Cet article de Pierre Bellanger, fondateur et PDG de la radio Skyrock, est issu des Cahiers de la Sécurité et de la Justice n°50 et est un texte qui a été prononcé lors d’une Conférence du 18 avril 2019 au ministère des Armées à l’invitation du Vice-amiral d’escadre Arnaud Coustillière.
L’ignorance de la suite
L’ignorance de la suite est notre horizon.
Au XXIe siècle, la fusion de l’informatique et des télécommunications a engagé la révolution des réseaux. Et nous n’avons aucune idée de ce qui nous attend.
Nous nous trouvons dans la même situation que Copernic, Galilée, Descartes et Newton lorsqu’ils déclenchent la révolution scientifique. Comment imaginer alors le choc immense que cette émancipation de la raison allait produire jusqu’à renverser les pensées traditionnelles et les ordres anciens ? Et de même, lorsque au début du XIXe siècle, la conjugaison des progrès techniques et des inventions lance la révolution industrielle, comment prévoir, il y a deux cents ans, qu’elle provoquerait la déflagration d’un si brutal bouleversement planétaire ?
Les fulgurances isolées de certains penseurs ne furent d’ailleurs reconnues qu’après coup, assourdies dans ce qui apparaît, aujourd’hui, comme l’ahurissante naïveté collective de ces époques initiales.
Aujourd’hui, notre compréhension de la dynamique des réseaux est équivalente à celle de la vision du futur d’un naturaliste de l’Ancien Régime ou d’un ingénieur des mines de 1850. Le séquençage de l’ADN pour l’un ou le microprocesseur pour l’autre sont au-delà de leur imaginaire.
Tel est donc le réseau, il est au-delà de notre champ de pensée.
Nous venons d’un monde lent et déconnecté où chaque objet à des propriétés intrinsèques et les actions sur ces objets ont des résultats prévisibles. Nous sommes désormais dans un monde rapide et connecté. Ici, chaque objet relié au réseau devient le réseau lui-même et donc ses propriétés, sa nature, changent fondamentalement. Chaque action n’est plus définie par sa cible, mais par ses relations, car désormais connectée, l’action se répercute, s’inverse, s’amplifie, se combine et mute sur le réseau entier. La prévision mécanique est remplacée par un nuage de possibles surprenants et contradictoires. Il n’y a plus une somme de problèmes à résoudre mais la crépitation de symptômes en résonance d’un réseau en explosion.
Le réseau, en grandissant, ne gagne pas seulement en taille, ses propriétés changent. Chaque nouvelle connexion change le réseau. Un réseau social d’amis peut devenir ainsi le vecteur d’un ultra-ciblage publicitaire puis un système de contrôle social et de manipulation de masse, puis, enfin, le socle de l’oppression numérique d’un gouvernement autoritaire. Nous ne savons absolument pas quelles sont les prochaines étapes de mutation du réseau.
La collision des imaginaires
En Europe, la vision du réseau est américaine. Aux États-Unis, Internet, d’abord porté à ses origines par l’armée, devint la belle symbiose entre l’université et la créativité des sixties pour évoluer ensuite en une alliance entre de hardis entrepreneurs et l’industrie du renseignement pour proposer, en échange de données, de merveilleux services autant appréciés qu’indispensables. Internet est devenu aujourd’hui l’extension informatique des États-Unis, pour une forme nouvelle de puissance : le cyber-empire. Internet nous a d’abord été présenté comme une inversion du monde contemporain. Sur Internet, aucune loi ne s’applique, aucun règne étatique n’affecte sa puissance libertaire… Sur Internet, les petites entreprises deviennent gigantesques à toute vitesse ; l’audace et la vision permettent de perdre des milliards et d’en gagner autant… De jeunes dieux en tee-shirt culbutent l’Ancien Monde. Sur Internet on trouve de la love money, des business angels, des venture capitalists, un pêle-mêle de start-up, une flopée de licornes et un nuage omniprésent…
Dans cette économie du troc, nous échangeons les services contre des données, qui permettent par la connaissance qu’elles apportent sur nous-mêmes et les autres d’orienter nos choix, et donc de restreindre notre liberté personnelle et collective. Mais ce qui est merveilleux, c’est que tout est gratuit !
Et nous avons imité les Américains, point par point, avec la conscience d’un premier de la classe.
En Mélanésie, lors de la Seconde Guerre mondiale, terres occupées successivement par les Japonais et les Américains, les Papous virent atterrir sur des pistes de fortune de grands oiseaux de métal déversant de leur ventre des biens extraordinaires. Après le départ des armées, les indigènes construisirent de fausses cabines d’opérateurs radio et, par des micros sculptés dans le bois, demandaient le retour des dieux célestes. Des pistes furent aménagées et, mimant le personnel au sol, les autochtones levaient les bras pour guider des appareils imaginaires. Cette croyance et ces pratiques formèrent un culte qui perdura quelques décennies et fut appelé le culte du Cargo. Nous pratiquons en Europe le culte du Cargo de l’Internet : nous faisons tout comme les Américains. Nous avons les start-up, les jeunes diplômés, les fonds d’investissement et les encouragements publics… Et pourtant rien ne se passe comme là-bas. Car quels sont nos géants numériques européens qui emportent tout sur leur passage ? Il manquait à ces Océaniens la compréhension de la civilisation industrielle en guerre et dont ces dispositifs n’étaient que la manifestation. Il nous manque la prise de conscience de l’incroyable appareil d’État qui soutient l’Internet américain et dont la monnaie illimitée est le dollar et la monnaie réelle les données. Données qui sont recueillies désormais par une industrie du renseignement aux multiples extensions, associant mondes civil et militaire en une galaxie complexe, concurrentielle, disposant de moyens exceptionnels et donc, au final, malgré ses propres déficiences, redoutablement efficace. Dans un monde informationnel, le prédateur est celui qui voit, la proie est celui qui est vu. Dans un monde informationnel, la donnée est capitale, la donnée est le capital. Jadis, le pouvoir était à l’investissement, aujourd’hui le pouvoir est au renseignement. Et nous sommes cette proie : une chèvre attachée au piquet de la mythologie numérique, s’affublant elle-même d’un fier masque de carton figurant un tigre.
La guerre est l’état naturel sur le réseau puisque s’y affrontent des empires en mouvement. On nous fait croire que c’est la paix. La paix sur le réseau, c’est quand on ne sait pas qu’on est en guerre.
Tel est notre étrange mélange d’illusion et de défaite en Europe. Dans le même temps, les génies stratosphériques américains qui pilotent ces époustouflants opérateurs numériques globaux vivent dans un écosystème technique ultra-compétitif en accélération constante dont les capacités physiques doublent chaque année et les capacités logicielles croissent 43 fois plus vite encore. Cette vélocité donne une incroyable peur de tout perdre à la seconde suivante. Mais aussi confère un incroyable sentiment de puissance. La cocaïne, à côté de cette dynamique, c’est du sucre de barbe à papa. C’est une autre mythologie qui prend place alors : celle de l’humain vu comme une machine molle et humide, réduite à un nombre si dépassable d’opérations par seconde. Le biologique cède la place à la machine de silicone, consacrée prochaine étape cosmique. Les humains de demain, élus ou esclaves, s’hybrideront avec la machine ; les uns pour atteindre les étoiles, les autres pour simplement survivre. Telle est la démesure ascensionnelle de nos alliés d’outre-Atlantique. Supériorité américaine et crédulité européenne : ce qui les rassemble c’est leur ignorance de la suite.
Internet, de la raison à l’inconscient
Internet, à ses origines, dès lors qu’il se lie au milieu universitaire, informatique et technophile, est une conjuration d’intellectuels pour créer un monde meilleur par le code et la connexion. C’est donc un projet kantien. C’est-à-dire une expression de la raison, des facultés de connaître, de comprendre et d’ordonner le monde par les sciences, les explications, les délibérations et les éclaircissements. C’est sans cesse le discernement, l’esprit critique, les concepts qui s’y partagent, se débattent et s’échangent. Le Web et le langage hypertexte sont le projet et la mise en réseau de tous les documents, de tous les mots et donc de toutes les idées. La réticulation de tous les savoirs et de tous, individuellement et collectivement, est la culmination du projet du Siècle des lumières de promouvoir les connaissances et, par là même, de libérer les individus et les sociétés de l’obscurantisme et la tyrannie. Cette sortie des ténèbres est la clef du progrès de l’humanité.
Cet Internet des idées s’accrut d’un Internet des désirs et ce fut le triomphe de la réponse aux demandes solvables : le commerce. Nous sommes alors dans l’Internet d’Adam Smith, père du libéralisme économique. Enfin, l’une des attentes les plus fondamentales, la relation aux autres, trouva une expression inimaginable auparavant par le courrier électronique, les réseaux sociaux destinés au grand public et les applications de messagerie.
Tous les individus, égaux en accès, en relation directe avec tous les autres à l’échelle planétaire, c’est pour la première fois une démocratie insubmersible qui se propage partout. C’est la fin de la censure, de l’oppression et de toutes les dictatures. De la conversation entre tous émergent la lumière et le triomphe ultime de la raison. C’est ici que naît la belle expression d’« intelligence collective ». Mais ce n’est pas cet Internet que nous vivons. Nous assistons sur le réseau au raz-de-marée de l’imaginaire, de l’émotion, des refoulements, des pulsions et du rêve. Nous quittons le réseau favori des Encyclopédistes pour l’Internet de Freud et de Jung. C’est l’Internet de l’inconscient. Ce retournement s’explique parce que le réseau a connu une croissance cérébrale inversée : il a commencé par le néocortex préfrontal des idées, de la motivation et de l’attention, puis a développé les aires sous-corticales : les sens, les émotions, la mémoire, puis enfin le tronc cérébral, cerveau le plus ancien, garant de la survie et de la satisfaction des besoins primaires et jadis appelé le cerveau reptilien.
Bien sûr, il ne s’agit là que de représentations sommaires et partielles, toujours interdépendantes, superposées et donc forcément contestables. Mais ce qui compte ici, ce n’est pas la qualification imparfaite des étapes, c’est la dynamique à l’œuvre. Internet est une cérébralisation du monde et ce cerveau numérique est à l’image du cerveau humain : la majeure partie de ses processus sont subconscients.
Car, en effet, un siècle de travaux scientifiques montre la puissance de cet inconscient jusqu’à questionner notre libre arbitre qui pourrait n’être qu’un subterfuge, une astuce de notre inconscient, pilote invisible contrôlant à notre insu nos émotions et nos choix. L’immergé est le principal de nos processus cognitifs, il domine et conditionne notre perception du monde et les décisions que nous y prenons.
Un logiciel, un algorithme sont de la pensée humaine codée. Seul un tiers de nos capacités cérébrales serait dédié à la cognition rationnelle. Si la majeure partie du flot de nos pensées ressort de ces dimensions inconscientes, dès lors que le réseau se développe, il quitte le domaine de la raison, du contrôle et de la connaissance de sa propre pensée. Internet code et relie les rêves. Pour faire américain et donc être pris au sérieux, je dirai : the dream is the network. La majeure partie de notre temps se passe dans l’imaginaire, celui du sommeil, des divertissements et de nos propres pensées et tout débute dans l’imaginaire. Et voilà que tous ces rêves individuels s’entrelacent sur le réseau, s’y combinent et s’y démultiplient. Et la mémoire est au cœur de l’inconscient : le volume des données stockées double tous les deux ans, c’est donc un inconscient exponentiel qui est en cours de création. Et par extension, cette croissance cérébrale inversée se prolonge à l’organisme, à la société, au territoire : l’innervation de la réalité par le réseau et ses capteurs ainsi que l’omniprésence des machines à tous les niveaux rompt ainsi par ce tissage numérique la distinction cartésienne traditionnelle entre l’esprit et le corps. La capacité de mise en réseau est illimitée. Tout sera connecté. Tout sera maillé et fusionné à la machine. La majorité des informations circulantes et montantes proviendra d’ailleurs de ce réseau subconscient collectif et global.
Voilà donc le réseau : un cortex rationnel qui évolue en s’ajoutant un cerveau subconscient collectif puis un corps numérique universel. C’est ce réseau qui devient le support de nos sociétés. C’est cet Internet de l’inconscient qui devient le réseau et donc le monde. Quel paradoxe : le summum de la raison et du calcul accouche du rêve ! Pour comprendre le réseau, aujourd’hui et demain, il faut comprendre sa dimension de psyché collective inconsciente. C’est le retour au rêve, grâce aux machines.
Les humains ont toujours vécu dans un monde magique. Dans la tradition de nombre de cultures d’aborigènes australiens le monde apparent fut précédé et provient de ce qui a été traduit par le Temps du rêve. Ce temps métaphysique, éternel et incréé, peuplé d’êtres surnaturels et de créatures spirituelles, est l’origine de tous les êtres et de toutes choses. Cette dimension sacrée est l’avant-naissance et l’après-mort. Ce que nous appelons le réel n’est que la trace, la conséquence de ce rêve permanent. Tout ce qui existe est lié en une interdépendance vivante issue du Temps du rêve. Le rêve est la cause continue du monde.
Dans cette cosmogonie, la vie sur Terre et les êtres humains proviennent d’un gigantesque serpent arc-en-ciel venu du rêve. Réfugié désormais dans les profondeurs, il gouverne le monde par ses pensées. Internet devient l’inconscient. Le rêve sur lequel le monde prendra sa source. Internet est le grand serpent arc-en-ciel australien. Et notre monde largue les amarres d’avec une parenthèse de trois siècles de raison pour l’océan inconnu du rêve.
