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W. G. Skogan s'interroge sur l'utilisation des contrôles proactifs - stop-and-frisk - dans la police américaine.
Cet article d'archive est issu des Cahiers de la Sécurité et de la Justice n°40 (2017).
Introduction
Le présent article décrit le statut actuel de la méthode du stop-and-frisk – méthode consistant à interpeller et à fouiller les citoyens dans la rue – en tant que stratégie policière aux États-Unis. Nous nous intéresserons à la fois à la législation et à la mise en pratique de cette méthode, puis nous passerons en revue les connaissances dont nous disposons concernant l’efficacité du « stop and frisk » en tant que politique de lutte contre la criminalité. Par ailleurs, une attention particulière sera portée aux coûts associés à la mise en place de la méthode en se centrant sur son efficience et sa justesse, et nous étudierons également les possibilités d’alternatives à cette politique. Je m’appuierai sur des exemples tirés de deux villes américaines. La première est la ville de New York, où la méthode du stop-and-frisk a été étudiée de manière particulièrement approfondie. Comme je l’expliquerai plus en détails ultérieurement dans ce texte, ceci s’explique par le fait que les actions en justice intentées par les activistes et les chercheurs ont permis d’obtenir des données relatives à cette méthode par le biais du département de la police, qui a autorisé l’accès à ses opérations aux fins d’inspections minutieuses. La seconde ville à laquelle nous nous intéresserons est celle de Chicago, où j’ai mené la majorité de mes recherches sur le sujet. Chicago a suivi New York dans l’adoption du stop-and-frisk en tant que principale stratégie anti-criminalité de la police suite à l’arrivée d’un nouveau préfet de police qui avait passé la plus grande partie de sa carrière à New York. À Chicago, j’ai pu accéder à des données internes de la police, mais j’ai également réalisé une enquête indépendante auprès des habitants de la ville pour les questionner sur leur expérience vis-à-vis de la criminalité. J’ai choisi de me centrer sur deux villes en particulier parce qu’il n’existe aucune politique nationale régissant la police aux États-Unis. Les forces de police sont dirigées et rémunérées localement, et chaque ville décide du cap à suivre par le biais de débats politiques et d’élections locales. Il n’existe aucune donnée nationale sur la méthode du stop-and-frisk ni aucune information probante concernant les tendances à l’échelle nationale. Aux États-Unis, la police est une entité locale, et les implications liées à ce principe se reflètent dans l’intégralité de cet article.
Stop-and-frisk, la méthode américaine
Les questions d’ordre juridique, politique et constitutionnel influent sur la mise en pratique et l’interprétation de la méthode du stop-and-frisk, c’est pourquoi ce texte vise à étudier les contrôles réalisés « à l’américaine ». Il est nécessaire de consacrer un paragraphe au statut de la méthode du stop-and-frisk dans la législation américaine. Or, en réalité, peu d’agents de police comprennent véritablement ces obligations légales, c’est pourquoi je passerai rapidement à la pratique réelle.
Selon la législation, un agent peut interpeller un individu (c’est-à-dire le retenir de manière temporaire) dès lors qu’il « soupçonne raisonnablement » que celui-ci a commis ou s’apprête à commettre un délit ou un crime. Par ailleurs, l’agent peut « palper » (ou fouiller) les vêtements extérieurs d’un suspect en cas de « suspicion raisonnable » que le sujet est armé et présente une menace pour l’agent ou la population. Ces fouilles doivent être menées uniquement dans le but de découvrir des armes et non pour révéler une quelconque autre forme de contrebande ou de preuve de la criminalité du suspect. Des règles similaires s’appliquent à la réalisation de fouilles de l’environnement immédiat du conducteur d’un véhicule. Si, dans ces circonstances, les actions d’un agent sont contestées devant un tribunal, l’agent doit pouvoir expliquer au juge sur quelle base raisonnable ses suspicions étaient fondées. Lorsque ces règles sont devenues officielles (suite à une décision de la Cour suprême en 1968), elles étaient perçues comme un compromis de taille. Celles-ci mettaient en balance les libertés individuelles des Américains avec les risques présentés par une société de plus en plus armée et en proie à une épidémie de crimes violents. La Cour suprême a elle-même reconnu que les contrôles arbitraires devaient « certainement être une expérience désagréable, angoissante, voire humiliante » pour les individus interpellés. Toutefois, l’affaire présentée décrivait la méthode du stop-and-frisk dans sa forme la plus bénigne. Il s’agissait d’un agent expérimenté qui, alors qu’il faisait sa ronde habituelle dans le centre de Cleveland, dans l’Ohio, a remarqué trois individus non familiers qui observaient les vitrines de bijouteries. L’agent a décidé de les suivre discrètement pendant un certain temps en prenant note de leurs actions. Alors qu’ils se regroupaient devant l’une des boutiques, le détective les a appréhendés et a réalisé un contrôle du type de ceux qui seraient plus tard baptisés « contrôles Terry », d’après le nom de l’un des suspects. Deux des trois suspects portaient des armes à feu sur eux, et l’un d’entre eux a rapidement avoué qu’ils avaient l’intention de cambrioler la boutique. Lorsque le tribunal a étudié l’admissibilité de ces éléments de preuve, il a jugé qu’il s’agissait d’un travail policier de qualité et a approuvé la tactique employée telle qu’elle a été décrite.
