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La Boussole stratégique, l'Europe et la stratégie de sûreté maritime

La Boussole stratégique, l'Europe et la stratégie de sûreté maritime
02fév.24

Cet article a été écrit par Ludovic Poitou, capitaine de vaisseau et coordonnateur ministériel en matière de sécurité des espaces maritimes (CSM). Il est issu des Cahiers de la sécurité et de la justice n°57.

La guerre en Ukraine et ses répercussions sur la sécurité des espaces maritimes nous rappellent, s’il le fallait, l’importance de la mer pour le commerce mondial. L’Union européenne, en tant que puissance maritime, n’est pas épargnée car son développement, son économie et sa sécurité sont liés à la stabilité des équilibres géopolitiques des océans et au respect de la liberté de navigation. Les espaces maritimes, zones transfrontalières par excellence, sont en effet des espaces dans lesquels la rivalité sans retenue de nouveaux compétiteurs trouve un point d’application. Ces tensions se sont illustrées ces dernières années par l’augmentation des menaces hybrides, des politiques du « fait accompli », des actes de prédation sur les ressources naturelles et des tentatives d’entrave d’accès aux espaces communs. Le domaine maritime est ainsi un espace stratégique de plus en plus contesté, et qui n’échappe pas aux conséquences indirectes du changement climatique.

Devant ce constat, l’Union européenne souhaite désormais occuper une place de pourvoyeur de sûreté maritime à l’échelle mondiale. La présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) durant le premier semestre 2022 a été l’occasion de mener des réflexions sur la place de l’Union dans le domaine maritime et sur la stratégie qu’elle souhaite mettre en place en la matière. Cette dynamique se poursuit et l’UE entend en effet défendre les valeurs fondamentales que sont le multilatéralisme et le respect des conventions maritimes internationales et du droit de la mer. Afin d’organiser son action, elle a adopté au cours de la PFUE la Boussole stratégique, Livre blanc européen sur la sécurité et la défense doté d’un volet maritime important qui s’articule avec la stratégie de sûreté maritime de l’Union européenne régulièrement mise à jour.

Quels constats et quels enjeux pour l'Union européenne lorsqu'on évoque la sécurisation des espaces maritimes ?

L’espace maritime se caractérise plus que jamais par les lignes de communication sur lesquelles l’économie mondiale s’appuie. Le monde interconnecté est sans conteste « maritimisé ». Il n’est pas étonnant de voir ainsi les mers et océans placés au cœur des rivalités, des tensions, produits de volontés régionales de domination et d’appropriation des ressources énergétiques et alimentaires. La maîtrise des voies maritimes et des espaces communs, dont bien sûr la haute mer et les fonds marins, est un enjeu central de la compétition entre puissances.

Signe d’une implication croissante de puissances majeures devenues plus imprévisibles et d’acteurs secondaires plus nombreux et plus ambitieux, la plupart des espaces maritimes se voient traversés de dynamiques inédites entre acteurs étatiques ou non étatiques : en témoignent leur présence accrue de la mer de Chine à l’Arctique sans oublier la mer Noire, la course aux armements navals, et ce, alors même que la piraterie et le brigandage se poursuivent dans le golfe de Guinée ou à proximité du détroit de Malacca.

La Méditerranée à elle seule est symptomatique des menaces, anciennes et nouvelles, qui affectent aujourd’hui les espaces maritimes : stratégies de projection des puissances régionales ; tensions cristallisées autour des enjeux énergétiques et territoriaux ; progression constante des flux illicites d’armes, d’êtres humains, de stupéfiants ; postures d’intimidation navale exploitant les risques d’escalade…

Alors que le multilatéralisme s’érode et qu’un nombre grandissant d’acteurs se détournent des instruments de maîtrise des armements et de prévention des crises, la politique du « fait accompli » devient un mode d’action de plus en plus fréquent. Elle se développe en profitant des nombreuses « zones grises » au regard du droit international qui caractérisent le domaine maritime ; c’est le cas des revendications territoriales nouvelles, unilatérales et par la force notamment. La convention de Montego Bay a fêté ses quarante ans l’année dernière et demeure un socle indiscutable. Pourtant, certains en font une lecture contestable et s’arrogent le droit de la détourner pour avancer des ambitions territoriales hégémoniques. La manipulation et le contournement du droit de la mer ne peuvent être acceptés, et doivent être systématiquement contestés, car il ne peut y avoir de coexistence pacifique sans droit.

Ainsi devons-nous concomitamment nous préparer au renouveau du combat naval 1 et à la généralisation des modes de contestation non militaires de notre liberté d’action en mer.

