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La prise en considération de la dimension religieuse du djihadisme dans les politiques de lutte contre la radicalisation en France

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

La prise en considération de la dimension religieuse du djihadisme dans les politiques de lutte contre la radicalisation en France
13mar.19
Communication de Romain Sèze, chercheur de l'INHESJ, sur la prise en considération de la dimension religieuse du djihadisme dans les politiques de lutte contre la radicalisation

Ce texte est issu d'une communication donnée à l'occasion d'une journée d'étude organisée par l'Institut des hautes études de la justice (IHEJ), l'association « Nigelle », le Centre de recherche interdisciplinaire en sciences humaines et sociales (Université de Montpellier), et l'Institut protestant de théologie.
Cette journée a eu lieu à l'Institut protestant de théologie, à Paris, le 21 janvier 2019.
Romain Sèze, chercheur à l'INHESJ, y analyse la prise en considération de la dimension religieuse du djihadisme par les politiques de lutte contre la radicalisation en France.

Les années 2010 marquent un tournant pour la France, frappée comme jamais auparavant par le terrorisme et résolue à mener un combat de long terme pour l'endiguer. En 2014, l'État se décide à lutter contre la radicalisation, sans pourtant que cet infléchissement ne suscite de réelles interrogations. Qu'est-ce que la prévention de la radicalisation ? La difficulté de la réponse tient à la nature confuse de cette entreprise qui renvoie à un faisceau complexe d'actions expérimentales, aux objets disparates et aux contours mouvants. Il est pourtant urgent d'expliciter les logiques qui façonnent ce modèle sécuritaire tant elles questionnent le projet de société que l'État entend opposer au djihadisme.

À cette fin, il importait de déjà conduire une enquête, c'est-à-dire collecter les documents officiels (circulaires, décrets, rapports, plans d'action, etc.), une abondante littérature grise émanant de différents services, et enfin entreprendre une campagne d'entretiens – une soixantaine au total – doublés de moments d'observations auprès d'acteurs impliqués dans ce mode de gouvernance de la sécurité : responsables administratifs, du renseignement, magistrats, professionnels de la prévention, responsables associatifs, autorités musulmanes, familles, etc.

Cette enquête, dont les résultats ont été publiés en mars 2019 , impose un premier constat : la France a longtemps refusé de s'impliquer dans la lutte contre la radicalisation, au motif de sa tradition laïque notamment. Prévenir la radicalisation suppose en effet d'intervenir sur les différents leviers identifiés comme participant de ce processus, dont le levier religieux fait partie ; mais comment intégrer à la réponse publique la dimension religieuse d'une violence – qui se définit ontologiquement comme telle – en tenant compte des contraintes imposées par les lois et la tradition laïques françaises ?

Les données recueillies au cours de cette enquête alimentent un état des lieux mis en perspective par une approche constructiviste de l'action publique, et ordonné en une série de trois « séquences », au cours desquelles se dessine une progressive – et difficile – prise en considération de la dimension religieuse du djihadisme dans les politiques de lutte contre la radicalisation : éludée dans un premier temps, la dimension religieuse de cette violence est timidement prise en considération avec la mise en place de premiers dispositifs de lutte contre la radicalisation dès avril 2014, pour devenir centrale à la suite des attentats de janvier 2015.

Une approche étrangère à la culture politique française : la question religieuse éludée

La première de ces trois séquences s'étend du début des années 2000 à 2012. Elle est caractérisée par le refus de la France d'investir la lutte contre la radicalisation – refus qu'il s'agissait déjà d'établir et d'expliquer. La lutte contre la radicalisation émerge au milieu des années 2000 en Europe, elle y essaime peu à peu, et la France est dès lors incitée à y prendre part par les biais des réseaux de coopération européens : plusieurs administrations (Direction de l'administration pénitentiaire, Bureau central des cultes) sont sollicitées. Elles se prêtent à ces échanges, sans plus. L'une d'entre elles, et non des moindres, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN ) plaide pourtant pour que cette approche intègre la stratégie antiterroriste nationale, dès 2006.

Toutefois, ces volontés ne se concrétisent pas. Pourquoi ? Les acteurs impliqués dans les réseaux de coopération européens doivent justifier la position de retrait de la France, et ils l'ont fait en mobilisant deux éléments. Le premier est la valorisation de l'appareil antiterroriste français, qui apparaît – fort de sa reconfiguration dans les années 1980 – comme un modèle d'anticipation efficace. Aucun attentat n'est perpétré sur le sol français pendant plus de 15 ans. Aucune raison donc de mettre en cause ce modèle. D'autant plus que si on prend pour exemple les pays qui s'emploient à lutter contre la radicalisation, ils le font en intervenant notamment sur le levier religieux : la stratégie pionnière du Royaume-Uni (Contest), qui a inspiré la politique européenne en la matière, repose sur des partenariats directs entre l'État et des communautés musulmanes (préalablement identifiées et pourvues de soutiens financiers) ; de la même manière, les pays scandinaves font facilement intervenir des mentors ou tuteurs qui sont des autorités musulmanes parce qu'ils misent sur la capacité médiatrice du référent religieux. D'où le deuxième argument invoqué pour expliquer le refus français d'investir la lutte contre la radicalisation : la laïcité. Ce serait périlleux au regard du respect de la liberté religieuse ; politiquement risqué pour un gouvernement suspecté aussi bien de laxisme que de néocolonialisme envers les musulmans ; et alors que les autorités musulmanes font par ailleurs plutôt figure de « population à risque » dont l'influence inquiète l'État depuis la fin des années 1980.