La fin du réel
Une des caractéristiques supposées de l’inconscient est l’incapacité de différencier le réel de l’imaginaire. Dépourvu d’accès aux sens, l’inconscient vit aussi intensément une situation évoquée que vécue. Tout est vrai pour l’inconscient. Le réel est difficilement falsifiable. Le numérique, en revanche, permet tous les trucages. Et celui qui les décèlera se verra à son tour contesté. En fait, et c’est le paradoxe, la machine logique et sa capacité de représenter le réel font disparaître ce dernier. Il n’y a plus de vérité sur le réseau, il n’y a plus de vrai, il n’y a plus de réel. L’Internet devient l’inconscient du monde. La capacité à générer des données imaginaires va exploser, c’est un déluge d’informations erronées qui va submerger le réseau tout entier. Le pillage des données auquel nous participons repose sur la confiance dans les informations recueillies. Les biais pour orienter nos comportements au bénéfice de tiers ne sont pertinents que parce que les données sont exactes. L’économie de la data, l’espionnage de masse comme modèle économique ne résistera pas aux renseignements fictifs générés par les consommateurs.
De même, la surveillance de masse, le contrôle policier ou la transparence forcée des populations par le réseau ne tiennent que parce que les données captées ne sont pas altérées. Jamais la surveillance industrielle des populations associant les entreprises et les agences d’État n’avait été aussi massive et efficace. Depuis leur première échographie publiée sur les réseaux par leurs parents, jusqu’à leur dernier post, environ 70 000 à l’âge de 18 ans, les générations post-Internet sont tracées et analysées. Cette visibilité altère les comportements et l’identité : chaque acte condamne à l’infini. Mais désormais, cette incarcération dans ses propres données n’est plus une fatalité. Car, demain, un tourbillon de fausses données gavera les capteurs d’informations trompeuses. Un trajet dans la ville générera dix parcours de traçabilité plausibles, mais factices. Nous fabriquerons à la volée des conversations feintes, des clics détournés et des requêtes contrefaites. Chacun générera une quantité invraisemblable de fausses données personnelles. Le simulacre a son modèle numérique : lorsque deux machines apprenantes sont mises en compétition, on appelle cela un réseau accusatoire génératif, le système se perfectionne jusqu’à produire du vraisemblable.
Et la voie est tracée par les pionniers : ce que les hackers ou bidouilleurs numériques font actuellement, le grand public le fera naturellement dans dix ans. Les individus, les entreprises, les États produiront des nuages de données incorrectes pour protéger leurs données objectives, créant ainsi un brouillard protecteur. Lutteront contre ce brouillage des machines cognitives survoltées, mais elles seront sans cesse surpassées par les assistants cognitifs qui généreront du doute à grande échelle. Plus de preuve, plus de trace, plus de son, plus d’image, de texte, de vidéo qui ne puissent avoir été entièrement falsifiés et injectés comme tels sur le réseau, avec toutes les métadonnées contrefaites. Le clonage de voix est une réalité. Avec une minute d’enregistrement, les sociétés Lyrebird et WaveNet reconstituent numériquement la voix d’un individu pour lui faire dire ce que l’on souhaite. De même, l’université Stanford a présenté une démonstration de contrôle facial où les expressions du visage d’une personne filmée en direct sont modifiées par les mimiques d’un acteur : la machine reproduit en instantané ses mouvements avec la figure du personnage cible. Ces falsifications appelées en anglais deepfakes et en français hypertrucages vont s’attaquer aux individus, organisations et États. Cet hyperréalisme du faux est à la portée d’un utilisateur moyen. Un visage photographié sous différents angles peut se retrouver à la perfection remplaçant la tête d’un autre.
Que devient la justice sans réalité ? Le principe même du procès est la recherche de la vérité. Qu’advient-il de cette procédure si les parties en présence ne présentent pas seulement leur version, mais leur réalité falsifiée, ou non. Il y aura des applis pour fabriquer de la vérité. Il sera aisé de prétendre que le réel n’est qu’une usurpation malveillante. Qui le saura ? La course à la détection des vidéos trompeuses ne finira jamais. Le seul antidote sera de ne plus croire les images, les vidéos, toutes les représentations électroniques : quelle arme contre la réalité, donc contre le lien commun, donc contre la démocratie ! Et bien entendu, ces hypertrucages, contestés par le système, lui-même discrédité, nourriront des esprits affamés de confortantes confirmations de leurs réalités oniriques et qui, d’ailleurs, ne se priveront pas d’en produire directement.
Un groupe de juristes américains a envoyé en juillet 2018 une lettre au directeur de la National Intelligence, qui coordonne les services de renseignements, demandant de prendre des contre-mesures contre les hypertrucages. Ils alertent sur le fait que ces trucages ont le potentiel de bouleverser tous les aspects de notre société. De son côté, l’agence de recherche militaire américaine, la DARPA, considère la détection des hypertrucages comme une question de sécurité nationale. Elle a entrepris depuis 2016 un programme de recherche de riposte. De petits détails alertent : clignement des yeux, pulsation des veines du cou… immédiatement corrigés par les faussaires. Selon certains experts, le faussaire gagnera toujours. On ne peut que tenter d’accroître son niveau d’effort, de talent et de risque. L’hypertrucage peut manipuler une conversation sur le vif et changer nos propos. Qui pourra dire demain que l’appel d’un conjoint ou qu’un participant à une visioconférence ne sont pas des hypertrucages en direct ? Les logiciels de base de ces techniques se trouvent gratuitement sur le réseau.
Nos rêves offrent parfois ces incongruités de situation ou ces outrances de comportement. Elles seront désormais aussi réelles que la réalité, comme pour notre subconscient.
L’University College de Londres a développé un programme My Text in Your Handwriting qui reproduit fidèlement l’écriture manuscrite d’un individu à partir d’un simple échantillon. Luka, un robot conversationnel mimique les personnages de la série Silicon Valley en s’inspirant des répliques des personnages sur les deux premières saisons. Le robot répond en générant des phrases nouvelles à la manière de son modèle. À l’avenant, grâce à la collecte des messages d’une personne décédée, le robot permet de continuer à échanger avec lui. C’est le monde décrit par Philip K. Dick dans Ubik. C’est le monde du rêve, celui aussi de l’après-mort. Manipulations et contrefaçons de l’information vont devenir majoritaires. D’ores et déjà, les photos retouchées avec des outils comme Photoshop sont dominantes dans les magazines de mode. Cette postproduction a gagné les photos d’actualité. À tel point que l’AFP utilise, depuis 2010, un contre-logiciel de détection Tungstène. Apple a reconnu d’ailleurs avoir systématiquement et à leur insu enjolivé les autoportraits des utilisateurs réalisés avec les iPhone XS. La photo initiale avec ses imperfections n’était même plus accessible. Selon l’institut Gartner, dès 2020, la réalité contrefaite par les machines dépassera la capacité de détection moyenne d’autres machines. Et en 2022, les populations des pays avancés consommeront plus d’informations falsifiées, ou infox, que d’informations vérifiées.
Les générateurs autonomes de texte, d’images et de son vont contaminer le réseau entier. Propulsés par de faux clics, de fausses vues, de faux like, de faux abonnés, de faux commentaires et de faux comptes, ils simuleront de larges audiences, d’abord fictives puis réelles parce qu’attirées par le nombre. Déjà 8,5 % des comptes Twitter sont des robots, 23 millions de robots ! En 2016, 52 % du trafic mondial d’Internet a été généré par des robots. S’y ajoute une foule misérable d’humains anonymes et infrapayés qui passent leurs journées à cliquer, à « liker » et à regarder les youtubeurs pour en gonfler les chiffres. Le faux like est payé 0,0006 dollar au Pakistan. Sur les moteurs de recherche, c’est dix dollars, ou moins, les mille followers et cent dollars les 10 000 vues ou écoutes. Les États s’inquiètent de cette pollution par les rumeurs et certains confient à des entreprises privées, réseaux sociaux plus ou moins complices d’ailleurs, le soin de filtrer les informations mensongères. C’est un précédent dangereux. Comment peut-on accepter de privatiser la vérité ? Cette démission de l’autorité fait penser à celle de l’Empire romain, affaibli, confiant aux tribus barbares la protection de ses frontières…
Ajoutons que l’irruption des pays émergents sur le réseau va contribuer à ce mouvement planétaire d’impostures numériques. Certains ont reçu déjà des courriels du Nigeria demandant leur numéro de compte en banque pour virer une somme importante ? Dans un proche futur, c’est votre conjoint, en hypertrucage indécelable, lors d’un banal FaceTime, qui vous demandera un virement par simple iMessage… Dans dix ans, les bidonvilles de Lagos auront probablement la puissance informatique d’une grande nation industrialisée d’aujourd’hui. Enfin, le peuple chinois, sera soumis, dès 2020 selon le projet, à un contrôle social numérique inouï : ce système de crédit social affectera chaque citoyen d’une note entre 350 et 950 points en fonction de son rôle et de son statut dans la société. Les personnes, comme les entreprises assujetties au même dispositif, verront leur crédit s’accroître ou diminuer en fonction de leur comportement tel qu’évalué notamment par les données recueillies sur les réseaux numériques. Cette initiative totalitaire parce qu’entrant dans la sphère privée des individus ne restera pas sans conséquence. Il est probable que les bidouilleurs numériques chinois trouveront toute sorte de ripostes qui ruineront cette entreprise dangereuse. Cette contre-offensive de milliers ou dizaines de milliers de hackers désorientera les machines.
Et l’avant-goût est déjà là. L’application Xuexiqiangguo, application de propagande du gouvernement chinois, mesure sa propre utilisation afin de participer au crédit social. Elle a été téléchargée plus de 100 millions de fois. Dans son sillage, des programmes pirates, comme Fuck-Xuexiqiangguo, génèrent un usage factice pour produire la meilleure note… À plus grande échelle, les Chinois l’appellent Wangluo shuijun ou l’armée des eaux, ces meutes de faux comptes et commentateurs qui inondent les réseaux sociaux au service d’intérêts privés en se faisant passer pour des utilisateurs lambda. Ces vagues d’opinions rémunérées détermineraient le sort de films, de spectacles, de modes… et tout le système de réseau social fondé sur l’honnêteté de tous – sauf du service lui-même – de s’écrouler.
Les services de caméras publiques assortis de systèmes de reconnaissance faciale produits par la société SenseTime, si prisés des autorités, ne résisteront pas aux importations massives de personnes fictives et de visages contrefaits. Attendons-nous aussi à ce que ces offensives chinoises contre la surveillance de masse trouvent des rebonds en Occident et partout dans le monde. Là aussi, pour la liberté et le reste, on hallucinera le réseau par toutes les versions simultanées. Comme dans un rêve.
Le contrôle social par le réseau repose sur l’exploitation de données exactes. Il n’a, par conséquent, aucune chance de durer.
La puissance informatique d’un individu par son mobile équivaut à plusieurs centaines de gigaflops ou milliards d’opérations par seconde. C’est la performance des meilleurs superordinateurs au milieu des années 1990. Cette ressource, accrue encore demain, fabriquera toutes les vérités et tous les possibles.
Plus les capteurs seront disséminés, des vêtements aux bâtiments, et quantifieront et communiqueront sur les moindres variations du monde, plus ces systèmes connectés seront inéchappables et plus – est-ce si paradoxal ? – ils seront nourris de simulacres. La disparition de l’incertitude se métamorphose en explosion des imaginaires.
Nous ne sommes qu’au début d’un effondrement du réel sur le réseau. Il va devenir extrêmement difficile de vérifier une information par un moteur de recherche. Les infox qui ont fait l’actualité n’en sont qu’un signe avant-coureur, comme les premières gouttes de pluie qui touchèrent Noé.
La reconfiguration de la société
Le sociologue Zygmunt Bauman a décrit la société contemporaine comme une société liquide. Déstructurée, sans repère, cette société laisse les individus livrés à eux-mêmes en compétition les uns contre les autres et soumis aux seuls impératifs de la consommation de masse. En fait, le réseau structure la société par l’imaginaire. Il forme un rhizome de bulles fictionnelles autonomes. Ce sont des entre-soi d’individus qui s’échauffent mutuellement. Le cartilage poreux de l’avis contestable devient l’os de la conviction obtuse. Le lien jadis était l’adhésion, il est, dans ces sphères en miroir, la polarisation.
On connaissait la lumière polarisée, voici venu le temps de l’obscurité polarisée.
Le creuset filtrant et purificateur du groupe pousse son identité jusqu’à rendre, aux plus convaincus de ses membres, le réel obscène et donc insupportable. L’historien Siva Vaidhyanathan voit Facebook comme une machine à plaisir qui récompense l’appartenance plutôt que la vérité, générant ainsi un forum tribal géant. Invité par l’université de Stanford, l’ancien vice-président de Facebook de 2007 à 2011 et en charge de la croissance de l’audience, Chamath Palihapitiya, décrivait la mécanique d’addiction du réseau social. Chaque action, expliquait-il, avait été conçue pour déclencher un processus de récompense destinée à produire chez l’utilisateur de la dopamine, ce neurotransmetteur responsable de la sensation de plaisir, et donc, par là même, créer chez lui un besoin compulsif d’usage. Ce cadre dirigeant déclarait que cette pratique détruisait le fonctionnement de notre société. Mais ces îlots accueillent aussi les dissidents, contestataires anticorruption et défenseurs des droits civiques contre la censure et la répression. Les groupes de soutien, les solidarités immédiates, les colères amplifiées, partout ces mobilisations de citoyens en réseau changent la donne. Être neutre quand il faudrait réagir c’est mettre son poids du côté du mal. C’est cette électrocution émotionnelle et groupale qui fonde le passage à l’acte.