C’est dans ce cadre que la France a conduit en 2022 une nouvelle réflexion interministérielle sur l’analyse de l’environnement stratégique et de la manière dont celui-ci affecte ses intérêts. La Revue Nationale Stratégique a pris acte de la fragilisation du cadre multilatéral et du retour possible à des confrontations dures, notamment du fait de postures de pur rapport de force. Ce document, comme la Boussole Stratégique de l’UE, décrit aussi le risque de l’hybridité caractérisée par des actions matérielles ou immatérielles, revendiquées ou non, qui visent des intérêts stratégiques par des effets indirects.

L’Europe est concernée par la montée de ces menaces, qui peuvent affecter son industrie maritime ; soit directement par les conséquences de la conflictualité en mer, soit par un ciblage indirect via des modes d’actions hybrides. Car l’insécurité maritime qui en résulte, provoque la déstabilisation stratégique qui fait le jeu des ambitions hégémoniques de certaines puissances régionales.  La guerre en Ukraine n’est pas sans conséquence sur le transport maritime en mer Noire. Le risque de la piraterie peut tout autant perturber la libre circulation des biens par voie maritime, comme cela a été le cas au large de la Somalie. Une zone économique exclusive peut être revendiquée de fait, par des flottilles de pêche, des milices maritimes chargées de territorialiser la mer. Autant d’exemples qui illustrent les raisons pour lesquelles une Europe maritime, dont une majorité d’intérêts se trouvent en mer, doit se préoccuper du « facteur maritime » et agir.

En raison de sa portée géographique globale et de ses implications sur l’économie et la sécurité, le « facteur maritime » revêt donc pour l’UE une dimension stratégique, alors que les risques et les menaces se multiplient. Connaître l’environnement maritime, savoir attribuer les responsabilités d’actions illicites en mer et échanger les informations maritimes entre partenaires constituent les clés de voûte d’une stratégie de sûreté maritime.

Aux tendances déjà évoquées s’ajoute la nécessité de répondre au défi du changement climatique, dont les répercussions sur la sécurité – sécurité alimentaire, migration climatique, etc. – sont portées par l’UE au sein des enceintes internationales. La lutte pour la préservation des milieux marins est ainsi un enjeu mondial prioritaire. Outre la montée des températures, l’acidification des eaux et leur appauvrissement en oxygène, provoquent l’apparition de « zones mortes », c’est-à-dire désertées par les ressources marines, qui, en se déplaçant vers la haute mer, mettent en péril les activités halieutiques des communautés côtières. Ce phénomène est particulièrement important dans les zones tropicales, ce qui menace la sécurité alimentaire des populations. Cette insécurité alimentaire fragilise les autres domaines de la sécurité : le volume des activités illégales, comme la pêche INN (illicite, non déclarée et non réglementée) et la criminalité vont s’accroître de manière à pallier la baisse des sources de revenu traditionnelles. Le dérèglement du climat augmente également la fréquence et l’intensité des évènements climatiques extrêmes, ce qui perturbe la navigation et met en danger les populations côtières.

Ces nouveaux défis ne concernent donc pas seulement les bassins maritimes européens, mais bien l’ensemble des mers et océans ; ainsi, davantage que par le passé, les aspects intérieurs et extérieurs de la sûreté maritime européenne se révèlent intrinsèquement liés. De même, convient-il de mentionner l’importance des fonds marins tant pour leur potentiel économique et scientifique que pour les questions de défense et de sécurité qu’ils posent déjà. En effet, le fond des mers n’échappe pas à la logique d’appropriation territoriale et l’intérêt croissant qu’il suscite ne manquera pas de développer un rapport de force. Pour ne citer qu’un exemple éloquent de ces enjeux, les câbles sous-marins transportent 98 % des données mondiales de communication.

Quelles réponses l'Union européenne peut-elle apporter face à ces menaces visant les espaces maritimes ?

Ces bouleversements stratégiques affectent ainsi tout le domaine maritime, où les secteurs de l’économie, du droit et de la sécurité de l’UE sont menacés. L’étendue du domaine maritime de l’Europe est en effet synonyme à la fois d’opportunités et de défis, au premier rang desquels la capacité de l’UE à préserver ses intérêts.

Et l’Europe doit pouvoir peser en termes de puissance, celle-ci s’exprimant largement dans le domaine maritime. Car l’Union européenne peut être qualifiée de puissance maritime. Les États membres de l’UE disposent en effet d’acteurs prépondérants et majeurs dans le domaine maritime, parmi lesquels on peut citer la construction navale (Damen, Naval Group, TKMS, Fincantieri), de nombreux armateurs ou opérateurs dans le transport maritime (Maersk, MSC, CMA-CGM, Hapag Lloyd, Total, Eni, Shell), de même que dans le secteur de la pêche et dans celui de la plaisance, ainsi que de grandes infrastructures portuaires mondiales (Anvers, Amsterdam, Rotterdam, Hambourg, Le Havre, Valence, Gênes, Marseille…).