Il est important de noter qu’à l’échelle de cet article, mon intérêt se porte sur un autre élément. En l’occurrence, j’ai choisi de centrer mon travail sur la méthode du stop-and-frisk en tant que stratégie organisationnelle. Tout comme l’agent Martin McFadden dans le centre de Cleveland, il est habituel que des agents isolés observent les actions de certains individus et les circonstances associées. Ils peuvent décider d’intervenir directement à partir des suspicions éclairées qu’ils ont formées, et ils peuvent choisir de palper le ou les suspects en vue de garantir leur sécurité personnelle. Il s’agit ici de tactiques de réaction face à certains événements et certains individus, et ces tactiques sont souvent employées. À titre de stratégie organisationnelle, la méthode du stop-and-frisk intègre de nombreuses caractéristiques supplémentaires. En l’occurrence, les contrôles ne sont pas seulement des réactions face à des événements; et les agents partent en patrouille avec l’intention de procéder à ce type de contrôles. C’est leur mission, tout au moins en partie. Ils doivent procéder à ces interpellations parce que leurs supérieurs leur demandent d’effectuer des contrôles et de fouiller les citoyens – ou « lay hands on people » selon l’expression employée à Chicago. Les agents sont encouragés à « remplir leurs quotas » afin de satisfaire leurs supérieurs. Les contrôles étant enregistrés dans la base de données du service de police, il s’agit bien ici de chiffres, et ces chiffres sont surveillés par leurs supérieurs. Ils peuvent imposer un quota officiel et fixer un nombre d’interpellations à effectuer pour chaque équipe, ou peuvent tout aussi bien demander une augmentation de ces chiffres lors des réunions de briefing. Les supérieurs insistent sur les chiffres parce qu’ils doivent eux aussi rendre des comptes aux dirigeants des polices. Dans les organisations qui adoptent la méthode du stop-and-frisk en tant que stratégie, les chiffres générés par différents services sont utilisés lors des sessions de gestion des statistiques CompStat pour réprimander ou dénigrer les chefs de district qui n’ont pas « rempli leurs quotas ». Les hauts dirigeants, eux, décriront leurs stratégies comme « capitales pour lutter contre la criminalité » auprès des dirigeants politiques, des médias et du public. Ils interpréteront leurs chiffres comme la preuve qu’ils fournissent d’importants efforts pour lutter contre la criminalité et avertiront leurs interlocuteurs que toute remise en question de ces quotas confronterait la population à de grands risques. Ils brandiront toute chute de la criminalité comme étant leur accomplissement. En somme, ce texte est axé sur l’étude de la méthode du stop-and-frisk en tant que politique délibérément élaborée et mise en pratique.
Pourquoi cette méthode est-elle devenue un sujet de grand intérêt et de discorde politique aux États-Unis? Au cours des 20 dernières années, les pratiques policières américaines sont passées d’une position favorable à une intervention face à un délit en train d’être commis ou déjà commis à des stratégies proactives destinées à prévenir ou à décourager les futurs délits. Au lieu de « faire le ménage » une fois les délits commis, il s’agit désormais de prendre la situation en main. Tel est le choix politique initial. Les dirigeants des forces de police ont été encouragés à prendre cette responsabilité lors de la chute de la criminalité qui a été observée après 1991 aux États-Unis. Les discussions qui les plaçaient comme acteurs de cette chute leur a permis de recueillir un nouveau soutien politique. Au cours des années 1990 et au début des années 2000, la police a testé une variété de nouvelles stratégies, dont la fameuse stratégie de la police de proximité, et a revendiqué chacune de leurs réussites. Or, au milieu des années 2000, la criminalité a cessé de chuter et sa nature a évolué. Un plus grand pourcentage de ces crimes impliquait des armes et une plus grande part des crimes violents était liée aux gangs. La criminalité avait chuté dans un grand nombre de secteurs au sein des villes, mais les actes demeurant étaient devenus plus violents, et les taux restaient élevés dans les zones où ils étaient concentrés. Les quartiers qui demeuraient touchés étaient encore plus pauvres et désorganisés que par le passé, et il s’est avéré difficile d’y améliorer les choses. Néanmoins, la police prenait désormais la criminalité en main, et ce nouvel étalage d’armes, de drogues et de violence appelait quasi inévitablement à des interventions offensives de la police. La méthode du stop-and-frisk est devenue la stratégie de lutte contre la criminalité privilégiée au sein des pratiques policières américaines. Comme l’exposait William Bratton, deux fois préfet de police de la ville de New York, « Le stop-and-frisk est un outil élémentaire de la police. C’est l’une des pratiques les plus fondamentales de la police américaine. Si des flics n’ont pas recours au stop-and-frisk, c’est qu’ils ne font pas leur travail. Il s’agit d’un outil élémentaire et fondamental du métier de policier dans tout le pays. Si vous interdisez le stop-and-frisk, les choses vont dégénérer à une vitesse record. »
Le stop-and-frisk en tant que stratégie de prévention incarne la théorie de la dissuasion générale. L’idée est que cibler continuellement les « individus à risques » accroît le danger qu’ils courent lorsqu’ils arpentent la ville en possession d’armes ou de stupéfiants. Ainsi, les délinquants potentiels évalueront le rapport risque-récompense associé à leurs actes et pourront décider d’y renoncer. Ceci décourage la criminalité associée à la possession d’armes et de stupéfiants, et notamment les fusillades et le trafic de stupéfiants. Par ailleurs, le simple fait de savoir que la police pratique des contrôles stop-and-frisk devrait faire passer deux messages à la population globale, au-delà des catégories d’individus généralement ciblées par la police. Le premier message est d’ordre dissuasif : les citoyens ne devraient même pas envisager d’être en possession d’objets illégaux. Le second consiste à démontrer que la police est vigilante à leur égard, ce qui vient refléter la logique politique que j’associe à la méthode du stop-and-frisk en tant que stratégie organisationnelle.