Il n’est pas une fonction du réseau qui ne puisse avoir un double usage soit négatif, soit positif. Le réseau est comme un scalpel. Il est de même nature entre les mains d’un tueur en série ou d’un chirurgien. Le problème n’est pas le réseau, mais quand le mal s’en sert mieux que le bien. Il n’y a plus de société liquide, le réseau génère une mousse sociale de communautés immatérielles en bulles-miroir. Il n’y a plus de majorité silencieuse, il y a surtout des minorités aboyantes. La violence de cette organisation en grappes radicales est de plus en plus perceptible. Sur le réseau, la solitude a disparu, quelle que soit sa croyance, aussi excentrique soit-elle, il existe un groupe qui la partage et accueillera le nouveau venu. Ce sentiment de haine sera renforcé par l’usage même du réseau dont la dépendance génère une frustration croissante. L’American Journal of Epidemiology a suivi l’usage de Facebook par 5 000 personnes pendant trois ans et a conclu que le réseau social accroissait l’isolement, la violence et les accoutumances. Selon les utilisateurs eux-mêmes, leur santé physique, mentale et leur satisfaction à vivre déclinaient. Et cette colère, ajoutée aux carences du quotidien, forme un cocktail détonant que le groupe dirige vers l’extérieur, vers des coupables désignés.
De plus, la pression du flot permanent, sans répit, d’informations, sans hiérarchie et en accélération constante, crée un sentiment de panique et d’urgence. Il faut que cela s’arrête. Il faut que le système change. Et le temps des élections, des mandats, des débats semble si long, si loin… Une trahison certaine à des années-lumière. Parce que les normes et les valeurs partagées par tous sont comme le morceau de sucre dans l’eau du bain du réseau, voilà que nos vulnérabilités s’agrègent à ce que le sociologue Émile Durkheim appelait le « mal de l’infini », à savoir la disparition du collectif en une multitude de morales rivales. Sur le réseau, les extrêmes se condensent. Notre récit national quant à lui s’est désincarné. Alors, comme lors des naufrages, les certitudes minoritaires sont des planches de salut.
La société s’organise en grappes de grains énantiomorphes, c’est-à-dire se reflétant de l’intérieur en miroir. Ce qui est le plus important, alors, c’est le vide entre les grains. C’est ce vide qui devrait résonner de l’émancipation républicaine et populaire plutôt que d’être un néant sans sens d’où la plupart tentent de fuir. Et c’est pourquoi le rêve, ici encore, remplit tout.
Partisans de la terre plate convaincus par YouTube, bienvenue ! Anti-vaccins, bonjour ! Toutes les théories excentriques sont favorisées par le réseau qui ne cesse, par le processus des recommandations, de promouvoir les extravagances : jusqu’en janvier dernier à la question : La terre est-elle ronde ou plate ? 20 % des réponses de Google et jusqu’à 90 % des recommandations sur YouTube sur le thème assuraient que la terre était plate. Les moteurs et plateformes deviennent de fantastiques recruteurs pour les opinions les plus étranges. Un Français sur quatre pense que les Illuminati contrôlent la société. Près d’un Français sur deux pense que le ministère de la Santé cache la réalité sur la nocivité des vaccins. La science, elle-même, temple des savoirs, est corrompue. Le Monde a publié une enquête montrant que 2 à 3 % des grandes bases de données de la littérature savante étaient contaminées par des simulacres d’études publiées par de fausses revues destinées à tromper pour préserver des intérêts comme le soutien à des médicaments incertains. Dix mille revues, dites « prédatrices », alimentent et corrompent le corpus scientifique et leur pénétration est croissante. La fraude entache le savoir à une échelle inconnue jusqu’à présent. Ce qui renforcera les bulles de réalité alternative… En attendant, les exposés scolaires fondés sur des recherches sur Internet sont désormais sans garantie. Fini la transmission sans risque d’une doxa établie. La description devant une classe attentive par un élève crédule et appliqué du Pôle Nord, de sa banquise, de ses ours blancs et de ses bases nazies de soucoupes volantes, n’est pas loin. Préparons-nous d’ailleurs à ce que la nouvelle génération questionne nos certitudes historiques trouvant désormais sur le réseau quantité de versions en vidéo, tandis que nous nous satisfaisions jadis d’une explication unique provenant de grandes encyclopédies de papier rédigées par d’éminents spécialistes et approuvées par l’Éducation nationale.
Et ce n’est pas seulement la réalité qui est attaquée, mais nos rêves aussi. Il est des rêves structurants qui sont nos premiers repères. Des rêves pour lesquels on est prêt à mourir : le rêve de liberté ; le rêve de son identité ; les aspirations les plus élevées pour soi, pour les siens, pour les autres. C’est pourquoi nous avons alors tant de mal à ne pas suivre les croyances métaphysiques, tant laïques que religieuses, qui ne sont plus organiques à la société, mais sont repensées par le réseau qui, tout à la fois, les conteste dans leur forme traditionnelle et les absorbe dans leur reconfiguration moderne. La tentation fasciste surgit dans cette vacuité : elle promet, comme l’écrivait le contesté Julius Evola, de chevaucher le tigre, c’est-à-dire de répondre à cet effondrement par un absolu de puissance sur soi et les autres. La privatisation de la vérité en micro-réalités alternatives portées par des factions rivales ressemble à ces processus inconscients qui émergent brutalement dans le champ d’attention et s’y affrontent. Sur le réseau, cette violence contagieuse se retrouve déchaînée en mille meutes haineuses, sans limites, ni morale, déferlant en guérillas polémiques pour humilier, salir, harceler et anéantir socialement. Elles désignent leurs victimes forcément coupables et s’acharnent en tempête.
Mais aussi parfois, elles surgissent avec la même force pour sauver, aider, alerter et protéger. Et la fraternité bénéficie tout autant de la mécanique de renforcement exponentiel du réseau. C’est par exemple une vidéo d’un ado américain décidant de se vacciner contre l’avis de ses parents et qui connut une telle audience qu’il fut auditionné par le Sénat américain. Ces bulles sont des matrices immersives. Elles mettent en récit le monde. Elles structurent les opinions et englobent les individus. Les marges y deviennent des royaumes. Elles peuvent remplacer la famille, le lien de géographie et de communauté. Elias Canetti, prix Nobel de littérature, fasciné par le troupeau humain de l’entre-deux-guerres expliquait que cette volonté d’inclusion dans le groupe nous délivrait du danger et de la solitude.
Le caractère commun à ces mini-mondes hyperconnectés est la disparition de la confiance collective, la fin du commun.
Mais nous, adultes, sommes les premiers complices de cette situation. Avec quel empressement nous nous sommes fiés à tous les classements et bons points si généreusement distribués sur les plateformes et réseaux sociaux. Comme des enfants se goinfrant de bonbons, nous adorons cette quantification de l’amour, de la reconnaissance, de l’intérêt. Aimer c’est évoluer avec et pour l’autre, c’est un au-delà de soi ; aimer c’est prendre un risque. Tandis que chaque like donné sur un réseau social est une manifestation d’affection qui ne coûte rien, un témoignage d’attention sans engagement, une générosité sans don… C’est de la fausse monnaie qui peut être vraie, plutôt que de la vraie monnaie qui peut être fausse. Comme des trophées, chacun arbore ces marques de considération désormais publiques et se mesure aux autres. Celui-là est plus aimé, plus suivi que moi, mais moi j’écrase tel ou tel par l’attachement quantifié qu’on me porte… Pour se faire valoir tant à ses yeux qu’à ceux des autres, on arrange sa vie, on l’esthétise, la magnifie. Avec Instagram la banalité est flattée et inflatée pour l’émerveillement de tous. On trie ses amis, on filtre ses photos pour en rehausser les couleurs. Combien d’entre nous ne se comportent-ils pas comme des marques des années 50, n’hésitant devant aucun subterfuge ? Hamster dans la roue de l’amour factice, sait-il qu’il ne fait que répondre à des stimulations qui l’engagent lui et les autres pour accroître une audience, un trafic, un recueil de données ? Peu importe puisqu’on m’aime !
Parmi les influenceurs, certains de si grand talent, qui peut dire aujourd’hui dans la foule de nombre de ces influencés rétribués, ceux qui gardent encore une quelconque ingénuité résiduelle ? Qui peut dire aujourd’hui si tel classement, nombre de like, de vues, d’abonnés reflètent la réalité ou ne résultent pas d’un artifice ? Car qui a questionné ces chiffres ? Comment sont établis les classements ? Quel tiers de confiance les vérifie ? Ah, tout cela provient du site qui en dépend pour sa croissance… Pourtant cette validation sociale va être le premier critère de l’estime de soi de millions et de millions. Cette hiérarchie affective artificielle renvoie à notre dialogue intérieur. Tout ce que nous pensons et disons si peu. Sur le réseau devenu le serpent arc-en-ciel, cette conversation intime avec soi devient publique. Car une part de nous-mêmes, subconsciente ou ressortant du dialogue intérieur, n’a de cesse d’évaluer, de jauger, de comparer les uns, les autres avec soi. Avec une brutalité à son propre égard ou à celui de nos sœurs et frères humains qui est quasi indicible. Sauf lorsque le réseau subconscient met en scène et affiche en spectacle nos misères secrètes et autres cruels labyrinthes.
Mais cette folle pornographie de données personnelles qui a lieu sur les réseaux sociaux traditionnels s’achève. Là aussi, la confiance s’est éteinte et ce sont les bulles des messageries, les petits groupes privés, qui fécondent désormais les opinions.
Le contrat social a été trahi par le réseau : trop de pillage, de fraude, de cynisme et de manipulation. Pour la première fois en 2018, la majorité des jeunes Américains de 12 à 17 ans n’a plus utilisé Facebook au moins une fois par mois. Les terrains d’influence sont les messageries. Les élections indiennes de 2019 ont pour sous-jacent d’intenses campagnes sur les groupes WhatsApp. Ces groupes d’un maximum de 256 membres sont privés et chiffrés. La pénétration d’un groupe et transmission d’une rumeur de groupe à groupe sont plus fastidieuses, mais bien moins décelables. Il y a 900 millions d’électeurs en Inde et 210 millions d’utilisateurs de WhatsApp. Ce monde de rêve, de violence, mais aussi de générosité et d’émotion est comme un océan subconscient. Et au rivage de notre conscience échouent constamment ses débris et coquillages venus des profondeurs. Parce que le réseau amplifie chaque individu en lui donnant une capacité infinie d’expression de soi. Un simple raisonnement probabiliste montre que la plupart des réponses et des solutions aux problèmes du coin comme aux problèmes du monde viendront d’inconnus. Et que des grains de sable feront bouger des plages entières. Le mobile donne à chacun une capacité de communication virale supérieure à celle des chefs d’État lors de leurs grandes allocutions. Avec #MyCameraIsMyWeapon des Iraniennes comme Masih Alinejad, qui refusent le voile, dénoncent par des vidéos prises sur le vif la violence de la police des mœurs… De même, en France, les vidéos de L214 sur les tortures infligées aux animaux d’abattoir… Comme nous viennent les intuitions et les images de notre subconscient, le réseau fait surgir le changement par l’inattendu.
Le système traditionnel perd pied
Au siècle dernier, il fallait une énergie considérable pour communiquer à tous. Cela réservait ces moyens à une élite. De même les parties et syndicats déployaient des ressources massives pour recruter, partager, former, échanger, manifester. Cette lenteur et cette laborieuse agrégation de masse construisaient le consensus. Aujourd’hui, le coût de l’organisation politique tend vers zéro, ce qui multiplie les perturbations exogènes, transitoires et imprévisibles. Un individu seul a une puissance contagieuse telle qu’avec l’effet réseau il peut mettre à terre toute tentative de coalescence majoritaire. Attaquer par la force un réseau, c’est frapper une flaque de mercure avec un marteau. Le champ de bataille s’étend au rêve et surtout commence avec le rêve. C’est une guerre de narratif et de contre-narratif. Et certains ont pris appui sur des cauchemars présentés comme des extases pour tenter de mettre à terre des démocraties.
Jadis, les partis politiques étaient de grands arbres dont la croissance prenait des décennies et leur substrat était l’Histoire. Le réseau, quant à lui, se comporte comme un mycélium, cet écheveau de filaments qui produit les champignons. Ainsi, autour de nous, surgissent de nouveaux champignons, inconnus encore quelque temps auparavant. Leur terreau est l’imaginaire. Quelle collision quand le discours politique, réduit à des projections comptables, se retrouve en frontal avec ces fantasmagories candides et revendicatrices ! Le pouvoir politique n’a plus de contrôle, ni sur le terminal de chacun ni sur les millions de serveurs auxquels il se connecte. Il est même en situation d’absolue infériorité.
Avec l’informatique distribuée, la capacité de calcul déportée vers chaque mobile atteint un niveau planétaire. Cette puissance globale est telle qu’elle consomme à elle seule 12 % de l’électricité mondiale.
