’une demande de renseignement ou d’un dépôt de plainte. À tort ou à raison, l’impression d’ensemble est que les gendarmes sont moins présents sur le terrain, que, lors de leurs patrouilles, ils ne prennent pas le temps de s’arrêter pour discuter, que les visites de contact, notamment auprès des élus et des acteurs de la vie locale, sont devenues épisodiques et expéditives. Cette perception est renforcée par les séquences de fermeture de brigades en milieu rural, ce qui conduit l’usager à fréquemment trouver porte close.

Cette érosion s’explique par différents facteurs, parmi lesquels figure, tout d’abord, la diminution de la population ciblée par la proximité, qu’il s’agisse des populations vivant dans les campagnes en proie à la poursuite de l’exode rural, mais aussi celles résidant dans les zones périurbaines du fait alors de l’habitat pendulaire. Que ce soit dans un village excentré ou dans un lotissement d’une agglomération, il est bien difficile pour la patrouille de gendarmerie d’entrer en contact, dans la journée, avec des habitants, ces derniers étant généralement soit dans leur domicile, soit sur leur lieu de travail situé à quelques dizaines de kilomètres. Il n’y a donc qu’un nombre limité d’acteurs de la vie locale qui peuvent ainsi être rencontrés à l’occasion de ces services, comme les commerçants et artisans et les agents des autres services publics, mais aussi les retraités et autres inactifs, sous réserve d’ailleurs que ces derniers le souhaitent et qu’ils puissent consacrer quelques minutes aux gendarmes. Il en est ainsi des relations considérées traditionnellement comme prioritaires avec les maires [Nicoud, 2021], ces derniers étant souvent soit des professionnels de la politique pas forcément accessibles dans les zones périurbaines, soit des élus ruraux bénévoles accaparés par leurs propres activités professionnelles, quand ce n’est pas des intermittents présents occasionnellement dans leur commune.

Autre facteur, le progrès ininterrompu de l’individualisme, qui tend à distendre davantage les relations entre les individus, notamment lorsqu’il s’agit des rapports entretenus avec les représentants de l’ordre. Cette érosion est perceptible au niveau de la mission de surveillance générale/prévention de proximité. En raison, d’une part, de la motorisation du service et de l’accroissement des charges de travail, d’autre part, de la montée en puissance de l’individualisme et de l’anonymat dans les rapports sociaux, ce contact avec la population, qui a fait la force du gendarme, tend à se tarir. Cette altération du contact humain, qui n’est pas sans conséquence en matière de collecte de renseignements et d’élucidation des faits de délinquance, aboutit à contester au gendarme d’aujourd’hui le statut privilégié que lui conférait naguère la proximité avec le citoyen et qui faisait de lui ce personnage familier, tour à tour craint et apprécié.

Troisième facteur étroitement lié au précédent, le caractère répressif de la réglementation routière qui, en exacerbant la « peur du gendarme » et en cristallisant sur ce dernier l’impopularité de cette répression, pour efficace qu’elle soit en termes de réduction du nombre des accidents, et même si elle est devenue largement anonyme (avec le contrôle sanction automatisé), rend difficile le contact entre l’individu et le gendarme. L’orientation globalement plus répressive donnée aux politiques de sécurité ces dernières années, conjuguée à la diffusion de la culture de la performance, a probablement contribué à entamer davantage cette action policière de proximité déjà mal-en-point. À cet égard, et comme l’ont montré les controverses autour des mobilisations des « gilets jaunes » et des opposants à la réforme des retraites, le gendarme subit, en dépit d’une image somme toute positive, les effets de cette violence sociale dirigée, en France, contre les représentants de l’ordre, notamment les policiers, immanquablement suspectés d’avoir une propension à s’adonner à des comportements arbitraires et à des « bavures », sous la forme d’arrestations abusives ou encore d’usages inappropriés de lanceurs de balles de défense.

Le quatrième facteur explicatif réside dans le phénomène d’« urbanisation » du gendarme, à savoir le fait que la très grande majorité des personnels recrutés, ces dernières années, ne sont plus comme naguère des fils d’agriculteurs abandonnant le travail de la terre pour une carrière militaire au service de la loi. Le gendarme est désormais issu du monde urbain dont il partage l’essentiel des valeurs et des aspirations, cette situation n’allant pas sans poser de délicats problèmes d’adaptation lorsqu’il est affecté, avec conjoint et enfants, dans une brigade implantée dans une zone rurale éloignée des centres urbains. Ce type d’affectation est d’ailleurs largement délaissé, ce qui nécessite de recourir à des personnels pas forcément volontaires, dans le cadre soit des sorties d’école, soit des réaffectations à partir d’une autre subdivision (gendarmerie mobile). En dépit d’une entrée de plain-pied dans la périurbanité, la gendarmerie est demeurée fondamentalement rurale par son maillage territorial, ce qui n’est assurément pas le cas de sa composante humaine qui est bien en peine de pouvoir s’adapter et faire corps avec des campagnes en proie, elles-mêmes, à une profonde crise économique et identitaire. Ce décalage semble être irréversible entre une gendarmerie rurale et un gendarme urbain, même si la diffusion du modèle de la société de consommation et des loisirs sur l’ensemble du territoire, et même dans les campagnes les plus reculées, a pour effet de tempérer cette distorsion, la quasi-disparition de ce que l’on pouvait appeler naguère la civilisation rurale permettant, en somme, au gendarme issu de la ville de ne pas forcément se sentir culturellement sur une autre planète même lorsqu’il est affecté dans une brigade « herbagère ».