La méthode du stop-and-frisk est-elle efficace?
L’efficacité du stop-and-frisk est une question de recherche importante qui n’est minutieusement abordée que depuis peu. Il existe deux approches pour répondre à cette question. La première consiste à étudier le taux de réussite de la méthode, à savoir la proportion d’interpellations qui ont permis de saisir des articles de contrebande ou d’identifier des individus déjà recherchés par la police. La seconde approche est axée sur les effets du stop-and-frisk sur la lutte contre la criminalité en général. Ici, il s’agit de savoir si l’on est face à une chute de la criminalité future dans les quartiers ciblés pouvant être attribuée à l’effet de dissuasion générale de cette stratégie?
L’efficacité de la méthode du stop-and-frisk n’a été précisément évaluée qu’au sein de la ville de New York en raison de la disponibilité des données. Contrairement à d’autres villes, New York consigne systématiquement des informations sur les individus et les objets identifiés lors des interventions faisant suite à des contrôles de routine, c’est-à-dire qu’elle garde une trace de tous les contrôles pouvant être liés à une ou plusieurs arrestations, amendes ou saisies de biens associées. En revanche, à Chicago, les contrôles de type stop-and-frisk effectués se soldent par des rapports enregistrés uniquement lorsque rien n’est découvert, c’est-à-dire lorsque les sujets interpellés repartent librement. Si la police était déjà à leur recherche, ou si les sujets interpellés étaient en possession d’articles de contrebande, aucun rapport stop-and-frisk n’est enregistré. Au lieu de cela, l’agent concerné doit compléter la lourde documentation à laquelle il est toujours confronté. Ceci rend le calcul du taux de réussite impossible et empêche de défendre ou de critiquer cet aspect de la stratégie stop-and-frisk de la ville. Il faut souligner que l’accès aux données de la ville de New York n’a pas été facile à obtenir. Il a fallu plusieurs années de contentieux mené par un groupe d’activistes et de chercheurs – procès dont j’étais l’une des parties. À l’issue de ce procès, un juge a demandé à la police de publier les données de manière régulière et dans des délais convenables. Ceci a donné lieu à une situation inhabituelle permettant aux débats politiques autour du stop-and-frisk à New York de s’appuyer sur des données factuelles, toutes les parties consultant leurs ordinateurs aussi fréquemment que leurs électeurs.
Au vu du taux de réussite de la méthode, beaucoup ont conclu que la mise en place du stop-and-frisk à New York pourrait ne pas avoir été rentable. Entre 2004 et 2012, la police new-yorkaise a recensé plus de 4,4 millions de contrôles. Sur ce total, 11 % se sont soldés par une arrestation ou une amende. Beaucoup de ces contrôles concernaient des délits extrêmement mineurs (crachat sur la voie publique, traversée des voies hors des passages piétons) et semblent avoir été des prétextes, l’infraction n’étant pas le véritable motif d’interpellation du sujet. Au total, 1,1 % descontrôles ont permis de saisir une arme à feu, et 1,5 % ont permis de découvrir d’autres objets illégaux.
Il est compliqué de déterminer l’impact de prévention futur de la méthode du stop-and-frisk. Les agents étant concentrés dans certaines zones en raison de la criminalité, ces deux principes sont étroitement liés. Mieux les organisations sont gérées, plus cela se vérifie, leur stratégie « cops-on-the-dots » – selon l’expression new-yorkaise – d’affectation d’agents dans les zones sensibles s’étant avérée efficace. Or, les données relatives au recours au stop-and-frisk dans la ville de New York sont à la fois de très bonne qualité et de très grande ampleur. Grâce à des techniques statistiques avancées, les chercheurs sont parvenus à distinguer les effets liés à la concentration des agents en raison de la criminalité et leur rôle dans l’élimination de cette même criminalité. L’étude la plus récente s’est appuyée sur les données de 2011, année record eu égard au nombre de contrôles effectués à New York. Statistiquement, en somme, les quasi 700 000 contrôles réalisés au cours de l’année 2011 ont réduit de 2 % les chiffres des délits signalés dans les zones de la ville impactées.
La question est de savoir si cela est suffisamment efficace pour plaidoyer en faveur de la stratégie stop-and-frisk comme outil de lutte contre la criminalité urbaine violente? À New York, le taux de réussite en matière de saisie d’armes à feu était faible (1,1 %, comme indiqué plus haut), mais en 2011, cela aurait pu permettre de saisir 7 700 armes transportées par des citoyens dans la rue. Une réduction de 2 % de la criminalité globale semble faible, mais cela pourrait représenter un nombre important dans l’immense ville qu’est New York. D’après des estimations indépendantes du coût de la criminalité, si la moitié des délits et crimes évités étaient des crimes graves, une réduction de 2 % aurait pu permettre à la société d’économiser 400 000 000 $.