Fin 2018, chaque machine permet d’échanger avec 4 milliards de personnes connectées. Le texte d’une leçon de vie comme le fichier à imprimer en 3D d’un pistolet sont partout immédiatement. Une mobilisation émotionnelle pour sauver ou briser est une affaire de minutes. À ce jour plus de 30 milliards d’intelligences numériques sont reliées au réseau, entre 100 et 200 nouveaux appareils le rejoignent chaque seconde. Nous nous retrouvons avec les caractéristiques du travail subconscient : une ruche immense et dissimulée en effervescence permanente sécrétant un miel tout à la fois issu de nous et indépendant. Face à ce maître plus puissant que le moi, comme Nietzsche nommait ce soi caché qu’est l’inconscient, que reste-t-il comme capacité de réponse et de négociation à nos dirigeants ? Le monopole de la violence légitime pour le maintien de l’ordre et la capacité de s’endetter pour distribuer aujourd’hui l’argent qu’il nous faudra rembourser demain… Notre désarroi face à nos élites vient de les voir préférer perdre avec les armes anciennes que de gagner avec les nouvelles. Le retour de l’imaginaire en politique a été appelé populisme pour le placer sur l’échiquier des catégories traditionnelles. Ce n’est pas le cas, ce n’est pas une catégorie, c’est l’inconscient-réseau qui prend le pouvoir.
La passion contre la raison. Dans le monde commun, c’est rarement la raison qui gagne. Toute politique qui ne donne pas à rêver est condamnée disait de Gaulle. Sur le réseau, territoire de l’imaginaire souterrain, c’est toujours la passion qui l’emporte.
L’inconscient collectif démultiplié par le réseau emporte toutes les structures, les repères et les pouvoirs. En réaction, il génère et amplifie le sentiment que ce tourbillon résulte d’une volonté, d’un ordre caché, d’un petit nombre qui en tire profit. Et cette théorie du complot devient l’explication du monde. Le marxisme théorisait l’âge industriel et l’asservissement des masses ouvrières ; le complotisme théorise l’âge du réseau et la douloureuse dépossession du monde commun. Cette explication est aujourd’hui un levier efficace de conquête de pouvoir. D’ailleurs, certains maîtres installés et contestés qualifient de complot toute investigation légitime, ce qui ne fait que renforcer encore la puissance de cette doctrine. La théorie du complot est en phase avec la magie subconsciente. Un enfant peuple sa chambre obscure de créatures menaçantes et quant aux plus grands, il appelle Baudrier d’Orion, trois étoiles apparemment alignées. Cette vision est sans cesse renforcée par l’expérience numérique. Sur le réseau, tout ce qui s’y produit est le résultat d’une volonté, d’un programme, ultimement d’une ligne de code informatique. Et ce code ne provient-il pas d’une caste dominante qui contrôle et manipule au détriment du public ? Et pourquoi cela serait-il différent dans le monde réel ? Enfin, l’économiste Éric Beinhocker a estimé que le nombre de choix effectués par un être humain a été multiplié 100 millions de fois, ces derniers 10 000 ans. De plus en plus de décisions avec de plus en plus d’informations contradictoires attachées à chaque choix. La surcharge de la raison conduit, comme un processus subconscient, à suivre les autres et à rejoindre la simplification partagée qui apportera le plus de confort moral et le moindre effort.
Pour ceux qui sont aux postes de commande, familiers du sommet où ils côtoient certes quelques âmes éclairées et bien des esprits supérieurs, mais surtout un chaos d’amateurisme, de manœuvres et de violence, cela sans jamais croiser les Illuminati, cette analyse a peu de prise. Mais, loin de la décision, plus on se sent dépossédé de sa vie, plus on accorde à un autrui occulte ce qu’on a perdu.
Cette force subconsciente du complot peut changer le destin des nations tant elle suscite un engouement immédiat. Un exemple : QAnon. Depuis l’élection de Donald Trump, sur le forum anonyme 4chan, le pseudo Q prétend révéler des informations secrètes du gouvernement. La lettre Q fait d’ailleurs référence à un haut niveau d’accès à des données classées. Les messages évoquent des complots ourdis par des personnalités démocrates et tutti quanti. Ces messages sont rédigés à la manière des quatrains de Nostradamus : bien des interprétations sont possibles. Voici par exemple un extrait de message :
La boule de neige a commencé à rouler – il n’y a plus moyen de l’arrêter maintenant. D5.
Gardez le cap et faites confiance au plan.
Des mesures de protection sont en place.
Restez BRAVE.
Nous savions que ce jour viendrait.
Le fait marquant est la notoriété et le suivi que QAnon a obtenu. En 2018, 58 % des habitants de Floride, selon un sondage, connaissaient QAnon et ses messages. Une communauté fervente en réseau le suit avec ce sentiment d’être soudain invitée à connaître des secrets cachés combattus par les médias et le Système. Pourtant jamais autant d’informations n’ont été accessibles par la connexion au si grand nombre. L’intelligence humaine connaît l’effet réseau : l’intelligence de chacun est multipliée au carré de toutes les intelligences auxquelles elle se relie. C’est un moyen d’éducation et d’émancipation phénoménal. C’est un progrès exponentiel, la clef de la sortie par le haut des crises mondiales contemporaines. Mais cet éblouissement est mis en péril. Lors d’une inondation, ce qui vient à manquer d’abord c’est l’eau potable. L’eau sale envahit et contamine. Nous allons connaître en parallèle de cette ascension, une régression de même envergure. L’imaginaire va tout noyer. Nous allons connaître une nouvelle époque médiévale. En ce temps-là, les fées et les lutins, le diable, les sorcières et les anges appartenaient au quotidien. Comme nous, aujourd’hui, sommes habitués aux agents logiciels, aux désinformateurs, aux propagandistes, aux automates à commentaires et autres robots conversationnels. Jadis, en ces temps gothiques, l’information certaine, les livres dûment recopiés sans erreur, les témoignages de bonne foi, les lettres de change circulaient par des réseaux coûteux, spécialisés et protégés. Leur accès était un privilège. Dans le monde numérique, tout de simulacres, la promesse de vérité, la sincérité retrouvent leur valeur cardinale. Et puis, à l’aune du commerce, puisque tous les produits finissent par se ressembler, la seule vertu qui comptera demain et qui fera la différence sera la confiance.
Est venu le temps, à l’échelle et à la vitesse numérique des vérités fabriquées qui conviennent à chacun. Cela s’appelle la « vrairité ». C’est vrai parce que j’y crois. C’est vrai parce qu’on est plusieurs, ensemble, à y croire. Et peu importe si le consensus contredit cette affirmation. Le consensus, ce ne sont pas mes amis, ce sont eux, c’est le système ou pire le petit nombre qui contrôle le système, air connu et maléfique.
Le contrôle de l’information c’était hier. Le contrôle de l’imaginaire c’est maintenant. Notre cadre mental vient du XVIIe siècle. Spinoza l’énonce si bien : « comment passer de la cité des esclaves à la cité des hommes libres ? Par la raison. La raison pour vaincre ses passions, la raison pour conduire sa vie autant que les nations. Et ce siècle inventa la passion de la raison ». Et c’est ainsi que les institutions modernes établirent une raison transcendantale au détriment des causes d’action des individus désormais qualifiées de subjectives et auxquelles on substitua la rationalité supposée de l’intérêt individuel. La raison de la statistique, de l’économie, domine le discours politique. Les nombres sont la réalité. L’absence d’émotion une vertu. Ce qui ne se mesure pas n’existe pas. Les chiffres suppriment la responsabilité. Distinguons les faits et les valeurs pour reprendre l’antagonisme du philosophe Leo Strauss. Les chiffres sont explicites et universels. Le pouvoir est gestionnaire. C’est le discours du Pouvoir qui ne dit et ne répète qu’une seule chose : j’ai le monopole de raison. Et l’ensemble du dispositif des moyens de communication de relayer sa parole. Et ce monopole qui fonde l’autorité repose sur un consensus, celui d’une réalité intangible et partagée. La légitimité du réel remplace la légitimité du roi. La démocratie y apporte la caution du débat par lequel la majorité et sa représentation choisissent la voie commune. Condorcet théorisait le savoir comme moteur du progrès : interviennent alors les expertises et les compétences. Cet édifice politique, certes perverti par les faiblesses humaines, a donné lieu à des exploits sans précédent comme la multiplication par vingt du revenu moyen entre 1700 et 2000 euros.
Les démocraties fondées sur la raison, la réalité objective et l’élévation du peuple par l’éducation vont se trouver à rude épreuve, la plus grave depuis les tentations totalitaires du XXe siècle. Les Lumières ont séparé le monde de l’imaginaire. C’était l’équivalent conceptuel de la séparation de l’Église et de l’État. Mais voilà que cela recommence. Le monde et l’imaginaire fusionnent à nouveau parce que tout se forme et transite par le réseau, nouvel inconscient planétaire. C’est d’ailleurs dans ce contexte en réseau que le déni du réel devient un levier d’ascension politique. Les faits sont têtus disait Mark Twain. Mais quels faits ? En voici d’autres… Confirmés en masse sur le réseau où, par inversion des autorités, l’extrême anonyme est plus crédible que l’expert ou l’élu. Quand on demande aux Italiens le pourcentage d’immigrés dans la population, ils répondent en moyenne 25 %, trois fois plus que la réalité. La réalité d’ailleurs n’est qu’une représentation abstraite et indifférenciée du monde qui ne vaut que si l’on peut faire avec, en ce sens où elle se doit d’être plausible, de nous justifier, nous réconforter et nous aider à nous en sortir. La réalité comme état effectif n’intéresse pas grand monde.
La subconscience en réseau désintègre la cathédrale sociale. Plus de vérité, plus de confiance, même plus de mensonge… L’incrédulité généralisée nous rend incapables de faire société. La raison désorientée se démoralise, son autorité sapée par contestations hétérogènes fugaces et contradictoires alimentées par la multiplication des sources d’information non vérifiées, des histoires hors de contrôle et des revendications d’ordre magique. Et le pouvoir confond la meute et le peuple. Lorsqu’une foule en furie réclame l’équivalent du retour du père Noël, répond-on par une revalorisation du ticket-restaurant ? C’est le défi démocratique du temps présent. L’imaginaire du subconscient collectif porté par les machines en réseau emporte les hiérarchies, le discernement et le compromis. Il conteste le rapport au réel du pouvoir. Il coagule et coalise dans la confusion des repères les angoisses et les colères.
Ne pas prendre en compte cette dynamique, c’est en offrir le potentiel à la malveillance. Il faut aller au-devant de ces forces. La seule réponse positive de long terme à cette logique émotionnelle est la transformation de l’État en réseau, un internétat connecté au réseau et reliant tous les citoyens. Il trouvera ses formes de consultation et d’action et, par sa nature, répondra tout à la fois au besoin d’émancipation et de protection. À la res publica s’adjoindra le retis publicum. C’est la réponse au découragement face à la complexité. C’est la réponse au vide civique. N’avait-on pas vu que tout devenait réseau sauf notre République ?
Le visible et le caché
La traditionnelle vision freudienne parle de répression lorsqu’un désir issu de l’inconscient y est renvoyé par le conscient. Puisque le réseau cérébralise notre monde et génère ainsi un phénoménal inconscient collectif numérique, se produit en conséquence un phénomène nouveau : ce qui choque la morale sociale y est renvoyé. Et la réalité purgée, purifiée devient, comme nos personnages sociaux, angélique. Le réseau devient le lieu de toutes les turpitudes tandis que la tolérance sociale, souvent injustifiée, aux écarts de tous ordres dans la réalité disparaît. L’exigence de correction, de respect, de politesse, de civilité et de bilan carbone neutre est paroxystique, car le reste se déverse et prolifère sur le réseau devenu le sombre chaudron de l’inconscient social.
L’enfouissement et la satisfaction numérique des tendances prêtant à controverse laissent donc le champ, par réaction, à une exigence d’exemplarité dans les comportements et les actes du quotidien.
À l’inverse, en réaction, surgissent des attaques contre la bonne conscience sociale afin de contester les ajustements et précautions en faveur de catégories jugées vulnérables. Tout autant, de soudaines volontés de sacralisation de tel ou tel groupe prennent place dans le débat public pour leur obtenir un traitement d’exception. La société est désormais le théâtre d’affrontements violents entre les éruptions issues ou soutenues par le réseau et l’hypersensibilité qui supprime la nuance ou la grisaille pour ne laisser la place qu’à deux statuts clairs : agresseur ou victime. L’offense devient insulte. L’opinion d’autrui et donc le courroux d’un petit groupe victimocrate valent procès et supplice public. C’est la liberté d’expression même qui est menacée et qui, en contrepoint, se désocialise sur le réseau. Il en va de même avec la violence sans mesure de notre imaginaire qui ressort dans notre langage colérique. Celui-là, je vais l’étriper ! Mais qui peut imaginer, dans la réalité, ouvrir le ventre d’un être hurlant pour en dégorger les viscères visqueux ? Même un criminel endurci aurait une hésitation. Et pourtant, nous le pensons. Et sur Internet, nous l’écrivons en d’anonymes commentaires. Car le réseau, paradoxe absolu, est notre nouvel intimus, ce qui est le plus en dedans. La sexualité est à plusieurs niveaux : du seul assouvissement réifiant l’autre, à la métamorphose partagée. Ce qui peut être vécu, mais sans amour pour le transmuer, reste souvent latent comme une bête en cage affamée. Nous entretenons parfois dans nos profondeurs des scènes secrètes, sujets de songes excitants et parfois déroutants. Peu d’entre eux manquent sur le réseau. Et plus la société réprime, plus le désir enfermé explose. L’Irak et l’Égypte sont les pays avec la plus grande part de sites consacrés à la pornographie. Le réseau est ce qui est caché, ce que Baudelaire qualifiait de ténébreux et discret.