L’urbanisation du gendarme est une des manifestations du phénomène plus global de « banalisation » de ce dernier, c’est-à-dire d’atténuation de sa spécificité culturelle, en termes de valeurs et de mode de vie. Ce rapprochement entre le gendarme et le citoyen ordinaire, pratiquement inexorable, voire, par certains côtés, nécessaire, en termes d’intégration et d’adaptation à son environnement social, est malgré tout porteur d’évolutions inquiétantes pour les fondements mêmes de l’action et de l’existence de la gendarmerie. L’affadissement des valeurs, notamment celle de disponibilité, est de nature à rendre plus difficile, voire incertaine la proximité à la population. Le recul de l’attachement au logement en caserne est également un mauvais coup porté à la proximité. En effet, le fait que le gendarme ne réside pas forcément ou ne résiderait plus obligatoirement dans sa circonscription d’affectation n’est pas de nature à favoriser sa connaissance et son implication locales, que ce soit dans ses fonctions ou dans sa vie privée. Et d’observer d’ailleurs, à cet égard, que l’abandon de la mobilité obligatoire pour les sous-officiers, depuis maintenant une vingtaine d’années, n’a guère provoqué de gains significatifs en ce domaine, alors même que le gendarme peut désormais demeurer de longues années, voire presque toute sa carrière dans la même unité territoriale.

Le cinquième et dernier facteur, et certainement le plus important, de l’érosion de la proximité réside dans l’insuffisance des moyens humains pour maintenir ce rapport privilégié entre gendarme et citoyen. Cette situation résulte de la conjonction de deux phénomènes concomitants : l’atténuation de la disponibilité des personnels consécutive à la réduction des astreintes et du temps de travail engagée après le conflit social de l’été 1989 ; les problèmes d’effectifs que connaît la gendarmerie du fait de l’implantation territoriale qui lui est imposée par le principe du maillage, ce qui la conduit à maintenir des effectifs importants sur l’ensemble du territoire, y compris dans les campagnes les plus reculées, alors que, objectivement, elle ne dispose pas, dans les lieux de peuplement (périurbains) plus importants placés sous sa responsabilité, de la totalité des moyens nécessaires afin de mener à bien cette action policière de proximité.

 

Une érosion variable

L’érosion de l’action de proximité de la gendarmerie est une réalité bien tangible, qui affecte de manière différenciée les deux faces territoriales de sa zone de compétence, à savoir la ruralité et la périurbanité. Ce constat avait déjà été établi, il y a une vingtaine d’années, à la faveur d’une recherche conduite sur la mission de surveillance générale [Dieu et Mignon, 2002], qui avait permis de synthétiser, dans le tableau ci-dessous, les fonctions dévolues à cette action policière de proximité.

Les observations effectuées durant plusieurs mois dans différentes unités avaient montré combien il s’agissait d’une mission fourre-tout, exécutée souvent mécaniquement, qui était demeurée en marge du mouvement de professionnalisation. Tout en ayant constaté l’érosion effective de l’action de proximité de la gendarmerie, la recherche formulait alors trois orientations susceptibles de restaurer cette proximité : professionnaliser la surveillance générale, en maintenant une présence réactive sur le terrain ; ne plus faire sien le dogme de la surveillance générale en engageant une réflexion d’ensemble sur la notion de proximité ; développer un système d’échange d’informations, en mettant en œuvre des moyens de communication directe avec la population. Ces préconisations, qui n’ont guère connu d’échos et de prolongements, demeurent encore aujourd’hui d’actualité, au regard d’une situation qui s’est largement dégradée et d’un contexte social qui a poursuivi à marche forcée ses mutations tous azimuts.