Les évaluations de l’efficacité du stop-and-frisk ont largement contribué au débat politique autour de cette méthode à New York et ailleurs, mais elles n’ont pas résolu le débat. Néanmoins, il est possible d’éclairer davantage cette problématique en se posant des questions plus globales sur le stop-and-frisk, à commencer par les coûts liés à cette stratégie.
Les coûts du stop-and-frisk
Il est également important de garder à l’esprit le fait que les politiques publiques ne sont pas évaluées exclusivement selon leur efficacité. Elles sont également jugées selon leur coût direct, leur « efficience ». Par ailleurs, elles devraient être évaluées selon la qualité de leur concordance avec les normes qui constituent la justice au sein de la société, c’est-à-dire sur le plan de leur « équité ». Le manque d’équité d’une politique devrait être considéré comme un coût pour celle-ci. Enfin, les politiques doivent être comparées à d’autres manières d’allouer les mêmes ressources, par rapport à d’autres stratégies qui pourraient également être efficaces, mais à moindre coût. Les politiques inefficaces sont coûteuses. Ces questions de coût nous ramènent à des questions posées en amont de cet article, puisqu’elles concernent l’efficience, l’équité et les alternatives.
L’efficience
La première préoccupation que j’ai relevée eu égard au stop-and-frisk portait sur la mesure de la non-nécessité des contrôles. L’une des conséquences du recours généralisé au stop-and-frisk est que – du point de vue des citoyens impliqués – ces contrôles peuvent paraître injustifiés. Même dans les hauts lieux de la criminalité, la plupart du temps, la majorité des citoyens ne font que vaquer innocemment à leurs occupations quotidiennes. La capacité des agents à sélectionner adéquatement les sujets à risques parmi le reste de la population est très limitée. Ceci se vérifie en particulier lorsque le type de pratiques policières locales exercées isole la police des quartiers auxquels elle est affectée. Les agents n’ont aucune idée de qui est qui, ni de qui est un élément perturbateur pour les autres résidents, ce qui ne leur laisse quasiment aucun autre choix que de rassembler les sujets et de noter leurs noms. Cette pratique donnera certainement lieu à de faibles taux de réussite en matière de saisie d’objets illégaux et d’arrestations.
Il est important de réfléchir à des alternatives à la méthode du stop-and-frisk car celle-ci est onéreuse. D’après ce que j’ai pu observer, les agents arrêtent les véhicules et demandent à tous les passagers de sortir, ou appréhendent et interrogent les piétons après les avoir calmés. Ils vérifient l’identité qui leur est donnée par les sujets contrôlés (en Amérique, être en possession d’une pièce d’identité lorsqu’on se déplace n’est pas obligatoire, sauf au volant). Ils entrent des descriptions plus ou moins détaillées des sujets impliqués (ceux-ci ne possédant pas de pièces d’identité sur eux), ainsi que toute information d’identification pouvant être recueillie dans un terminal de données installé dans leur véhicule de patrouille, puis ils attendent les résultats. Ils vérifient la plaque d’immatriculation des véhicules à partir d’une base de données nationale et d’une base de données locale. Si l’agent pose beaucoup de questions et procède à une fouille du sujet, mais qu’il ne trouve rien de particulier, l’intervention peut prendre moins de 15 minutes, mais fouiller des véhicules nécessite davantage de temps. D’après mes estimations, les 718 000 contrôles de ce type effectués par la police de Chicago en 2014 ont requis au moins 180 000 heures de temps de patrouille.
Pire encore (car il s’agit là simplement de coûts financiers), les contrôles stop-and-frisk inefficients génèrent des électeurs et des contribuables insatisfaits (l’insatisfaction étant un élément clé dans mes descriptions du grand public lorsque je m’adresse à des policiers). Les recherches que j’ai moi-même menées à Chicago portaient directement sur la question de l’insatisfaction des citoyens vis-à-vis de la police à travers une enquête de grande ampleur réalisée auprès des habitants de la ville. Cette enquête visait des habitants âgés de 16 ans et plus et portait sur leur vécu au cours de l’année passée. D’après les résultats, quasiment 30 % des habitants de Chicago se souvenaient avoir été contrôlés par la police lors de l’année écoulée. Certains ont admis avoir été interpellés parce qu’ils conduisaient mal ou trop vite, ou parce qu’ils avaient commis d’autres infractions. Ces cas représentent 25 % du total des habitants interpellés, les 75 % restants ayant affirmé avoir fait l’objet d’interpellations qui s’apparentaient à des contrôles de type stop-and-frisk. Ainsi, au total, 22 % des adultes de Chicago avaient été interpellés au moins une fois en seulement une année, ce qui représente un nombre particulièrement conséquent.
De plus, ces citoyens étaient mécontents vis-à-vis de ce traitement. L’un des avantages associés à la réalisation d’un sondage portant sur le stop-and-frisk est que j’ai pu établir un lien entre les récits des citoyens et leur opinion à l’égard de la police et de la société. Les sujets ayant fait l’objet de contrôles stop-and-frisk étaient au moins aussi mécontents que les habitants qui avaient été arrêtés ou verbalisés, voire parfois davantage. Pour moi, ceci peut s’expliquer par le fait que quelqu’un qui conduit vite sait qu’il excède les limites de vitesse et est conscient du risque qu’il prend. C’était probablement également le cas pour la plus grande partie du faible nombre de participants au sondage qui avaient commis des infractions non liées au code de la route. Dès lors qu’ils étaient traités avec professionnalisme, ils n’avaient donc pas de raisons de se plaindre, et ils en étaient probablement conscients.