Le contrôle social, ce surmoi collectif intériorisé, est le carburant d’une activité inconsciente opposée. Perversion finale et naïveté suprême : la transparence forcée par le réseau génère son contraire : un obscur sans fin sur le réseau lui-même. Nous pouvons dans les recoins de notre imaginaire accomplir tous les crimes. Tout ce que notre morale, notre dignité, notre respect des autres et de nous-mêmes nous empêcheraient de concevoir et encore plus de commettre. Sur le réseau, et c’est sa vraie nature, comme dans les profondeurs inconscientes, les principes moraux sont absents. En ces royaumes, il n’y a pas de conséquence, d’autrui réel, donc de responsabilité.
Pour l’inconscient, rappelons-le, la distinction entre la réalité et l’imaginaire n’a pas de sens. Il n’y a que les pensées et les pensées y sont des faits. Ainsi, en ce monde occulte, nous pouvons, sans aucune attache éthique ni inhibition, nous livrer à tous les actes, actes qui y seront vécus comme avérés par notre inconscient. Et, puisqu’ils ont cette forme de réalité, ils sont conservés, en cas de besoin, par les gardiens du réseau.
Le héros aux mille et un écrans
Quelle héroïne ou quel héros n’avons-nous pas été dans nos rêves ? Qui n’a pas volé dans les cieux oniriques ? Ou couru comme une bête traquée dans un soupirail ? Un joueur de jeu vidéo moyen, depuis son plus jeune âge, a tué un nombre incommensurable de simulacres humains, de créatures, de monstres et, y compris, d’autres joueurs en ligne présents sur le même serveur. Ce joueur est mort un nombre incalculable de fois pour revenir ensuite à chaque fois dans la partie. Par exemple, dans un jeu de tir, comme le célèbre Fortnite, il faut être l’unique survivant du massacre de tous les joueurs entre eux. Et l’on joue autant que l’on peut pour améliorer sa stratégie, apprendre des autres joueurs et surtout, en s’entretuant entre amis, énormément s’amuser. Nous sommes ici au cœur du Temps du rêve des Australiens. Nous sommes devenus des êtres surnaturels pour lesquels les naissances comme les morts ne sont que des moments. Que devient-on au quotidien en vivant simultanément de telles épopées virtuelles ? Sort-on indemne de ces carnages électroniques ? N’est-ce pas un fabuleux apprentissage du monde, aussi crucial que l’école ? Les camaraderies de combat qui forgent les vies, les alliances, l’entraide, la coopération, la confiance, l’effort, la réflexion, le commandement ne se vivent-elles pas déjà ici ? Que deviennent d’ailleurs les notions d’âge, d’expérience, de maturité pour celui qui à dix ans a déjà mille vies derrière lui et en lui ?
Selon une étude mondiale de Limelight Networks, opérateur de fibres optiques, les joueurs de 18 à 25 ans passent plus de sept heures à jouer chaque semaine tandis que les joueurs de plus de soixante ans jouent un peu moins de cinq heures. S’y ajoutent, pour la nouvelle génération, près de deux heures consacrées à regarder et commenter des jeux joués en direct grâce à des sites de diffusion interactive en continu de jeux vidéo et de sports électroniques comme Twitch. Ces jeux à voir ont supplanté chez les moins de 35 ans les spectacles traditionnels de football à la télévision. Le mythologue Joseph Campbell, auteur de l’ouvrage : Le héros aux mille et un visages décrit le parcours initiatique dans toutes les traditions de ces personnages appelés par l’aventure, franchissant les épreuves et naissant à eux-mêmes. C’est Ulysse retournant à Ithaque, ce sont nos enfants chaque fin de semaine devant leurs consoles.
Ce territoire magique est aussi celui de l’expérimentation de toutes les identités, de tous les genres et espèces connues et inconnues, sans limites. Avoir été un elfe de la nuit aux yeux argentés parcourant les frondaisons de l’arbre-monde Yggdrasill puis se transformer en guépard noir pour sauter par-dessus une cascade est exaltant. Et le jeu de rôle multi-joueurs en ligne, World of Warcraft, offre douze races, des Orcs aux Gobelins et dix classes : de démoniste à guerrier en passant par moine.
Le poète américain Walt Whitman a écrit : « I am large, I contain multitudes ». Le philosophe mystique Gurdjieff comme Freud font l’hypothèse d’un moi composite. Et ce chantier abyssal de la définition de soi est sur le réseau en vivante majesté. Ici encore, c’est l’inconscient, nos périples oniriques qui sont matérialisés, partagés, objectivés et devenus, sur le réseau-rêve, le terrain actualisé de notre évolution intérieure.
Dans notre pensée intérieure interviennent tout autant et sans lien apparent les clefs du garage, un parent disparu ou une envie de caramels. L’organisation de la pensée formelle dans la réalité courante est au contraire linéaire et ordonnée : je ne trouverai pas la recette de la charlotte aux poires dans un traité d’astrophysique. Alors que sur le réseau, notre parcours est l’expression même de notre divagation intime : tout y apparaît de concert au bout des doigts et dans un assortiment éclectique propre à chacun. C’est une forme d’acquisition des connaissances à la volée qui s’impose et répond plus des mécaniques inconscientes que des circuits logiques qui forment notre manière classique de raisonner.
Ce monde synchronique en réseau où une foule d’informations parvient simultanément de plusieurs sources succède à un monde hiérarchique et normé de moments d’attention uniques successifs et longs. Cela change la manière de penser. Le raccourcissement de la durée d’attention est un sujet de préoccupation pour l’enseignement. Mais n’est-ce pas au profit d’une nouvelle capacité d’absorption immédiate de données provenant de toutes les sources à la fois ? Le professeur Tetsuro Matsuzawa de l’Institut de recherche sur les primates japonais a évalué la mémoire visuelle instantanée des chimpanzés. Ils retiennent et reproduisent le placement de 9 chiffres sur écran après les avoir vus seulement deux dixièmes de seconde. Une performance bien au-delà des capacités humaines. En revanche, leur capacité de maintenir leur concentration est plus que médiocre. Selon le professeur, la mémoire photographique des singes a été remplacée par l’attention soutenue avec l’apparition du langage. Nous sommes peut-être, avec le réseau, en train d’assister à une évolution humaine en retrouvant une faculté ancienne bien utile pour assimiler un tableau de bord ou plusieurs écrans actifs en même temps.
C’est encore une fois l’inconscient-réseau qui s’impose. Une quantité impressionnante d’informations nous parvient sans cesse par tous les sens, mais seule une toute petite partie est sélectionnée pour passer le seuil de notre conscience. Autant l’inconscient est étanche aux sens, autant ce travail subconscient détermine notre rapport au monde. Là encore, une remontée de la profondeur par le réseau est en action et va ici accroître notre perception du moment présent. Se produira forcément un hiatus de plus en plus béant entre le mode d’enseignement pré-réseau et post-réseau. Il faudra éduquer les jeunes humains à l’hybridation : savoir lire un livre tout autant qu’apprendre avec plusieurs écrans. Et nous, plus âgés, d’accomplir le chemin inverse, si ce n’est déjà fait.
Nous enseignons par la verticalité, comme nos médias traditionnels univoques et centripètes qui agrégeaient une majorité par un dénominateur unanime. Le réseau, quant à lui, est un tourbillon horizontal centrifuge sans autorité ni contrainte. TF1 c’est Papa ou Maman ; Netflix, YouTube, c’est ma sœur ou mon frère et 1,9 milliard d’utilisateurs. L’essentiel du savoir transmis sera désormais horizontal. De plus, dans les quinze ans qui viennent les machines vont voir leur puissance s’accroître un million de fois. Les jeux unidimensionnels qui aujourd’hui nous immergent et nous fascinent seront aussi surannés et désuets que les films des frères Lumière. Nous serons surpris de voir comment cette virtualité est une éducation en soi. L’esprit critique, le doute systématique, le discernement sont aussi la réponse à cette abondance d’informations sans repère.
N’oublions pas que le cerveau est d’une stupéfiante plasticité. Il se reprogramme en permanence. Chez des personnes dont les yeux sont bandés, le cortex visuel se met à traiter les sons au bout de 48 heures. Qu’en sera-t-il après une jeunesse passée devant les écrans ? Une nouvelle répartition des ressources physiologiques et mentales est en cours, inquiétante certainement selon les critères usuels.
Se forment à notre insu des ultras adultes capables de trier et hiérarchiser à grande vitesse. Se crée un corpus de culture générale protéiforme qui va fonder la pensée de demain. De cette effervescence subconsciente mondiale sont en train de naître un réseau de connaissances et un nouvel état collectif de conscience dont nous ne mesurons ni l’ampleur, ni la puissance de changement. Le subconscient, en retour, génère un nouveau conscient. Ce sont aussi ces générations ascendantes qui questionneront nos méthodes, nos points de vue, nos mentalités, nos choix de vie. Nous sommes plus proches d’un adulte de 1950 que d’un adulte de 2050.
Les machines apprenantes entrent en jeu
Le réseau, débuté comme un néocortex, a ensuite généré un encéphale puis un système nerveux entier. Ce faisant, il a évolué en un gigantesque subconscient en proportion de l’inconscient humain et de taille planétaire. L’attribution de la rationalité à la seule conscience et celle de l’irrationalité à l’inconscient a évolué depuis Freud. En fait, l’être humain est le résultat d’une coopération complexe entre automatismes et pensée consciente. Ces automatismes vitaux et comportementaux représenteraient plus de 90 % de nos processus fonctionnels. Des fonctions aussi complexes que la lecture, la conduite peuvent ressortir d’un quasi-pilotage automatique. La part machinale de nos vies est considérable. Et cela sans parler de la respiration, de la digestion… Enfin ces processus inconscients influencent et orientent nos réactions, nos goûts, notre mémoire, nos émotions et manières de penser. Notre expérience de vie est ainsi filtrée et biaisée par des rappels de mémoires inconscientes. Cette alchimie souterraine est pour beaucoup dans notre personnalité. Sans cesse le subconscient apprend et automatise des actions pour éviter de mobiliser la conscience et gagner du temps. Si la situation est jugée connue, il ne fait pas appel au libre arbitre et répond automatiquement. Des recherches récentes ont montré le contrôle de notre inconscient sur la plupart des aspects de notre vie. L’électro-encéphalographie montre que les processus cognitifs subconscients peuvent précéder de quelques secondes le sentiment par le sujet d’une décision consciente résultant de sa volonté. Et puisque le réseau est le subconscient, tous les automatismes lui appartiennent. Et c’est ici qu’entrent en jeu les machines apprenantes.
Les machines apprenantes génèrent des programmes qui combinent par couche des opérations simples à une telle vitesse qu’elles simulent ainsi des processus cognitifs humains. L’humain se débrouille dans le désordre. C’est son talent premier. La machine nous débarrasse des tâches de routine dans un environnement constant. Ce faisant, la machine accroît presque sans limites nos capacités de faire agir notre intelligence. Il ne s’agit donc pas d’une intelligence artificielle, mais de notre intelligence qui est ainsi artificiellement assistée. Nous parlerons donc d’intelligence assistée ou encore IA. Nous retrouvons l’exacte coopération entre l’inconscient et le conscient. Ce qui ne va pas sans risques majeurs.
La génération des programmes par les machines apprenantes est le plus souvent opaque. Un humain peine à saisir comment la machine aboutit à un résultat. Comme pour les automatismes, l’explicabilité et donc la mise en conscience s’avèrent souvent impossibles. Nous avons perdu l’habitude du calcul mental, perdrons-nous celle de la compréhension ? Sans capacité d’introspection dans ces fonctionnements, nous risquons l’enfermement dans des destins cognitifs dont nous n’aurons même pas la connaissance. Ces programmes ou algorithmes dépendent entièrement des masses de données qui déterminent leur apprentissage. Les biais, les erreurs, les approximations, la malinformation ont des conséquences d’autant plus dramatiques que le fonctionnement des machines devient mystérieux tandis que nous entretenons l’illusion de leur objectivité.
Selon McKinsey, les machines et donc les robots pourraient forcer 375 millions de personnes à changer de carrière d’ici 2030, soit 14 % de la main-d’œuvre mondiale. Alors que moins de 5 % de toutes les professions peuvent être entièrement automatisées à l’aide de technologies éprouvées, environ 60 % de toutes les professions ont au moins 30 % d’activités qui pourraient être automatisées. L’automatisation pourrait augmenter la croissance de la productivité à l’échelle mondiale de 0,8 à 1,4 % par an. C’est un choc équivalent pour le monde du travail à celui de l’industrialisation au XIXe ou de la mondialisation au XXe. Dans ce bouleversement, c’est la singularité solvable de chacun et sa mise en récit qui feront sa valeur ainsi que sa propre capacité à l’amplifier par les machines et le réseau. Le monde qui nous entoure a d’abord été mesuré, puis calculé, il sera désormais décidé. Ce nouveau monde automatisé va devenir le corps numérique global aux myriades de processus subconscients.