Rien, donc, n'est favorable à la mise en place de ce type de politique. Les violences politiques continuent à ne faire l'objet que d'une approche répressive. Il n'est pas question de lutter contre la radicalisation et la question religieuse est, à cette époque, éludée par la puissance publique.

Du problème à l'action publique : une timide prise en considération de la question religieuse

Pourtant, la radicalisation devient un objet d'action publique sous le gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Mais la question religieuse y sera cette fois-ci contournée. Cette deuxième séquence s'étend de 2012 à 2014, et elle débute avec l'émergence de la radicalisation comme problème public. Tout commence avec l'affaire Merah, qui fait l'objet d'un cadrage particulier. Elle est interprétée comme le fait d'un terrorisme d'un genre nouveau, parce qu'un « terrorisme intérieur » qui serait le fait de « loups solitaires », et face auquel les institutions de justice et de sécurité – qui constituent le socle de l'appareil antiterroriste français – ne seraient plus adaptées. La mise en cause de ce modèle, objectivée par une série de rapports, notamment parlementaires , s'accentue avec les départs en Syrie. Une fenêtre d'opportunité s'ouvre, et elle est investie par divers réseaux : d'une part, par le SGDSN qui plaide à nouveau pour les préconisations qu'il avait émises presque dix ans auparavant ; d'autre part, par les mobilisations des parents dont les enfants sont partis sur zone, qui se constituent en associations et exigent des réponses adaptées du gouvernement.

La lutte contre la radicalisation intègre alors l'agenda politique, et un premier plan de prévention de la radicalisation est décidé en avril 2014. C'est le virage stratégique auquel la France s'était jusque-là refusé. Comment s'y pose la question religieuse ? Elle fait l'objet d'une première prise en considération dans les circulaires interministérielles, mais tout en étant largement marginalisée, dans la pratique, par le cadrage du problème qui s'impose alors. Ce cadrage est construit à la croisée de deux tropismes. Le premier est l'analogie entre radicalisation et délinquance, dont est emblématique le fait que le pilotage de ce plan ait été confié au Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR ), i.e. une administration qui ne s'occupait jusque-là que de prévention de la délinquance. Un deuxième tropisme s'impose simultanément : celui des « dérives sectaires », qui est illustré par l'association de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes ) au dispositif de prévention. L'analogie entre radicalisation et dérives sectaires se heurte bien sûr à des expertises concurrentes, mais elle s'impose pour différentes raisons, en particulier parce qu'elle permet d'appréhender le religieux sans le considérer comme tel.

Lors de cette deuxième séquence, la question religieuse est donc timidement prise en considération par la puissance publique, tout en étant largement contournée par le cadrage du problème qui s'impose alors.

Du problème sécuritaire au problème social : la centralité de la question religieuse

Ce contournement de la question religieuse a fini par se heurter à un changement de paradigme de l'action publique. Cette troisième séquence débute avec les attentats de janvier 2015. Le fait qu'ait notamment été visée la rédaction du journal Charlie Hebdo, accusée de blasphème, disposait à un cadrage particulier de ces évènements : une attaque contre la liberté d'expression, contre la « laïcité », « les Lumières », contre « ce que nous sommes » ont déclaré plusieurs membres du gouvernement. La société se sent ébranlée dans les valeurs mêmes qui l'instituent. D'où l'identification exceptionnellement massive suscitée par ces évènements, qui apparaissent comme le symptôme d'une déliquescence du social, et placent donc le gouvernement en position de le renforcer. C'est ce que signifiait l'exhortation du Premier ministre Manuel Valls et du président François Hollande à « faire vivre l'esprit du 11 janvier » : puisque le problème sécuritaire s'enracinait dans un effritement des valeurs institutrices du social, son endiguement supposait dès lors de restaurer lesdites valeurs. C'est de cette logique dont ont procédé toutes les initiatives prises pour lutter contre la radicalisation à partir de 2015. D'une part, elles insistent sur la transmission de valeurs fondamentales et inscrivent la lutte contre la radicalisation dans un projet moral ; d'autre part, elles se recentrent en même temps sur les jeunes des quartiers populaires parce qu'ils seraient objectivement plus disposés à rompre avec les « valeurs républicaines ».