Sur le plan sécuritaire, l’Europe doit être en mesure d’agir et a déjà commencé à mobiliser divers moyens pour contrer les trafics illicites par voie maritime, dont ceux de migrants, d’armes et de stupéfiants. Mais elle lutte aussi contre la piraterie dans le golfe de Guinée et dans la Corne de l’Afrique, et contre l’insécurité maritime dans le détroit d’Ormuz, en n’oubliant pas les enjeux environnementaux.

Afin de contrôler leurs vastes espaces maritimes, les États membres de l’UE entretiennent des marines à la mesure de leurs ambitions. La Marine nationale est aujourd’hui la première marine de l’UE, suivie par les marines italienne et espagnole, toutes hauturières à vocation régionale ou mondiale. Les marines européennes, dont les États membres de l’UE ont travaillé à renforcer l’interopérabilité, peuvent désormais mener des opérations communes, dans le cadre de la PSDC 2 ou dans le cadre plus souple d’une structure ad hoc 3.

L’Europe non seulement a des intérêts à préserver, mais elle est également parfaitement légitime à agir dans le domaine de la sûreté maritime. L’ambition européenne et le poids de son marché économique sont des vecteurs qui permettent à ses États membres de compter dans une compétition qui oppose ouvertement les grandes puissances.

La Boussole stratégique, adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 21 mars 2022, est un document central de la PFUE. Elle fournit une analyse de l’environnement stratégique de l’Union et fixe le cadre des initiatives de sécurité et de défense. La Boussole stratégique comporte notamment un volet maritime, qui permet donc à l’action européenne en faveur de la sûreté maritime de se déployer dans un cadre plus précis, et ce, en phase avec les nouvelles circonstances stratégiques auxquelles doivent faire face les États membres.

L’UE peut également s’appuyer sur sa stratégie de sûreté maritime (SSMUE), adoptée en 2014, et sur le plan d’actions qui en découle, révisé en 2018. Leur actuelle mise à jour par la Commission et le SEAE, qui sont soutenus par les États membres, permettra de prendre en compte le nouveau contexte stratégique et les exigences qu’il implique dans le domaine maritime.

L’Union s’est également dotée de stratégies régionales, ce qui illustre l’importance qu’elle accorde à ces bassins maritimes, en l’occurrence le golfe de Guinée (2014) et, plus récemment, l’Indopacifique (2021), dans un contexte post-AUKUS 4 ayant encore renforcé son intérêt et son importance.

Ces travaux de réflexion politique et stratégique ont permis d’impulser un élan à l’action de l’UE comme garant de la sûreté maritime. Ils ont également été renforcés par des échanges entre États membres à l’occasion d’évènements organisés dans le cadre de la PFUE, comme le Forum ministériel sur l’Indopacifique du 22 février 2022. Ce forum a été l’occasion pour les ministres de l’UE de rencontrer leurs homologues de la région indopacifique, où les enjeux maritimes sont particulièrement centraux, et d’évoquer ensemble les défis de sécurité et de défense auxquels ils font face. La France a également organisé le second One Ocean Summit qui s’est tenu à Brest du 9 au 11 février 2022 et a présenté une initiative sur la pêche INN à la Commission européenne et aux États membres. Cette initiative invite tous les États membres non seulement à rejoindre les instruments internationaux de lutte contre la pêche illégale, mais également à adopter une posture plus volontaire, par des moyens juridiques et maritimes afin de préserver la biodiversité. La nature transfrontalière de la pêche INN impose en effet une coordination internationale et interministérielle pour poser les bases d’actions efficaces.

Au crédit de l’UE, il convient aussi de citer les nombreux programmes financés par la Commission et le SEAE, qui concrétisent les efforts de l’Europe dans de nombreuses régions du monde par l’intermédiaire de projets de renforcement des capacités. C’est notamment le cas de MASE 5, de CRIMARIO 6 et d’ESIWA 7 dans la zone Indopacifique dont l’approche globale doit être soulignée. Mais ces programmes concernent aussi le golfe de Guinée en soutien de l’Architecture de sûreté maritime de Yaoundé, et ce, dans de nombreux secteurs : la police, la justice, la gouvernance, les infrastructures portuaires ou encore la pêche.