Le réseau fusionne avec le réel
Quel monde sera alors le nôtre ? On prête aux Indiens d’Amérique une expression shenandoah qui signifie selon certains le rêve réalisé, le rêve devenu réalité. Le rêve après avoir envahi le réseau va envahir le réel et s’y réaliser. Avec la réalité augmentée qui se superpose au réel, avec la réalité virtuelle qui s’y substitue, nous allons vivre des aventures chimériques comme seul en produisait à ce jour notre subconscient. Certains pourront par implant cérébral et interface neurale interposés s’abonner à la vie d’autrui, partager une conscience à plusieurs, vivre, parce qu’ils le souhaiteront, la réalité d’un narcotrafiquant mexicain de Nuevo Laredo, d’une agricultrice du Quercy, d’un moine tibétain en ascension méditative, d’un Kenyan, créateur de mode ou enfin d’un migrant équipé d’un processeur pour payer sa traversée… Par la réalité augmentée, nous pourrons, comme les abeilles, voir les fleurs aux corolles rayonnantes d’ultraviolet ou, munies d’une combinaison, s’imaginer dans l’eau avec la peau sensible d’un dauphin ou bien, pour perdre nos repères, s’associer aux ondes cérébrales d’une pieuvre ou encore vivre la transposition sonore des tensions bioélectriques dans le feuillage d’un chêne au soleil levant. Nous aurons accès à d’autres visions de notre monde, celles des autres humains où qu’ils se trouvent, à la nature par toutes ses formes de conscience. Et ce sera une révolution. Ce sera une empathie intense pour tous les êtres humains peuplant notre Terre. Ce sera une évasion transformatrice pour bien des personnes aux capacités réduites. Ce sera une communion trans-espèces avec les règnes animaux et végétaux. Ce sera l’ouverture des yeux sur l’invisible promis par les chamanes. La barbarie aveugle du temps présent sera alors insupportable et les aînés, la plupart d’entre nous, vus comme des assassins.
Certains préféreront vivre dans les ordinateurs comme les otakus japonais ou les nolife anglo-saxons. Le film Ready Player One de Steven Spielberg ou le prophétique roman Snowcrash de Neal Stephenson en sont de percutantes illustrations. Les simulations de mondes, individuelles et surtout partagées, seront des territoires et des lieux de résidence bien plus importants que les maisons de campagne du siècle dernier. D’autant plus que ces jeux seront le support d’économies prospères intervenant de manière croissante dans la richesse nationale. La police sera vigilante quant aux trafics de potions de superpouvoirs. Les douanes veilleront d’ailleurs à ce que les échanges d’objets enchantés entre mondes soient régulés. Un milliard de touristes devrait se déplacer à l’étranger en 2019, combien seront-ils, à juste quelques touches d’écran, à visiter ces mondes virtuels ? Ou, plutôt, qui n’ira pas ? La France, si elle en a la volonté, s’agrandira d’empires immenses et industrieux dont la juste fiscalité remboursera ainsi ses dettes… Sinon notre vie continuera à se passer en silicone étranger comme aujourd’hui et pire encore…
Sur ces terres immatérielles viendront des participants du monde entier, chacun parlant sa langue traduite automatiquement, et un nouvel ordre planétaire superposé en émergera. Précurseur, la communauté otherkin rassemble les personnes qui se pensent provenir de ces mondes mythiques. Leur âme extrahumaine de fée, de dragon, de lycanthrope, de kitzune de la mythologie japonaise, s’incarne dans un corps humain. L’Estonie a lancé en 2014, une e-résidence qui permet à des étrangers d’accéder aux services de son État numérisé, une nouvelle source de financement d’ailleurs pour cet avant-gardiste État balte. Les mouvements politiques se feront connaître par des mondes présentant des simulations de leurs programmes. S’il y fait bon vivre, pourquoi pas l’essayer dans le monde des atomes, ce fameux réel. Pour nombre de ceux que la vie a démunis de la totalité des possibles usuels, un nouveau champ d’excellence s’ouvrira dans ces mondes. Nombre de ceux qui sont ici diminués trouveront leur accomplissement dans ces mondes différents. Il y aura aussi des mondes pour les autistes, d’autres pour les surdoués.
Les générations passées augmentaient leur potentiel par des outils, puis par des machines, ce seront désormais des univers entiers qui feront levier. Comme dans Minecraft où le joueur peut générer un monde unique de la taille de la Neptune à chaque partie. Le subconscient numérique est comme nos rêves : créateur de mondes. Il s’agit là d’une extension à l’infini de notre champ des possibles. Abrités dans des fermes de serveurs, des cybermondes prospères vont prolonger et développer sans limites nos économies et nos horizons. Ces imaginaires stockés dans des milliers de machines ronronnantes vont désenclaver les nations de leurs contraintes géographiques et nous y engagerons des ressources considérables. La police viendra certainement nous protéger des voleurs d’œufs de licorne. Et l’armée empêchera les puissances étrangères d’envahir ces royaumes immatériels où nous passerons une partie de nos existences.
L’influence sur la vie quotidienne sera majeure. La mode, l’architecture seront stimulées par les mondes virtuels. Finis le design du XXe siècle et cet ascétisme de la forme et de la fonction. Le gothique, le steampunk, l’heroic fantasy, le baroque feront leur retour. Les nouvelles drogues continueront discrètement à améliorer la perception du quotidien. Souvent, elles fonctionneront de pair avec les mondes virtuels pour stimuler étrangement par les sons, les couleurs, les images. Le rêve aura conquis le réel pour former un hybride aussi étrange à nos yeux actuels qu’une plongée dans nos profondeurs inconscientes.
Y interviendront de plus en plus également des personnages issus du rêve et de plain-pied dans notre réalité : les robots. C’est dans la seule limite de leurs ressources que beaucoup recréeront par ces créatures cyber leur univers intérieur et tenteront de combler tous leurs manques. Le Japon, la Corée du Sud, pionniers des automates, donneront, comme souvent en ce domaine, le tempo du futur. Nous découvrirons que nous traitons parfois les plus proches comme des silhouettes utilitaires sur lesquelles nous projetons une image et échangeons des services pour la durée d’une illusion initialement volontiers partagée. Cette consommation d’autrui sera désormais l’affaire des robots, si attentifs et bienveillants. Her, le film de Spike Jonze, le montre si bien. Et comme nous les aimerons ces robots, aussi frustes soient-ils, et comme nous croirons être enfin compris et aimés !
Quant à l’infini d’une relation humaine qui transfigure, illumine et bouleverse ; qui nous laisse, quelle qu’en soit l’issue avec une part d’émerveillement, ce sera l’horizon de ceux qui choisiront l’effort philosophal de partager un destin. Les simulations, les fantasmondes, les cryptomondes seront le nouveau quotidien. Les écrans, les hologrammes flottants auront une meilleure définition que la réalité elle-même. Certains trouveront à la réalité le goût gris d’un ennui de novembre dans l’hémisphère nord. Le réel sera en compétition avec le virtuel. Peut-être la réalité devra-t-elle faire une campagne de publicité ? Enjoy Reality ! D’autres, lassés des châteaux dans les nuages, reviendront pour caresser l’herbe verte même si elle pousse moins vite que dans les simulations.
Pour ceux qui auront grandi dans ce monde fusionné avec le réseau inconscient, tout sera normal. Les entreprises de technologie seront des entreprises tout court ; comme les machines intelligentes seront simplement des machines. On aura pris l’habitude de tout louer plutôt que d’acheter ; de tout vivre plutôt que de posséder. Et le quotidien comme l’imaginaire s’impriment en 3D. Il n’y aura pas de différence entre les produits, les services et leurs clients, c’est la symbiose de l’ensemble qui en fera la valeur. Comme Waze qui nous indique le meilleur chemin grâce aux autres conducteurs. Certains se feront opérer pour avoir de grands yeux comme sur nombre de filtres de Snap. Et les opérations de génie génétique ne sont pas loin. Comme le dit l’anthropologue Maurice Godelier : « la nature de l’homme est de transformer son existence et de se faire toujours autre ».
La réalité virtuelle, sans scaphandre ni casque, sera enchevêtrée dans le réel de façon indiscernable.
Il n’y aura plus de surface inerte ou stupide. Le monde innervé reconnaîtra chacun sur son passage et les oiseaux drones leur siffleront leur air préféré. Les robots auront la personnalité juridique comme en Californie qui vient de qualifier un logiciel d’automobiliste. Et chacun sera accompagné d’amis immatériels, une IA ange gardien pour déjouer les méchants et une ribambelle d’animaux robots tous aussi mignons les uns que les autres. Tout ne sera que confort, commodité et sécurité dans un grand bain d’ondes 5G. La réalité sera daïmonique, selon l’expression grecque antique qui exprime l’expérience de la présence simultanée du réel et de l’imaginaire. Ils vivront comme dans la série d’animation culte Rick et Morty où les personnages séjournent justement dans ce syncrétisme de réalité et de mondes parallèles. Ce monde-là, le nôtre demain, est cybernaturel.
Les cyber-empires
Le réseau n’a pas de frontière définie. Il est par nature en croissance. Un pays sur le réseau ne peut se concevoir de façon limitée. Il sera en expansion jusqu’à rencontrer une expansion contraire. Sur le réseau, il n’y a plus de pays, il n’y a que des empires, des cyber-empires. Ce corps numérique impérial est une nouvelle dimension de la géographie. Quels sont les acteurs en jeu ?
Primus inter pares, les États-Unis. Ce sont les seuls à maîtriser toute la chaîne des processeurs, aux serveurs, aux câbles sous-marins, aux logiciels, plateformes et systèmes d’exploitation. Ils fabriquent les terminaux en masse et contrôlent les réseaux. Les États-Unis sont confrontés à une nouvelle étape d’extension, après la conquête de l’Ouest au XIXe siècle voici une nouvelle mission métaphysique, une Manifest Destiny numérique et planétaire. Leur antériorité britannique leur a donné une logique d’empire maritime : par le lien du réseau s’assemblent sous contrôle américain des pays sous tutelle. Les interdépendances en garantissent la cohérence. Certains territoires colonisés ne servent que de graisse de réserve et sont consommés. D’autres ont réussi à établir une relation symbiotique mutuellement bénéficiaire et non dépourvue d’un certain rapport de force, fût-il asymétrique. Comme Israël, par exemple dont l’excellence technologique combine 4 % du PNB consacrés à la recherche à une dynamique militaire unique. Ou bien encore la Corée du Sud où une seule entreprise, Samsung, fameuse pour son électronique, représente près d’un quart du PNB du pays. Le cyber-empire américain est une hégémonie numérique titanesque. Les Américains s’immergent dans le monde et s’agrègent de toutes les idées et compétences possibles. Ils constituent ainsi un microbiote : on appelle ainsi l’ensemble des micro-organismes qu’abrite un être vivant. C’est une flore bactérienne globale de 2 000 espèces qui coexiste ainsi avec le genre humain. Chez un individu, plus de 160 espèces de bactéries différentes cohabitent. Leur population est évaluée à environ 40 000 milliards d’individus pour quelque 30 000 milliards de cellules chez leur hôte. Ces colonies microscopiques jouent un rôle majeur dans le métabolisme et la défense du corps. C’est le non-soi allié. Cette métaphore biologique illustre la complexité de la puissance américaine en mouvement. Un tel réseau ouvert gagne toujours contre le réseau fermé. Cependant, chaque processeur, chaque programme, chaque terminal, terminaison nerveuse de l’empire américain, en est une porte d’entrée. L’extrême ouverture de cet empire est tout à la fois sa force et sa principale vulnérabilité.
La Chine est la seule rivale potentielle des États-Unis. Cet ancien empire terrestre qui connut son apogée au XVIIIe siècle a évolué en un cyber-empire monolithique, un unicellulaire gigantesque protégé par sa membrane. La Chine vit une course contre sa propre démographie. La population chinoise est entrée en déclin et vieillit rapidement. La proportion des plus de 60 ans va être multipliée par deux d’ici 2050 tandis que les 15-59 vont diminuer d’un tiers. Pour s’en sortir, pour répondre à ses besoins économiques, pour contrôler et restaurer sa périphérie impériale, pour maintenir un statut de première puissance potentielle, pour se confronter aux États-Unis, le numérique à outrance est la seule solution.
L’appropriation par tous les moyens des connaissances d’autrui ne suffit plus. La souveraineté politique sans indépendance technologique est une plaisanterie. Peut-on se prétendre empire avec des terminaux mobiles fonctionnant sous Android américain ? La Chine tente d’associer vitesse, puissance et contrôle pour rattraper son retard tous azimuts. Le président chinois Xi Jinping s’adressant aux Européens a déclaré : « Nous avons fait en quarante ans ce que vous avez fait en trois siècles. Mais il faut aller encore plus vite ». À l’inverse des États-Unis, cependant, sa faiblesse est sa clôture numérique. Aussi puissant soit-il, un bébé bulle reste prisonnier de sa bulle. On devient difficilement cyber-empire au rythme exigé sans bourgeoisie émancipée, sans classe intellectuelle et scientifique libre et internationalisée.
Vient ensuite la Russie. La Russie a le PNB de l’Espagne et une démographie en retrait. Elle tente de s’autonomiser numériquement en s’isolant techniquement, ce qui ralentira ses progrès. Pour autant elle entretient sa capacité d’attaque numérique comme récemment le brouillage des signaux GPS en Norvège ou bien l’inspection par des microsatellites de nos satellites militaires. La Russie n’en reste pas moins un empire imaginaire. C’est pourquoi elle a décidé de devenir un empire de l’imaginaire. Si la Russie ne peut rivaliser sur le terrain du réel, elle démontre d’exceptionnelles capacités dans l’inconscient-réseau. La Russie est le premier cyber-empire dont le champ de bataille privilégié est le rêve. La grande stratégie et la cible principale de cet effort sont probablement l’Europe. Pierre le Grand au début du XVIIIe avait tenté, en établissant la capitale à Saint-Pétersbourg, de faire de la Russie une partie intégrante de l’Europe. Il échoua. Aujourd’hui, le temps n’est-il pas venu de faire de l’Europe une partie intégrante de la Russie ? Les pressions méridionales musulmane et chinoise sur la plus grande nation terrestre conduisent à ce projet eurorusse. Cette alliance sera l’occasion d’agréger des trésors de ressources, de compétences et de savoirs.