Or, ce recadrage de la radicalisation en tant que problème public accompagne des changements importants en matière de réponse publique, et impliquent directement la question religieuse. Dès cette époque, l'association entre radicalisation et délinquance est renforcée par toute une série de mesures ; tandis que peu à peu, la Miviludes, et donc par-delà l'association entre radicalisation et dérives sectaires, en est évacuée. Pourquoi ? Avec le « retour de la question sociale » en quelque sorte, l'islam revient aussi sur le devant de la scène. Le discours politique sur l'« islam de France » présuppose en effet, depuis la fin des années 1980, une forme d'extranéité de cette religion à la culture française, voire d'incompatibilité avec les « valeurs républicaines » ; mais à partir du moment où la lutte contre la radicalisation suppose de renforcer le consensus autour desdites valeurs, la question de l'islam, qui était niée, puis contournée, devient centrale. L'islam – et plus particulièrement les autorités musulmanes en raison de leur influence supposée – apparaissent à la fois comme une cause et une solution à la radicalisation. L'enjeu devient donc de les impliquer dans ce projet moral. Mais comment faire alors que la Constitution interdit toute ingérence de l'État dans la sphère religieuse ? Les rapports parlementaires consacrés à la gestion de la radicalisation en 2015 se heurtent à ce questionnement, justement significatif de l'évolution en train d'advenir. La laïcité n'a jamais empêché, de facto, cette ingérence, et ses évolutions depuis les années 1970, qui voient les religions davantage reconnues par la puissance publique pour leur contribution au lien social, mais aussi s'instaurer un rapport plus intrusif des instances politiques vis-à-vis des affaires religieuses . Transposé au présent sujet, c'est bien sûr la question de l'« islam de France » qui resurgit. Le discours sur l'« islam de France », qui est né dans les années 1980 de débats intégrationnistes , recouvre, après janvier 2015, un enjeu essentiellement sécuritaire : il devient le rempart contre la radicalisation. Cela se traduit alors par un renforcement de toutes les actions originellement pensées pour le mettre en œuvre (multiplication des formations pour imams, tentatives de régulation des financements issus de l'étranger, création d'une structure d'autorité représentative, etc.), par une politique incitative au moyen de l'instance de dialogue dont la création était annoncée début 2015, et en stigmatisant a contrario les expressions de l'islam qui semblent aller à revers de ce projet moral.

Après les attentats de janvier 2015, à la faveur d'un recadrage de la radicalisation en tant que problème public (recouvrement du problème sécuritaire par un problème social) et du changement de paradigme subséquent de l'action publique, la question religieuse devient centrale dans les politiques de lutte contre la radicalisation.

Conclusion

D'où le paradoxe de ce modèle sécuritaire. La prévention de la radicalisation est née du constat, qui est aussi le résultat de la construction sociopolitique, d'un risque : celui du développement d'un terrorisme intérieur. La satisfaction attendue de la réponse publique repose donc sur sa capacité à restaurer la confiance (assurer que ce risque est sous contrôle). Mais en donnant corps à cette menace, en la ramenant aux lancinantes représentations qu'un pays cultive de son « ennemi intérieur », en subordonnant l'anticipation à une logique de suspicion (voir les controverses sur le burkini), la lutte contre la radicalisation est aussi productrice de défiance , et elle questionne donc le projet de société que les décideurs entendent opposer au djihadisme.

Bibliographie

  • 1. Romain Sèze, Prévenir la violence djihadiste. Les paradoxes d'un modèle sécuritaire, Paris, Seuil, 2019.
  • 2. Organe rattaché aux services du Premier ministre en charge notamment de l'élaboration et de la planification de la politique du gouvernement en matière de défense et de sécurité.
  • 3. SGDSN, Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, octobre 2006.
  • 4. Voir notamment : Jean-Jacques Urvoas, Les RG, la SDIG, et après ? Rebâtir le renseignement de proximité, Rapport pour la Fondation Jean-Jaurès, 2012 ; Christophe Cavard et Jean-Jacques Urvoas, Rapport parlementaire sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, 2013 ; Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Rapport d'information en conclusion des travaux d'une mission d'information sur l'évolution du cadre juridique applicable aux services de renseignement, 2013.
  • 5. Yann Jounot, Prévention de la radicalisation, Rapport pour le Premier ministre, non publié, 2013.
  • 6. Créé en 2006 et présidé par le Premier ministre ou le ministre de l'Intérieur par délégation pour « fixer les orientations de la politique gouvernementale en matière de prévention de la délinquance, veiller à sa mise en œuvre, coordonner l'action des ministères » (site internet du CIPDR).
  • 7. La Miviludes a été créée en 2002 (en remplacement de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes, fondée en 1998) et placée sous l'autorité du Premier ministre.
  • 8. Sur les valeurs républicaines entendues comme une construction socio-politique visant l'affirmation d'une unité du corps social et faisant l'objet d'appropriations sociales diverses, voir : Christophe Bertossi, La citoyenneté à la française. Valeurs et réalités, Paris, Éd. du CNRS, 2016.
  • 9. Philippe Portier, L'État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Paris, PUF, 2016.
  • 10. Peter Frank, « Une religion civile en quête d'autorités religieuses », Confluences Méditerranée, n° 57, 2006, p. 69-81.
  • 11. Ainsi que l'illustre la dernière enquête de Francesco Ragazzi, Stephan Davidshofer, Sarah Perret et Amal Tawfik : « Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France », rapport pour le Centre d'étude sur les conflits, 2018.

Derrière cet article

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Romain Sèze

Fonction Chargé de recherche (2015-2020)
Discipline Sociologie