En revanche, l’une des implications négatives de la méthode du stop-and-frisk est que les citoyens qui ne font rien de mal ne sont pas à l’abri d’une interpellation par la police. Ces contrôles sont un impératif organisationnel, et non un reflet de leur culpabilité. C’est sur cette grande partie de la population qui est victime d’interpellations injustifiées qu’il est nécessaire de se pencher plus sérieusement. Se faire contrôler n’est pas seulement gênant. Bien qu’ils aient fini par être libérés, le nombre d’individus ayant indiqué avoir été menottés, malmenés et menacés est surprenant. Ils ont également signalé avoir été fréquemment contrôlés au cours de l’année, et ceux qui avaient été interpellés de manière répétitive étaient particulièrement mécontents. Pour cette catégorie d’individus, éviter les ennuis ne les empêchait pas d’être contrôlés, et il leur était impossible de maîtriser leur propre sort. L’affaire était purement organisationnelle.
Ces expériences ont eu d’autres conséquences. En particulier, je me suis intéressé à l’impact des contrôles (et des fouilles) sur la confiance des citoyens à l’égard de la police. Les chercheurs pensent que la confiance est l’un des produits les plus importants des pratiques policières. Elle dépend dans une large mesure de la qualité des services assurés par la police auprès des citoyens, et de la réputation qu’ils se bâtissent au sein de la communauté dans son ensemble. La confiance s’instaure lorsque les citoyens croient que la police essaie de bien faire les choses et qu’elle agit au nom de l’intérêt général des habitants de la communauté. Les citoyens ont confiance lorsqu’ils pensent que la police a de bonnes intentions. Cette confiance se transforme en une certaine tranquillité d’esprit vis-à-vis des comportements futurs de la police, et lorsqu’elle est solide, elle peut contribuer à obtenir le soutien de la population, même lorsque les choses tournent mal et que les actions de la police ne sont pas à la hauteur des attentes de la population. La confiance accordée à la police est générée par des traitements justes. La population se fie à la manière dont elle est traitée lorsque la police a de bonnes intentions. En retour, la confiance crée une obligation d’obéir à la police et à la législation. Plus les citoyens ont confiance en la police, plus ils sont susceptibles de les soutenir et d’adapter leurs actions à leurs demandes. La recherche a démontré qu’un traitement juste des citoyens améliorait leur coopération avec la police, l’investissement dans les projets de police de proximité et de lutte contre la criminalité, ainsi que la disposition des citoyens à témoigner et à contribuer aux enquêtes policières.
Or, à Chicago, le stop-and-frisk a fait chuter la confiance. J’ai comparé les opinions des individus qui étaient ciblés par les contrôles stop-and-friskà celles des individus qui avaient été arrêtés ou verbalisés, puis à celles des individus qui n’avaient pas été contrôlés durant l’année passée (vaste majorité des habitants de Chicago). D’après cet exercice, les individus qui avaient été contrôlés avaient des opinions plus négatives au sujet du comportement des agents et doutaient de leur sincérité et de leur honnêteté. Pour eux, la police n’essaie pas de régler les préoccupations de la communauté. Ils étaient moins susceptibles que les autres de penser que le but de la police était de prendre des décisions dans l’intérêt des citoyens et de tous les habitants de la ville. Enfin, selon eux, la police n’était pas déterminée à faire régner l’ordre légalement et à protéger les droits fondamentaux des citoyens. Au lieu de cela, ils avaient l’impression que la police souhaitait simplement jeter un vaste filet sur les vies d’une grande variété de citoyens. Elle envoyait ainsi un signal indiquant qu’elle était à craindre. Le grand nombre d’habitants contrôlés sans motif justifié – 718000 habitants en 2014, et plus de 700 000 en 2015 – constituait une preuve que les contrôles n’étaient pasréalisés en réaction à des comportements véritablementsuspicieux, alors que ce critère était le fondement de leurlégalité. Au lieu de cela, les citoyens se sentaient assaillis,même dans leur propre quartier.
Les chercheurs pensent que la confiance est l’un des produits les plus importants des pratiques policières. Elle dépend dans une large mesure de la qualité des services assurés par la police auprès des citoyens, et de la réputation qu’ils se bâtissent au sein de la communauté dans son ensemble.
L’équité
Autre coût potentiel pour la société : le fait d’avoir une politique considérée comme injuste en tant que telle ou ayant des conséquences perçues comme injustes, et pouvant par conséquent nuire à la légitimité de l’État. Une grande partie des normes qui constituent la justice varient légèrement selon les sociétés, mais elles sont globalement similaires dans les pays occidentaux. Aux États-Unis, la discrimination raciale est de loin le risque le plus important sur le plan politique pour les normes d’équité, et la notion d’origine ethnique est étroitement liée au recours à la méthode du stop-and-frisk et à ses conséquences.
Les recherches menées sur la répartition des contrôles stop-and-frisk ont fait état de disparités significatives sur le plan de son fonctionnement. À New York, le taux d’interpellation des Afro-Américains (lequel tient compte de la taille de la population cible potentielle) a connu une progression exponentielle à mesure que la politique du stop-and-frisk prenait place. En 2002, sur 100 000 Noirs, 200 avaient été interpellés; lors de l’année record de 2011, ce nombre a atteint 1500 sur 100 000. C’était 7,5 fois plus que le taux d’interpellation de Blancs. En comparaison, les taux d’interpellation de Blancs, eux, ont à peine augmenté sur toute cette période. Le taux d’interpellation d’Hispaniques (à New York, ils sont principalement issus de Porto Rico, des Caraïbes et d’Amérique centrale) était 4,5 fois plus élevé que le taux d’interpellation des Blancs en 2011.