L’UE déploie ses forces navales dans de nombreuses régions et intervient pour lutter contre l’insécurité en mer. Des frégates européennes poursuivent leurs actions de lutte contre la piraterie au large de la Somalie dans le cadre de l’opération Atalante, se succèdent dans l’opération Agénor pour surveiller le trafic maritime à proximité du détroit d’Ormuz et font, par l’opération Irini, respecter l’embargo sur les armes au large de la Libye.  Plus récemment, le concept de « présences maritimes coordonnées » (PMC), lancé en janvier 2021 dans le golfe de Guinée, est porteur d’enseignements qui ont permis sa reproduction dans d’autres régions du monde.

Un des premiers objectifs dans le domaine maritime de la PFUE était d’étendre le concept des PMC au Nord-Ouest de l’océan Indien ; il a été validé le 21 février 2022 par le Conseil de l’UE. Ce mécanisme a déjà montré les bénéfices qu’il pouvait apporter en flexibilité et en coordination dans le golfe de Guinée. De plus, la mise en place d’une nouvelle zone d’intérêt maritime (ou maritime area of interest, MAI) permet à l’UE de rationaliser ses efforts dans une zone stratégique. Au-delà de la coordination entre marines pour répartir leurs déploiements navals, ce concept permet d’accompagner finement les initiatives européennes destinées à développer chez nos partenaires régionaux des capacités pour lutter plus largement contre l’insécurité maritime. La mer est par essence un domaine qui nécessite des approches pluridisciplinaires (sécuritaire, justice, police, économique,…) auxquelles l’approche globale de l’UE s’adapte particulièrement bien.

Pour faire face à ces nombreuses menaces, l’Union européenne doit également répondre au défi essentiel et structurant de la coopération, en privilégiant l’efficacité et en s’appuyant sur l’innovation. La connaissance du domaine maritime s’obtient par une surveillance en mer ou depuis l’espace et se complète par le partage de l’information maritime. Le succès de l’opération Atalante de lutte contre la piraterie a permis de renforcer les liens entre les armateurs de l’industrie maritime et les marines européennes. Un centre de fusion de l’information maritime, le MICA Centre, situé à Brest et colocalisé avec le centre européen MSC-HoA 8, permet non seulement de centraliser les informations d’intérêt maritime, de caractériser les zones à risques mais également de diffuser des alertes aux navires de commerce européens pour leur permettre de naviguer en sécurité. L’ambition de la révision actuelle de la SSMUE vise à renforcer ces échanges d’information et de doter l’Europe d’une connaissance précise et souveraine du domaine maritime.

L’UE doit aussi réfléchir à la mise en place d’une gouvernance maritime plus transversale, et donc plus globale, en veillant à promouvoir davantage de synergies entre les nombreuses agences dépendant des différentes directions et entités qui travaillent dans le domaine maritime. C’est également l’enjeu des travaux actuels de mise à jour de la stratégie de sûreté maritime. Par une prise en compte des risques et nouvelles menaces identifiés dans la Boussole stratégique, par une meilleure connaissance de ce qui se passe en mer, elle permettra à ses Etats membres de protéger collectivement les voies de communication maritimes et leurs intérêts tout en considérant que les domaines de conflictualités sont plus liés les uns aux autres que jamais. Elle devrait pouvoir ainsi servir de base à une coordination plus efficace entre les différents organes de l’UE, en renforçant la transversalité dans la gouvernance maritime et sa crédibilité à l’échelle mondiale.

L’UE, en tant que fournisseur de sécurité à vocation mondiale, a un rôle primordial à jouer dans la protection des espaces d’intérêt communs, au moyen d’opérations navales comme d’initiatives de renforcement des capacités de nos partenaires régionaux.

Il convient d’accompagner l’UE dans sa volonté de regarder désormais vers de nouvelles zones maritimes d’intérêt, géographiquement éloignées mais dont les enjeux pour la sécurité sont déjà actuels. Le caractère protéiforme des menaces appelle en effet des réponses modulables et promptes.

La coopération internationale en mer est donc essentielle pour prendre la mesure de ces enjeux et y répondre efficacement. Plus que jamais, la problématique des espaces maritimes communs nécessite que les Européens soient « unis dans la diversité ».

Notes

(1) Voir interview de l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine, Conflits, 9 mars 2022.

(4) Partenariat Australie/Royaume-Uni/Etats-Unis annoncé le 15/09/2021.

(5) Le programme pour la promotion de la sécurité maritime (#MASE Programme) vise à promouvoir la sécurité maritime dans la région de l’Afrique orientale et australe et l’océan Indien (AfOA-OI)

(6) CRIMARIO : Critical Maritime Routes in the Indian Ocean.

(7) Enhancing Security In and With Asia.

(8) Maritime Security Centre - Horn of Africa

Derrière cet article

Ludovic Poitou En savoir plus

Ludovic Poitou

Fonction Coordonnateur ministériel en matière de sécurité des espaces maritimes (CSM)