Tableau

Des disparités importantes entre les unités périurbaines et rurales avaient surtout été soulignées par cette recherche au niveau de la réalisation des objectifs de la surveillance générale :

Tableau 2

Dans les zones rurales, pour la grande majorité des individus, la présence de la gendarmerie sur le terrain fait partie intégrante de la géographie locale, de sorte qu’elle ne donne pas lieu à une attention particulière. Ce constat témoigne, par certains côtés, de l’insertion de la gendarmerie dans le tissu local, la patrouille de gendarmerie, parce qu’elle se trouve ainsi fondue dans le quotidien des habitants ne provoquant pas de réaction particulière.

La principale préoccupation des populations rurales réside dans le maintien, voire le renforcement, de la présence de la gendarmerie sur le terrain. Ce souhait se trouve alimenté par le sentiment d’un accroissement de la menace insécuritaire et la prise de conscience des difficultés de fonctionnement des formations de gendarmerie. L’appréciation de l’action de la gendarmerie dans les campagnes s’avère encore globalement positive. Ces témoignages de satisfaction, formulés de manière plus ou moins directe (ambivalence du rapport à l’ordre oblige) sont liés à l’idée de service public de proximité, incarnée principalement par la présence quotidienne des gendarmes sur le terrain et qui demeure ancrée dans l’esprit des populations. Ces dernières ressentent toutefois, depuis ces dernières années, une atténuation de la disponibilité des personnels et une altération de la prestation de sécurité de l’institution, illustrées notamment par la diminution du nombre de patrouilles et par les fermetures périodiques de brigades.

Qu’il s’agisse de zones résidentielles situées à la périphérie d’une grande agglomération ou d’un bourg important confronté aux problèmes posés par l’existence d’un quartier difficile, le constat demeure le même : la présence de la gendarmerie sur le terrain ne parvient pas, loin s’en faut, à développer et entretenir, dans les zones périurbaines, une réelle proximité avec la population. La proximité est donc en échec dans ces zones hybrides, mi-rurales mi-urbaines. Aussi l’action de la gendarmerie est-elle largement appréhendée comme quelque chose de peu spécifique par rapport aux autres services publics en général et par rapport à la police nationale et aux polices municipales en particulier.

Parler ainsi de « proximité » dans les territoires périurbains, c’est faire référence à un principe d’action de la gendarmerie qui n’a guère d’écho significatif auprès des acteurs locaux et paraît en décalage par rapport aux attentes plus immédiates, plus réactives de la population. Si la plupart des habitants ne rechignent pas à engager un contact humain avec les gendarmes de leur brigade, leurs principales préoccupations demeurent malgré tout attachées à l’exercice « traditionnel » de la fonction policière. En d’autres termes, par-delà la revendication affichée pour un renforcement de la présence préventive sur le terrain, la véritable proximité recherchée avec les gendarmes se décline en termes de réactivité, de disponibilité, de rapidité et d’efficacité, qu’il s’agisse, pour la personne, de ne pas trouver porte close à la brigade lorsqu’elle se présente après 18 heures, d’être en contact téléphonique la nuit avec un opérateur connaissant parfaitement la circonscription, mais aussi de bénéficier d’une intervention rapide en cas de problèmes (cambriolages, troubles de voisinage, etc.). Dans ce cas-là, plus le délai d’intervention pourra être limité, plus le citoyen aura le sentiment d’une réelle proximité de la part de la gendarmerie, notamment si ses personnels font preuve (et donnent une apparence) de professionnalisme et de bienveillance dans ces circonstances souvent traumatisantes pour les individus. En effet, chacun est plus porté à se rappeler le comportement du gendarme lorsque ce dernier franchit le seuil de sa porte, pour constater un vol ou enregistrer une plainte, alors qu’il ne prête guère d’attention au gendarme lorsqu’il est sur le bord de la route ou patrouille dans son véhicule de service, le second pouvant inspirer la crainte du timbre-amende et des points enlevés et le premier l’interrogation, voire l’inquiétude que cette présence policière puisse traduire ou accompagner un regain d’insécurité. La perception des services de police se fonde surtout sur les mauvaises expériences, dans les situations de tensions, voire de confrontations, plus que dans les circonstances plus apaisées et dépourvues d’enjeux.

Le souci de renforcer la proximité à la population, dans le cadre du développement de la « fonction contact », s’est traduit, on l’a vu, par la mise en place d’un réseau de brigades territoriales de contact. Ce dispositif, dont le déploiement semble avoir été interrompu, a pour effet pervers de justifier le maintien d’unités territoriales par-delà leur activité réduite en faisant appel à l’idée consensuelle de proximité, alors que d’autres procédés plus dynamiques pourraient être largement plus opérants, en conciliant alors proximité et rationalité. En tout état de cause, c’est plutôt dans les zones périurbaines que cette logique de spécialisation pourrait produire des résultats pertinents en termes de mise en place de mécanismes adaptés aux modes de vie et aux attentes des populations.