On retrouvait le même scénario général à Chicago. D’après les archives de la police, lors de l’année record en matière de contrôles, 72 % des individus interrogés étaient Afro-Américains, 17 % étaient Hispaniques, et 9 % seulement étaient Blancs. Paradoxalement, environ un tiers de la population de la ville est Afro-Américaine. Il est important de rappeler que les contrôles effectués à Chicago n’étaient consignés que lorsqu’ils n’aboutissaient à aucune arrestation ni amende, ce qui signifie que ces écarts concernent les individus n’ayant présenté aucun motif légal d’arrestation ou de verbalisation. Ces contrôles étaient injustifiés.
Mon étude a révélé des scénarios similaires. Comme indiqué plus haut, quasiment 25 % des adultes de Chicago ont affirmé avoir été contrôlés au cours de l’année. Si on les classe selon leur origine, environ 30 % d’Afro-Américains ont été contrôlés, contre 16 % de Blancs et 20 % d’Hispaniques. Or, si l’on tient compte de l’âge et du sexe des participants, les résultats sont encore plus saisissants puisqu’ils révèlent un taux de contrôles colossal visant les jeunes Afro-Américains de sexe masculin. Au cours d’une seule et même année, 56 % des jeunes Noirs de sexe masculin ont fait l’objet de contrôles stop-and-frisk, et 68 % au total ont été interpellés (tous motifs confondus). Les jeunes Noirs de sexe masculin étaient cinq fois plus susceptibles d’être interpellés puis libérés que d’être verbalisés ou arrêtés, ce qui représente le rapport le plus élevé parmi toutes les grandes catégories démographiques.
J’ai également constaté que beaucoup de ces observations se vérifiaient dans le cadre des contrôles stop-and-frisk menés à Chicago. Quasiment tout le monde était interrogé et invité à présenter ses éventuels papiers d’identité. Moins d’individus étaient fouillés, mais parmi eux, la majorité étaient Afro-Américains. Environ 25 % de Noirs dont le véhicule avait été arrêté ont indiqué que leur véhicule avait été fouillé, un taux qui atteignait 20 % chez les Hispaniques, et seulement 6 % chez les Blancs. Environ 30 % de la population totale de Noirs et d’Hispaniques ont fait l’objet de fouilles au corps, contre 9 % chez les Blancs. Ce sont les Afro-Américains (19 %) et les Hispaniques (21 %) qui étaient menottés pour être interrogés, puis relâchés. Environ 35 % d’Afro-Américains et 30 % d’Hispaniques ont indiqué que les agents qui les avaient contrôlés avaient fait usage de la force dans une mesure ou une autre, notamment via des menaces verbales, d’intimidation par les armes et de malmenage physique, contre 14 % chez les Blancs.
Alternatives
À une échelle plus vaste, nous devons évaluer les politiques publiques sur le plan de leur « coût de substitution ». Ceci nécessite de se poser la questionsuivante : « Y a-t-il un autre moyen, meilleur ou moins cher, d’accomplir l’objectif visé? ». La police pourrait-elle faire autre chose – plus efficace que le stop-and-frisk – pour lutter contre la criminalité et améliorer ses services?Si tel est le cas, il s’agit d’une opportunité perdue. Choisir deconsacrer les ressources les plus importantes d’un servicede police – le temps de ses agents – à une stratégie revient àaffirmer que « c’est le mieux que l’on puisse faire ».
La recherche s’est intéressée à un certain nombre de stratégies policières qui pourraient être considérées comme des alternatives au stop-and-frisk. Maintenir les agents sur des affectations fixes afin qu’ils puissent apprendre à connaître les citoyens qui évoluent dans les rues pourrait permettre de faire chuter le taux d’erreur associé aux interpellations. La mise en place de projets d’engagement communautaire pourrait permettre d’instaurer de meilleures relations avec les habitants locaux et promouvoir l’échange d’informations, voire même améliorer la confiance. Ces stratégies pourraient accroître les taux de réussite dans les situations où les contrôles stop-and-frisk semblent nécessaires, puisque ceux-ci seraient fondés sur des informations pertinentes. Ceci permettrait d’améliorer l’efficience des contrôles, une dimension évaluative d’importance. Les agents pourraient également consacrer davantage de leur temps à d’autres formes traditionnelles de travail policier. Ils pourraient recruter des informateurs ou participer à des enquêtes à moyen et long terme visant des gangs. Enfin, faire appel aux prestataires de services sociaux pour faire en sorte que certains problèmes ne se transposent pas en problèmes pour la police pourrait permettre de limiter la sollicitation des agents et de leur libérer du temps. Mieux encore, ceci pourrait être reporté sur le budget d’autres institutions.