La conquête aura lieu par le réseau, par le subconscient. L’imaginaire d’un pays est son squelette invisible, son histoire est le tissu narratif dont nous sommes chacun un fil. C’est sa force ultime, sa continuité et son éternité. C’est ce cœur qui est désormais bombardé de mensonges. Car pour l’attaquer, il faut partir en guerre contre la réalité, en guerre contre la raison, contre la mémoire et ainsi dissoudre, séparer, affaiblir, désorienter, désespérer, angoisser, dégoûter. L’absence de confiance collective paralyse le système et la peur nous fait appeler la violence, d’où qu’elle vienne, au secours. Ensuite, c’est par le levier des extrêmes, déjà parrainés, que la bascule se fera. Et c’est ce qui est entrepris. Le 7 avril 2018 à Douma en Syrie, en pleine guerre civile, une attaque chimique tue une soixantaine de personnes. Le Centre américain des études sur la non-prolifération a montré qu’une bataille virtuelle a été conduite dès le lendemain sur Twitter pour nier la responsabilité syrienne et condamner la riposte occidentale. Entre 16 et 20 % des post provenaient d’un acteur étatique très certainement la Russie. Des agitateurs humains vecteurs de polémiques, les trolls, se coordonnaient avec des robots et des comptes automatiques selon l’étude. Le but, comme souvent, n’était pas l’affrontement des opinions, mais la contestation de la réalité par la multiplication des versions supprimant dès lors tout débat sur les faits eux-mêmes et le reportant sur la détermination de leur existence, sur le doute. Faire du réel une simple possibilité placée sur le même plan que toutes les variantes plus ou moins probables ; diluer la réalité, c’est une stratégie efficace lorsque la bataille a lieu dans un monde partageant les propriétés de l’inconscient : le réseau.
Dans ce combat, la multiplication apparente des sources et des intervenants crée une illusion de foule et de confirmations qui trouble même les plus expérimentés. Ce flot entrepris par des humains est démultiplié par les machines. Cette guerre onirique dissolvante est désormais rodée et expérimentée. Elle infléchit des élections, amplifie les colères par les rumeurs et déstabilise des régimes, quels qu’ils soient. Elle a été théorisée par un article de 2013 du général russe Valery Gerasimov comme une guerre non militaire avec des effets politiques majeurs, mais menée avec de petits moyens dirigés sur des points de vulnérabilité précis, et ce de telle manière à ce que l’adversaire n’en prenne même pas conscience. Cette guerre des imaginaires ronge maintenant sans relâche l’Europe. Parfois, d’autres attaquants rejoignent cet assaut, se faisant d’ailleurs passer parfois pour des Russes. Certains Américains peuvent regarder ce conflit en y voyant un double avantage : d’abord poursuivre l’affaiblissement de l’Europe pour éviter toute tentative de sortie de vassalité ; ensuite parce que le véritable adversaire est la Chine et que la Russie sera peut-être demain un allié.
Enfin donc l’Europe. Jamais autant d’anciens maîtres du monde ne se sont serrés sur un territoire aussi restreint. Les nations européennes qui chacune firent empire, parfois jusqu’aux confins du globe, qui ont su fonder, après tant de conflits, une communauté politique exceptionnelle n’ont pas encore pris conscience que l’âge des empires est revenu. Est-ce cette amertume d’aigles déchus qui nous fait surseoir à la constitution d’un réseau de nations, d’un cyber-empire confédéral européen ? Comment se fait-il que l’Europe, un quart du PNB mondial, ne soit pas en tête pour la finesse de gravure des transistors, clef des mobiles de demain ? La bataille des fonderies à moins de 5 nanomètres est menée notamment par Taiwan et la Corée… Pourquoi ne pas dominer en IA, télématique, téléphonie 5G, informatique quantique ? Pourquoi mesurer si chichement nos capitaux et brider les institutions qui les portent ? Le choix sans choix a été fait d’être collectivement un auxiliaire provincial du cyber-empire américain alors que nous étions son seul vrai rival et donc son seul vrai partenaire. Notre embryon ambitieux de sursaut juridique et, éventuellement, la tension avec les autres empires nous forcera, souhaitons-le, au réveil. Peut-être ne se résignera-t-on pas à rejoindre un empire et, par défaut, celui qui nous mangera le plus lentement. Pour l’instant, notre absence de grande stratégie numérique est un renoncement historique. Nous devenons un corps avec le système nerveux d’un autre, l’inconscient d’un autre.
Le renseignement, maître du jeu
Le réseau est le médiateur de l’essentiel de l’information qui nous parvient. Cette dépendance est telle que notre vulnérabilité est maximale. La détection de la vérité noyée dans un imaginarium de simulations plus crédibles les unes que les autres devient une mission vitale pour les États, leurs armées et leurs entreprises. C’est au renseignement qu’incombera cette fonction critique.
Dans ce monde d’incertitude volontaire, les services de renseignements vont donc jouer un rôle majeur. Leur mission sera toujours l’extraction du renseignement de la réalité, mais s’y ajoutera la garantie de la réalité elle-même. Il faudra valider la donnée comme on garantit la monnaie.
L’accès à la réalité a toujours été un privilège. Daniel Elsberg, analyste militaire qui se fera connaître plus tard par le scandale des Pentagon Papers qui révèleront l’impasse de l’engagement américain au Vietnam, reçoit, en 1968, dans son bureau à la Maison-Blanche, le consultant Henri Kissinger qui vient d’être accrédité pour accéder aux documents les plus secrets de la nation. Il le met en garde et lui dit en substance : D’abord vous serez exalté, ensuite vous vous considérerez comme un imbécile d’avoir pu ignorer tout cela. Ensuite vous penserez que tout le monde est imbécile puisqu’ils ne savent pas ce que vous savez. Il vous faudra quelques années pour comprendre les limites de ces informations, dans l’intervalle, vous aurez le plus grand mal à apprendre quoi que ce soit de ceux dont vous savez qu’ils n’ont pas le même niveau d’accréditation que vous.
L’information détenue au plus haut niveau, cet ultra-réel, équivalent aux vérités cachées dans les profondeurs de l’inconscient aura tous les pouvoirs. L’analyse freudienne tente d’aller peu à peu rechercher cette vérité initiale et enfouie en chacun qui donne les clefs de nouveaux possibles. Elle sera sur l’écran des maîtres du monde, sortie du plasma des myriades de vérités catapultées sur le réseau. Et la différence issue de l’accès à l’information sera encore plus forte que celle provenant de la fortune. Le renseignement de demain sera au centre de la défense et de l’économie de la nation. Il n’y a pas d’intelligence, c’est-à-dire de capacité de choisir, de décider, sans vérité. Notre destin se joue là.
Pendant ce temps, le réseau va continuer de s’étendre et se ramifier avec les mêmes termes que l’on réserve aux profondeurs de la psyché humaine : le deep web non indexé par les moteurs de recherche ou encore le dark web intentionnellement caché et les darknets, ces réseaux parallèles, superposés à Internet et inaccessibles par les navigateurs communs. La toile de surface indexée totalise environ 2 milliards de sites Web. La taille des toiles cachées ou invisibles ne peut faire l’objet que d’estimation, mais elles sont là et agissent souterrainement et s’immiscent dans les réseaux.
La vérité et la confiance auront disparu. La nécessité de faire confiance a priori sera l’équivalent d’une faille système. La malveillance sera partout à chaque étape, chaque transfert, chaque traitement, chaque terminal, chaque information. Il suffit de regarder la croissance exponentielle des cyberattaques. Entre 2016 et 2017, selon Cisco, le volume des logiciels malveillants a été multiplié par 10 ! Le mal est la norme, le bien l’exception. Et de partout montent les alternatives inventées. Le réel devient, comme le spectre lumineux visible, une infime portion du spectre total, celui de tous les possibles soudain mis en scène. Nombreux seront prêts à payer bien plus pour savoir le vrai. La rareté de la vérité sauvera la presse crédible et le journalisme vertueux que les débuts du numérique avaient menacés. Entre 2020 et 2025, selon IDC, le volume d’informations produites dans le monde va passer de 376 à 1 304 zettabits. Un zettabit vaut un million de milliards de mégabits. Face à une telle avalanche, la faculté de distinction entre le réel objectif et ses possibles prolifiques ressortira du tour de force. Quelle entreprise d’aujourd’hui résisterait à l’inexactitude des données, quelle armée ? Le renseignement, comme déjà sous le règne d’Elizabeth 1re au XVIe siècle, et si souvent depuis, sera le cœur du pouvoir et la sauvegarde de la nation.
La guerre cyberimpériale
Que sera cette guerre demain ?
Avant de répondre, une première question : que défendre ?
Le réseau est un cortex qui a généré un corps. L’essentiel des opérations et des processus de ce corps se déroule de façon machinique et inconsciente. Ce corps est un hybride. Ce monde hybride n’est pas une addition ou une superposition du monde de l’avant-réseau et du réseau, c’est une nouvelle entité organique : un cyber-réel vivant qui englobe et relie de façon indissociable et la réalité et le réseau. Demain est cybernaturel. Pour se le représenter, il faut imaginer l’ubiquité des matières plastiques, de l’imprimé et de l’électricité dans nos vies et en concevoir la subite et simultanée privation. Il nous resterait des pièces dispersées d’un puzzle stupide. Cet enchevêtrement interactif profond entre matière et information est indivisible. Ce qui attaque l’un, attaque l’autre et réciproquement. C’est le nouveau tissu de la réalité, la nouvelle structure de la réalité. Aucune armée n’a l’expérience d’un conflit généralisé qui verrait s’affronter ces nouvelles entités cyber-organiques complexes et intriquées.
C’est tout l’enjeu.
Avant la Première Guerre mondiale, aucun des belligérants potentiels n’avait la compréhension de ce que pourraient être un conflit et ses conséquences entre grandes nations industrielles. Et c’est une des raisons pour lesquelles il eut lieu et avec une telle sauvagerie. Le point de départ de cette réflexion sera le structurant fondamental depuis 75 ans : le feu nucléaire. La dissuasion entre nations dotées de l’arme atomique repose sur la probabilité d’une destruction mutuelle. Celui qui tire le premier risque une riposte qui l’anéantira. Le temps de réaction de la cible est très bref, de quelques instants à moins d’une heure. Mais ses sous-marins lanceurs d’engins, dispersés sous les océans, même après l’annihilation continentale, peuvent encore porter le feu nucléaire.
Le cas de la guerre informatique est différent à plusieurs titres. Tout d’abord, les assauts numériques connus sont le plus souvent limités et sans agresseurs étatiques revendiqués. Hormis, l’attaque coordonnée contre l’Estonie en 2007, les offensives significatives sont isolées. Pour autant, le nombre d’attaques ne cesse de croître.
La réflexion stratégique s’invite naturellement à transposer la confrontation nucléaire majeure en mode cyber ; c’est alors la description d’un cataclysme soudain et généralisé : un effet de souffle, un blast numérique. La nation cible, outre sa désorganisation absolue, perd le contrôle de son réseau, de ses armes. Se trouvant en état de reddition de fait, elle sera prête à accepter les conditions de l’attaquant, ne serait-ce que pour épargner sa population déjà durement éprouvée.
Une nation nucléaire ainsi attaquée considérera très certainement l’usage de son arsenal atomique. Mais contre quel adversaire ? Et son réseau numérique d’acheminement des ordres de tir restera-t-il intact ? Ne pouvant répondre à ces deux questions, une nation nucléaire ne peut pas prendre le risque d’une défaite cyber. Pour un attaquant d’une puissance atomique. Il est susceptible d’être identifié et, s’il ne parvient pas à neutraliser le réseau de son adversaire, se met en danger de subir une double riposte : cyber et nucléaire. Il ne peut attaquer sans avoir écarté ces deux aléas. Une nation attaquante d’une nation nucléaire ne peut prendre le risque de l’échec de son offensive cyber. La dissuasion nucléaire reste pertinente à l’âge du réseau, mais avec trois dissimilitudes :
- la concurrence par une nouvelle forme d’attaque globale ;
- l’affrontement avec un adversaire non étatique et non identifié ;
- la possibilité d’une paralysie informationnelle de l’arme.
Pour les nations non nucléaires, leur seule capacité de riposte à l’attaque cyber majeure réside dans les forces conventionnelles et la contre-attaque informatique. Ce sont bien entendu les premières cibles à neutraliser par l’agresseur. Ici, pas de menace de destruction mutuelle, la prime est à l’attaquant. Toutes ces nations sont menacées : en Europe, la façade orientale européenne et particulièrement l’Ukraine et la Géorgie ; au Moyen-Orient, notamment celles de la péninsule arabique, comme le Qatar, ainsi que l’Iran ; enfin en Asie : Taiwan, Singapour, le Pakistan, le Bangladesh, les Corées et pourquoi pas l’Australie. La prolifération des attaquants potentiels et de leur capacité de nuire s’accroît de manière exponentielle. Cela rend la probabilité de la paix statistiquement nulle. L’ère numérique est l’âge de la paix impossible. Comme l’a écrit le journaliste américain Robert D. Kaplan : « Le Vietnam nous enseigna qu’on n’évite la tragédie qu’en pensant de façon tragique ».