Dans une réflexion prospective, afin de permettre à la gendarmerie d’accompagner les mutations de la société française [Dieu, 2020], il semble nécessaire d’apporter certaines adaptations et abandons de dispositifs devenus obsolètes. La question se trouve posée s’agissant de l’idée même de « maillage territorial » et, au-delà, de celle de « brigades territoriales ». Après deux siècles de bons et loyaux services, le temps est peut-être venu d’abandonner cette organisation devenue surannée, trop statique et dispendieuse, afin de faire entrer la gendarmerie dans le XXIe siècle. La situation des brigades implantées en zone touristique est un bon révélateur d’une certaine inadaptation du modèle traditionnel de la brigade territoriale. En effet, l’effectif réduit de ce type d’unités apparaît en décalage avec l’activité effective : en dehors des périodes d’afflux de population, il paraît disproportionné par rapport aux missions à exécuter et lors de la venue de centaines, voire de milliers de touristes, il doit être renforcé par des gendarmes mobiles et des réservistes, et ce d’autant plus que les personnels permanents de l’unité peuvent faire valoir leurs droits à permissions au cours de ces périodes hivernales et estivales.

Il paraît donc souhaitable de faire évoluer en profondeur ce concept de « brigade territoriale », qui ne correspond peut-être plus à la société française d’aujourd’hui. La gendarmerie s’est d’ailleurs engagée dans cette voie, avec le déploiement, depuis 2018, d’une brigade numérique. Implantée à Rennes et composée d’une vingtaine de gendarmes, cette unité a été pensée pour répondre, avec un accueil permanent par écrans interposés, aux questions des internautes en matière de démarches administratives et judiciaires, notamment pour favoriser l’accueil et l’orientation des victimes de violences. Même si elle n’a pas vocation à recevoir des plaintes, elle traduit une volonté de présence de l’institution dans le domaine en plein essor de la proximité numérique. Elle contribue ainsi à la libération de la parole des victimes, ses opérateurs pouvant recueillir leurs témoignages via le tchat, les réseaux sociaux et la plateforme des violences sexuelles et sexistes et déclencher des procédures en lien avec les unités locales.

Pour ce qui est du domaine territorial, il pourrait être opportun de préserver des brigades plus étoffées dans les zones périurbaines et les bourgs ruraux (avec une possibilité de spécialisation interne), en faisant disparaître alors le dispositif des communautés de brigades. Dans le même temps, pour ce qui est des zones rurales, à côté des brigades (autonomes) appelées ainsi à être maintenues, à raison de leur positionnement au niveau d'un bassin de vie et d'une zone cohérente en termes de criminalité, d'autres pourraient être transformées en unités plus souples, adaptées aux modes de vie des populations permanentes et saisonnières, avec, d'un côté, le maintien de postes avec un effectif réduit (trois gendarmes), avec la possibilité d'utiliser les locaux d'autres services publics ou ceux de la " maison des services au public ", de l'autre, l'ouverture de postes provisoires et de dispositifs mobiles, notamment dans les zones connaissant un fort afflux touristique. Les moyens technologiques les plus modernes pourraient également apporter un complément conséquent à l'action de proximité, notamment les hélicoptères pour les interventions urgentes ou encore les drones pour la surveillance des zones les plus difficiles d'accès. Ce dispositif nouveau devrait également être articulé avec le développement et, on peut l'espérer, les regroupements au niveau intercommunal des polices municipales, dont l'action pourrait utilement être davantage intégrée dans celle des unités territoriales de gendarmerie, le tout conjointement avec la recherche de mutualisations avec les autres services publics intervenant dans les zones rurales, notamment celles les plus en proie à l'isolement et au vieillissement des populations.

Bibliographie

DIEU (F.), 1995, « Le modèle gendarmique », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, n° 1, p. 94-106.

DIEU (F.), 2020, Où va la gendarmerie ?, Paris, L’Harmattan, « Sécurité et société ».

DIEU (F.), 2021, « La formation à la proximité des militaires de la gendarmerie », in DIEU (F.), Études sur la gendarmerie. Regard sociologique sur une institution à l’épreuve du changement social, Paris, L’Harmattan, « Sécurité et société », p. 323-399.

DIEU (F.), MIGNON (P.), 2002, Sécurité et proximité. La mission de surveillance générale de la gendarmerie, L’Harmattan, « Sécurité et société », Paris.

LAFONT (H.), MEYER (Ph.), 1980, Le nouvel ordre gendarmique, Paris, Seuil.

NICOUD (F.), 2021, « Les maires en attente de proximité » in LATOUR (X.) (dir.), La gendarmerie dans l’État, Paris, L’Harmattan, « Sécurité et société », p. 159-174.

Derrière cet article

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François Dieu

Fonction Professeur des universités