D’autres recherches ont confirmé l’importance d’assurer une simple présence dans les secteurs à hauts risques. Le fait que la criminalité soit concentrée dans une petite fraction de l’espace urbain est l’une de ses caractéristiques fondamentales, ce phénomène ayant été observé dans toutes les sociétés occidentales où la criminalité a été étudiée. Durant l’ère du stop-and-frisk à New York, plus de la moitié de la criminalité était concentrée sur 5 % des rues de la ville. L’affectation ciblée et bien gérée d’agents de police a une influence avérée sur la criminalité, et l’ampleur de cette influence représente plusieurs fois celle de la méthode du stop-and-frisk. Dans ces études, généralement, les agents n’interpellent pas les citoyens et ne procèdent pas à des mesures répressives particulières, mais assurent une présence et gardent un œil sur le flux d’événements, comme à leur habitude. Comme le prédit la théorie de la dissuasion, leur présence s’est avérée efficace pour décourager les citoyens de commettre des infractions en accroissant la certitude apparente de se faire appréhender. Je tiens à souligner le fait que cette approche requiert une bonne gestion, car sur le terrain, j’ai trop souvent constaté qu’il se produisait le contraire. Les agents se promènent et se détachent de leur objectif, car lutter contre la criminalité est ennuyeux. Ils surveillent attentivement leur téléphone. Leur itinéraire prévu, passant d’un secteur à risques à un autre (la règle étant que la durée optimale de présence est de 15 minutes), semble compliqué et purement bureaucratique. Si rien ne se passe, ils se demandent pourquoi ils sont là – mais naturellement, c’est là l’objectif.
L’avenir du stop-and-frisk
La politique new-yorkaise du stop-and-frisk a rendu l’âme dans un tribunal, et y a été enterrée par les nouveaux leaders politiques, plus sensibles aux préoccupations des électeurs et des contribuables issus des minorités de la ville. Un nouveau maire issu du monde des affaires avait approuvé un plan proposé par le chef de la police de la ville, qui consistait à revenir à la stratégie sévère du stop-and-frisk après le déclin de sa popularité au cours des dernières années. Les contrôles ont commencé à augmenter de manière significative en 2003, et ont atteint des records en 2011 avec un total de 686 000. Le maire et le chef de la police insistaient sur le fait que la croissance constante du nombre de contrôles était la force motrice qui expliquait la chute continue du taux de criminalité dans la ville. (Cette chute avait débuté avant que le stop-and-frisk soit adopté en tant que stratégie organisationnelle de lutte contre la criminalité). Toutefois, aux alentours de l’année 2010, cette croissance alarmante du nombre de contrôles s’est traduite par l’émergence de contre-pressions émanant de nombreux groupes politiques et organismes communautaires de la ville. Des manifestations ont eu lieu dans toute la ville. Une campagne juridique bien organisée a été mise en œuvre, permettant à terme de porter une affaire contestant la constitutionnalité du stop-and-frisk devant les tribunaux fédéraux. En août 2013, une juge fédérale statuait que cette politique, dans l’état où elle était appliquée sur le terrain, était inconstitutionnelle. Elle a déclaré qu’une partie de la constitution avait été enfreinte car les agents contrôlaient et fouillaient des citoyens même en l’absence de raison probable de croire qu’ils avaient commis un délit. Elle a également indiqué qu’une autre clause de la constitution avait été enfreinte car les minorités étaient spécifiquement visées par les procédures de fouille.
Parallèlement à cela, la ville était en train de changer sur le plan politique. Le maire en fonction devait quitter son poste, mais il a choisi une candidate de substitution qui souhaitait poursuivre son engagement vis-à-vis du stop-and-frisk. Celle-ci était face à un candidat agressif issu de l’aile progressive de la politique américaine, qui avait bâti l’intégralité de sa campagne autour de l’élimination du recours au stop-and-frisk et qui comptait s’attaquer aux inégalités de revenus qui prédominaient dans la ville. Le parti progressif a aisément remporté l’élection suite à une campagne qui a attiré de nombreux nouveaux électeurs dans le système politique. Cette victoire et le moment auquel elle s’est produite étaient critiques. Tandis qu’une juge fédérale de faible niveau constatait que les dispositions initiales de la Cour suprême de 1968 avaient été enfreintes, la ville avait le pouvoir de porter sa décision en appel devant des instances supérieures. Au lieu de cela, le nouveau maire a choisi de ne pas faire appel. La décision concordait avec sa ligne politique et ses circonscriptions politiques, des circonstances particulièrement favorables. Le stop-and-frisk en tant que stratégie organisationnelle avait pris fin à New York.
L’élimination de la méthode n’a pas été si facile à Chicago. En 2013, le stop-and-frisk était devenu la principale stratégie de lutte contre la criminalité à Chicago. Du sommet de l’organisme jusqu’à sa base, la priorité était à la réalisation d’interpellations et de fouilles. Les sessions hebdomadaires de gestion CompStat, durant lesquelles le chef de la police interrogeait les chefs de district, s’étaient transformées en réunions marquées par des éclats de voix où le chef de la police faisait monter la pression et mettait les chefs de district au défi de faire grimper davantage le nombre d’interpellations. Les contrôles ont atteint des records en 2014 et en 2015, mais le nombre de crimes et délits armés a continué de s’accroître malgré la pression exercée par la police dans la rue. Le quartier général de la police croulait sous la panique et les critiques incessantes des médias. En parallèle, les politiciens afro-américains et hispaniques de la ville faisaient l’objet d’une pression croissante exercée par leurs électeurs, qui les appelaient à faire quelque chose pour répondre aux multiples accusations portant sur des abus policiers dans les quartiers de la ville. Les Blancs ne formant que 32 % de la population de la ville, il fallait tenir compte de l’opinion des autres catégories d’habitants. L’un des politiciens les plus importants et les plus populaires de la ville a accusé le chef de la police d’être un « persécuteur raciste ».