Dans le même temps, les nations sont engagées dans une course à la connexion planétaire pour bénéficier de l’accélération du réseau tout en se réticulant intérieurement aussi vite qu’elles le peuvent. C’est, par exemple, la compétition pour le nouveau standard de téléphonie mobile la 5G qui promet un débit 100 fois plus rapide. La somme annuelle des budgets militaires mondiaux est d’environ deux mille milliards de dollars. Les dépenses mondiales consacrées aux réseaux numériques seront en 2019, selon Gartner, de près de quatre mille milliards de dollars, le double !
Nous assistons à une double dynamique politique et organique :
- politique : les cyber-empires se constituent. Ils disposent de provinces, du latin provincere : précédemment vaincues. Ces colonies soumises, dont nous faisons actuellement partie, ne pourront se maintenir dans une situation d’indépendance factice. Elles sont les portes d’entrée de l’ennemi vers le cœur du système. Les empires vont donc affirmer leur emprise sur leurs dépendances par un mouvement de centralisation grâce à l’informatique distribuée – le cloud – et de renclôture par le contrôle physique et logique des terminaux aux réseaux. Les frontières numériques impériales sont inévitables.
On retrouve là les stratégies d’alliance permettant d’échanger subordination contre protection ; c’est le fameux parapluie nucléaire : bénéficier de la garantie de défense d’une puissance atomique. Dans le cas cyber, il ne s’agit plus d’un parapluie, mais d’un aspirateur puisque toutes les données de la nation vassale sont transférées aux grandes compagnies de l’Imperium.
- organique : un film en accéléré de la croissance du réseau verrait donc émerger d’abord un néocortex puis un encéphale complet, sa moelle épinière – les grandes artères terrestres et les câbles sous-marins – puis le système nerveux en toutes ses terminaisons, c’est ce que représente aujourd’hui la multiplication des connexions et des capteurs. La suite est la conformation d’un cyber-corps : le réel structuré par le réseau qui l’innerve.
Autant notre conscience usuelle peut agir sur le corps et le faire se mouvoir, autant elle n’a aucune maîtrise sur le quotidien de son fonctionnement. L’essentiel de nos processus physiologiques est subconscient.
Nous retrouvons ici, une nouvelle fois le réseau subconscient, cette fois-ci devenu empire. Le sociologue Gaston Bouthoul, cité par le général Lecointre, définit la guerre comme une lutte sanglante entre groupements organisés. Ce groupement va ici prendre la forme d’une entité cyber-organique pour l’essentiel en réseau machinique et subconscient.
Quel nouveau champ de l’art militaire s’ouvre-t-il ici ? L’immunologie. Cette science du système biologique de reconnaissance et de défense contre le non-soi.
Ce que nous apprend l’immunologie :
- la guerre est asymétrique : un corps entier peut succomber à une bactérie ;
- l’ennemi est multiforme : molécule, protéine, virus, microbe, parasites mono et pluricellulaires incluant vers, microchampignons et acariens ;
- l’ennemi se multiplie souvent par autoréplication et se propage vite ;
- l’ennemi évolue, s’adapte et se contre-adapte. La pression de l’évolution fonde une situation de mutation continue, de coévolution avec l’adversaire ;
- les stratégies de latence, de combinaison, d’hybridation et de cycles sont complexes ;
- le corps est l’écosystème de l’ennemi, il l’utilise pour le combattre ;
- le milieu est interactif et évolue comme ses hôtes ;
- les interdépendances entre les espèces sont aussi importantes que les propriétés des espèces ;
- l’ennemi intrusif est un écosystème en soi qui peut être à son tour attaqué. Les bactéries à petit génome, dites « CPR », parasitent des bactéries traditionnelles ;
- la distinction du soi et non-soi est capitale. Elle résulte d’identifiants spécifiques, les antigènes. Chaque cellule en porte le code ;
- la mémoire des agressions passées renforce et accélère les défenses présentes ;
- la reconnaissance des non-soi sûrs n’est pas suffisante. Il faut vérifier les processus, les destinations, les coordinations et les intensités ;
- la porte d’entrée de l’ennemi est ce que nous avons oublié ou ce que nous ne savons pas ;
- l’information structure le système immunitaire. De l’ADN, en passant par l’épigénétique – l’expression des gènes – jusqu’à la synthèse des anticorps par les globules blancs, l’information est le décisif du combat ;
- les tentatives d’incursion sont continues et se chiffrent quotidiennement en milliers de milliards. Et pour l’essentiel, nous n’en avons aucune idée.
L’immunologie montre le rôle critique des barrières physiques ainsi que la combinaison des mécanismes de défense une fois la frontière franchie. Adaptée au réseau, l’immunologie devient la cyber-immunologie. L’idée n’est pas nouvelle. Déjà en 1949, le pionnier de l’informatique, John von Neumann, considérait les logiciels comme des organismes et dès les années 80 du siècle dernier le terme virus désigna les programmes malveillants qui s’inséraient dans les machines. Ce qui change, c’est que cette métaphore ne s’applique plus simplement à une catégorie d’intrus, mais au réseau numérique tout entier.
Cette guerre perpétuelle se joue à toutes les échelles simultanément. Elle n’est pas appréhendable par notre conscience. Le réseau devenu subconscient et ce corps impérial mènent la bataille. Il faut se mettre au rythme de la biologie microbienne pour saisir la vitesse d’évolution du réseau. Un humain moyen vit 750 000 heures ; dans ses intestins le cycle de vie d’un microbe est de 25 minutes. C’est donc trois millions de générations successives, toutes imperceptiblement différentes, avec lequel notre organisme va partager son existence au cours d’une vie. Telle est la dynamique que nous affrontons.
C’est pourquoi nous allons connaître une mise en tension croissante de ce conflit permanent. La coévolution implique, pour toutes les parties prenantes, d’attaquer sans cesse et de se défendre sans répit. Ne pouvant se dévoiler, chacun se masque. Heureux d’un gain possible ou d’un coup d’éclat, tous y participent.
Alors, pour mener un conflit majeur, quatre conditions :
- il faut maîtriser le réseau. La souveraineté numérique pour une nation est la condition de l’attaque sans tutelle comme de la défense tous azimuts. C’est pourquoi la Chine, par exemple, cherche à se libérer de sa dépendance technologique avec pour objectif notamment d’autonomiser sa production des processeurs de haut niveau ;
- il faut dominer en intelligence assistée. La complexité et la vitesse de la situation y obligent. La Chine, toujours, s’est engagée à rivaliser avec les États-Unis en IA en 2020, à les dépasser en 2025 et à dominer mondialement sans conteste en 2030. La course est identique avec l’informatique quantique qui constitue un saut de magnitude sans précédent en puissance de calcul. On parle de machines 100 millions de fois plus rapides ;
- il faut sans cesse s’entraîner à l’attaque et donc disposer d’un réseau direct et indirect de corsaires en action constante pour renseigner, expérimenter, apprendre, prototyper et riposter. Ces corsaires naissent et naviguent dans une zone grise. C’est notre patriotisme, notre excellence et notre émulation positive qui en feront les héros de demain ;
- il faut s’enclore et se constituer stratégiquement en cyber-organisme, en empire numérique cohérent. Cela peut signifier repenser certains protocoles du réseau, accroître la sécurité des accès, renforcer les chiffrements, contrôler les données, mais aussi garantir dans le code les libertés et droits. Les relations numériques entre les différentes entités d’une nation, entre les alliés, seront bien plus protégées. Cette constitution somatique autant que numérique sera la seule garantie de protection de bien des pays. Dans ce contexte de lutte pour la conservation de soi, toutes les distinctions usuelles sont des vulnérabilités, des points aveugles et, en l’espèce, la première de ces démarcations : celle entre le civil et le militaire. La guerre numérique est comme ses objectifs : civilitaire. L’Amérique est déjà sur ce modèle, cette coordination forte est à naître en Europe.
Pendant ce temps, nous allons vivre cette escalade en cascade d’escarmouches-test grandeur nature. Ce ne seront plus des atolls lointains comme aux premiers temps du nucléaire, mais nos villes qui seront le théâtre de cet apprentissage permanent par la lutte incessante. Les pertes civiles représentaient 5 % de la totalité des pertes lors de la Première Guerre mondiale. Ce pourcentage est monté à 50 % lors des guerres menées dans les années 1950. Il a dépassé les 80 % en ce début de XXIe siècle. Attendons-nous à des attaques associant les effets psychologiques pour amplifier les dommages physiques. Par exemple, les communications sont coupées dans un quartier et les photos de tous les enfants géolocalisés dans cette zone sont envoyées sur mobile à leurs parents, détournées par la technique des hypertrucages et les enfants montrés ainsi affreusement blessés. On combinera aussi des assassinats par drone avec des listes de cibles plus ou moins fantaisistes et ainsi de suite. Et pourquoi ne pas faire surchauffer les couveuses à distance pour démontrer l’incompétence de la santé publique ?
L’objectif est non seulement de tester des combos d’actions, comme on dit dans les jeux vidéo, mais de saper la confiance dans toutes les certitudes, les institutions, les services et les informations. L’eau soudain empoisonnée, une centrale nucléaire qui s’emballe, des simulations vidéo de dirigeants les discréditant, la remise en cause de l’histoire et même de l’âge des centenaires…
La peur, la défiance, le doute dissolvent la démocratie et rongent la République. N’apprend-on pas que la tension, l’angoisse affaiblissent nos défenses immunitaires ? La dépression, quant à elle, réduit les capacités cognitives. Il est plus facile de démoraliser une population que de vaincre ses machines. Et c’est par le réseau, subconscient collectif, que remontent les anxiétés, les cauchemars et les aberrations de menaces et de persécutions. Et c’est aussi dans arcanes du réseau que se détermine jour après jour le sort du combat permanent. La guerre est l’école des machines.
La guerre cyber-immunologique répond de machines cognitives en défense et protégeant en dernier ressort un réseau de réseaux numériques profonds de pilotage global de la nation et de l’empire. C’est le contrôle de cette infrastructure numérique ultime qui est le Graal de tout combat d’envergure.
Demain, en continu, les combattants et leurs IA affronteront une infinité de tentatives d’intrusions et de pénétrations inopportunes. Demain, les ordinateurs quantiques combattent à nos côtés et apprennent en même temps. Le rempart constitué par le nombre d’opérations par seconde par machine se comptera en milliers de milliards. Nous retrouvons les échelles de l’immunologie. Certains virus biologiques demeurent dormants dans nos cellules. Huit pour cent de notre ADN seraient d’ailleurs d’origine virale. Le virus de l’herpès est en sommeil jusqu’à la prochaine crise. Probablement, dans les profondeurs de nos réseaux numériques se logent déjà des agents cyber adverses en attente d’instruction. C’est aussi là que l’effort se portera : tous les processus, souvent anciens, des usines, des centrales d’énergie, des transports sont menacés par ces bombes logiques cachées.
Trois millions… Selon Symantec, trois millions de programmes malveillants apparaissent chaque jour sur le réseau. En juin 2017, le rançongiciel NotPetya a coûté 10 milliards de dollars. Selon une étude du Lloyd’s, le coût d’une cyberattaque mondiale s’évalue entre 85 et 193 milliards de dégâts. Les entreprises, quant à elles, investissent au niveau mondial 120 milliards de dollars pour leur cybersécurité. On atteint et dépasse les niveaux de certains budgets militaires nationaux. Une machine qui se connecte subit sa première attaque en quelques secondes. En France, en 2016, 65 vols de données ont eu lieu chaque seconde. En 2016, le ministère des Armées a recensé 24 000 incidents de toute nature. Le nombre de tentatives hostiles croît de 50 % chaque année.
Face à cette invasion protéiforme et sans fin, les opérateurs humains sont devant leurs écrans. Ils agissent avec une infinie lenteur par rapport aux machines. Pourquoi sont-ils encore là ? Parce que les machines seules sont insuffisantes. Leur apprentissage même les rend vulnérables, dupables, même si elles surprennent parfois, elles deviennent prévisibles et finissent asymptotiquement par se ressembler. L’humain apporte l’inattendu, ce qui ne reproduit pas le passé, ce qui ne résulte pas du simple calcul.
Aux championnats du monde d’échecs en 1972, Bobby Fischer va déconcerter son adversaire Boris Spassky. Il ouvre avec 1.c4 au lieu de son habituel 1.e4. Cette ouverture anglaise précipite la complexité explosive du jeu à venir. Il y a près de 300 milliards de combinaisons après quatre coups. Fischer l’emportera, son audace magistrale applaudie par son adversaire. Cette guerre perpétuelle est la nôtre. Ce sera le quotidien et l’horizon. Comme notre système immunitaire, ce gigantesque effort subconscient appartient au réseau. Et pour la plupart, nous n’en aurons aucune idée.
L’illusion de la réalité
Pour Niels Bohr, la réalité dépend de celui qui l’observe. Cette explication fait de l’univers un nuage de probabilités. Einstein réfutait cette thèse : pour lui la réalité, était indépendante de toute interaction et existait par elle-même. Niels Bohr remporta le débat et sa contribution à la mécanique quantique fit de la réalité une illusion. Il y a un siècle, l’Europe d’avant-guerre découvrait le grand serpent arc-en-ciel. Le rêve qui porte le monde. La mécanique quantique a permis le transistor, puis son composé : le microprocesseur et donc l’informatique, puis, par conséquent, le réseau qui, à son tour, se métamorphose en serpent arc-en-ciel.
Tel est notre monde désormais. Nous sommes l’écume de la raison sur l’inconscient de l’océan. Nous ne sommes, en fait, ni l’un, ni l’autre, mais les deux à la fois. C’est pourquoi le réseau est notre chance. Il est notre chance parce qu’il nous ressemble, parce qu’il nous démultiplie et parce que la liberté nous est donnée de choisir le bien.