Peu après, à ce moment crucial, il a été révélé que la police de Chicago avait dissimulé des preuves du meurtre d’un jeune homme par l’un de ses agents. L’organisation elle-même, avec l’aide du lieutenant et de nombreux supérieurs, avait pris ses dispositions pour dissimuler l’incident. Au sein du scandale politique qui s’en est suivi, il était clair que soit le chef de la police, soit son supérieur, le maire de Chicago, devait quitter ses fonctions. En décembre 2015, le maire licenciait le chef de la police. Politiquement parlant, la police a payé le prix fort pour ses actes. Un sondage média de grande qualité a révélé que seul un tiers de l’ensemble des habitants de la ville estimait que la police faisait du bon travail. Presque 60 % des habitants de Chicago ont indiqué que pour eux, les agents n’étaient pas sanctionnés assez sévèrement lorsqu’ils avaient fait usage d’une force excessive. Un nouveau chef de police devait être approuvé par le conseil municipal, et de nombreux policiers étaient désormais dans un état d’esprit proche de la révolte. Le nouveau chef de la police a adouci une grande partie des politiques les plus agressives du département, et en 2016, le nombre de contrôles stop-and-frisk effectués a chuté de presque 90 %. On a également assisté à une chute vertigineuse du nombre d’Afro-Américains arrêtés pour possession de cannabis. Les unités de police chargées de la lutte antidrogue étaient sommées de procéder à de nombreuses arrestations pour pouvoir rester en poste, et les jeunes hommes noirs étaient leur cible favorite dans la rue. En 2013, les arrestations associées à des infractions liées à d’autres drogues avaient presque disparu, remplacées par des affaires aisées de possession de cannabis. Puis, de 2015 à 2016, les arrestations liées au cannabis ont chuté de 40 %. Le message transmis était qu’il fallait se remettre à des pratiques policières sérieuses.
Les cas de New York et de Chicago indiquent que l’avenir du stop-and-frisk est majoritairement une question d’ordre politique. Les défenseurs de la méthode mettent l’accent sur le contrôle de la criminalité. En septembre 2016, en réponse à une question portant sur la criminalité, le candidat américain à la Présidence Donald Trump affirmait : « J’adopterais la méthode du stop-and-frisk. Je pense qu’il le faut. Nous l’avons mise en place à New York, et elle a incroyablement bien fonctionné... Quand je vois ce qui se passe à Chicago, je pense au stop-and-frisk. ». Dans cet esprit, le dirigeant du syndicat représentant les agents de la police de Chicago a appelé la ville à« s’affranchir des chaînes qui limitent les contrôles aux situations où les agents assistent à un comportement criminel ».
D’autres, en particulier les habitants des communautés ciblées par la politique, ont généralement un autre point de vue. Ces leaders politiques se trouvent dans une situation difficile. Leurs électeurs sont confrontés à de véritables problèmes de criminalité, et non à de simples questions de débat politique. En parallèle, ils ont le sentiment d’être ciblés par les abus commis par les mêmes policiers qui sont envoyés pour les aider à résoudre leurs problèmes. La recherche indique que la majorité des citoyens qui se trouvent dans cette situation souhaiteraient que l’on privilégie les pratiques policières respectueuses aux mesures coercitives sévères. Les partisans du stop-and-frisk admettront que les interpellations répétées qui troublent la vie de leurs électeurs peuvent représenter un léger désagrément, mais insisteront sur le fait que ce prix à payer n’est pas excessif s’il permet de bénéficier d’une présence policière renforcée. Toutefois, les habitants des communautés connaissent déjà les résultats de mon enquête : beaucoup des cas d’abus et d’usage de la force physique se produisent lors de contrôles qui s’avèrent injustifiés.
Ironiquement, la théorie et la recherche dans le domaine de la criminologie sont généralement favorables à l’adoption d’une approche abstraite consistant à centrer les efforts de la police sur des individus à risques au sein des zones à risques. Le problème qui se pose à la fois à New York et à Chicago est que la mise en œuvre de cette idée a été mal gérée. En pratique, les contrôles se sont détachés des rares individus à hauts risques rigoureusement identifiés. Au lieu de cela, la politique du stop-and-frisk a été élargie pour procéder à des centaines de milliers d’interpellations par an dans chaque ville. L’origine, l’âge et la classe sociale apparents des cibles potentielles sont devenus les principaux indicateurs selon lesquels les agents identifiaient les individus à risques. La direction était concentrée sur la quantité de contrôles effectués au lieu de s’axer sur leur qualité ou leur bien-fondé. Peu d’agents semblaient imiter le bon travail policier de l’agent McFadden devant la bijouterie lors de sa ronde habituelle à Cleveland. Au lieu de cela, l’accent a été mis sur les chiffres.
Titre original
La méthode du stop-and-frisk en tant que stratégie organisationnelle : leçons tirées à partir des exemples des villes de New York et Chicago
Citer cet article
SKOGAN Wesley G., "La méthode du stop-and-frisk en tant que stratégie organisationnelle : leçons tirées à partir des exemples des villes de New York et Chicago" in Cahiers de la Sécurité et de la Justice n°40, INHESJ, 2017.
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