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Gendarmes et citoyens à l’école de la démocratie

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

Gendarmes et citoyens à l’école de la démocratie
03fév.20

Récit de la démarche du programme de recherche PoliCité, un programme pour réfléchir aux moyens de dépasser les tensions entre la police et certains groupes sociaux. Un article signé Anne Wuilleumier et Anaïk Purenne.

Et si les jeunes de quartiers dits « populaires » aidaient les forces de l’ordre à mieux travailler ? Et à mieux les comprendre ? L’idée peut faire sourire, néanmoins les programmes d’immersion de policiers ou gendarmes au contact de la population sont une piste explorée à travers le monde comme le montre une récente expérience québécoise.

Nous avons de la même façon mené avec des jeunes un programme de recherche action en France, dans la région lyonnaise, qui se donnait comme objectif de réfléchir aux moyens de dépasser les tensions entre la police et certains groupes sociaux, alimentées par des contrôles d’identité aussi répétés que contre-productifs.

Faire bouger les lignes

La démarche de recherche action appelée PoliCité a été initiée en 2016 avec une quinzaine de jeunes volontaires fréquentant un centre social de Vaulx-en-Velin. Parmi d’autres actions, ces derniers ont organisé en 2018 une « conférence citoyenne de consensus » rassemblant habitants et policiers.

La conférence PoliCité en 2018.

Deux gendarmes affectés en Brigade de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) dans un autre département participaient à l’événement. Au départ réticents, ils sont repartis avec l’idée d’une plus-value propre à ce type de démarche et décident un an plus tard de reproduire l’expérience dans leur département pour, diront-ils au journal Rue 89 Lyon :

« Faire bouger les lignes, recréer du contact avec la population. Aujourd’hui, les collègues des brigades sont submergés notamment par les tâches procédurales. Sans parler des jeunes gendarmes qui n’ont pas le sens du contact. »

Ils font le tour des élus locaux et, après avoir essuyé quelques refus, le maire d’une commune de 7 000 habitants, dotée d’une police municipale bien implantée, leur emboîte le pas.

En l’espace de quelques mois et avec un budget minimal, la petite brigade se dote d’un comité scientifique (dont font partie les auteures de l’article) et multiplie les contacts avec les associations et les structures locales pour composer deux panels diversifiés d’une dizaine de personnes chacun.

Cette démarche aboutit à une rencontre à huis clos au cours de laquelle cette vingtaine d’« habitants » et de « jeunes » sont chargés de débattre entre eux et avec un troisième panel formé d’une dizaine de gendarmes, de policiers municipaux et d’un pompier.

Le jour J, après une matinée consacrée à un temps de formation et à des jeux « brise-glace » pour installer la convivialité, les trois panels échangent d’abord séparément sur les problèmes de la commune et les réponses à y apporter, puis se mélangent pour confronter leurs visions, tandis que les gendarmes organisateurs circulent d’un groupe à l’autre, armés… d’assiettes de bonbons.

Rencontre à huis clos entre gendarmes et habitants.

Un Wikipedia de la participation

Chaque année, des dizaines de milliers d’événements participatifs sont organisés dans le monde entier, rappellent deux universitaires nord-américains Archon Fung et Mark Warren, spécialistes des innovations démocratiques.

Pour permettre d’en apprécier l’essor depuis les années 1990, ces chercheurs ont créé une sorte de Wikipedia de la participation qui recense et cartographie le déploiement de cette forme de démocratie délibérative.

La plate-forme Participedia autant que la littérature scientifique confirment que si ces expériences sont désormais légion dans le champ de la santé ou de l’éducation, très peu concernent en revanche le champ de la sécurité.

La plate-forme Participedia recense toutes les innovations de démocratie participatives dans le monde. Participedia, CC BY

La France, où les dispositifs participatifs se limitent souvent à une simple consultation ponctuelle des citoyens sur des enjeux souvent secondaires, se montre tout particulièrement réticente à associer les citoyens aux processus décisionnels dans le champ de la sécurité.

Une « école de la démocratie »

« Vous souhaitez vous engager pour votre commune ? Vous souhaitez faire tomber certains clichés stigmatisants ? Alors, participez à la conférence de consensus le 11 décembre 2019. Il s’agit d’une action ambitieuse et inédite en France pour produire ensemble des mesures innovantes en matière de sécurité ».

C’est par ces termes – inscrits sur les flyers distribués par les gendarmes auprès de la population – que les citoyens ont été conviés, aux côtés des forces de l’ordre, à entrer de plain-pied dans cette « école de la démocratie », une expression qui renvoie à l’idée que la participation démocratique contribue à fabriquer de meilleurs citoyens et, partant, de meilleures décisions publiques.

Comment les acteurs se sont-ils saisis de cet agenda ?

Les premières prises de parole ont montré, sans surprise, l’existence de rôles stéréotypés s’agissant de la production des discours sur la sécurité. Les forces professionnelles revendiquent volontiers un rôle d’expert et préemptent généralement l’analyse légitime des politiques de sécurité.

Faire émerger la parole

L’entrée dans un schéma de co-analyse nécessite ainsi d’accepter, comme l’ont fait les gendarmes de la BPDJ, d’abandonner le monopole de l’expertise et de prendre l’initiative de solliciter la parole du citoyen… qui ne demande en réalité qu’à s’épanouir.

Au fur et à mesure de la journée, on verra cette dynamique participative prendre forme progressivement avec la prise de parole des jeunes de quartier populaire comme prescripteurs de dispositifs de sécurité, alors qu’ils étaient attendus dans un rôle d’opposants.

Ainsi une jeune fille a soutenu l’idée de patrouilles mixtes habitants/professionnels de la sécurité car elle aimerait bien y participer « pour voir à quoi ça ressemble vraiment ». Un jeune homme a souhaité lui qu’on écrive comme recommandation générale que les parents doivent s’impliquer davantage dans la surveillance de leurs enfants, car « sinon ils vont partir en vrille ».

Des prises de position contre-intuitives rendues possibles par la décision performative des forces de l’ordre, dans le cadre de cette conférence, de faire du dialogue une composante de l’action de sécurité publique.

« La sécurité, c’est l’affaire de tous »

Dans les petites villes, les tensions et divergences de vue entre forces de l’ordre et habitants (notamment jeunes) n’ont pas la même acuité que dans les banlieues urbaines.

Elles sont pourtant loin d’être inexistantes. Ainsi, si les professionnels de la sécurité dans notre exemple ne font pas état d’un sentiment d’insécurité dans leurs interventions, les jeunes présents expriment quant à eux un fort sentiment d’insécurité et d’injustice entretenu par le ciblage policier dont ils s’estiment l’objet : contrôles à répétition, vidéoprotection pléthorique, concentration de la surveillance dans les quartiers d’habitat social.

La parole experte, lorsqu’elle analyse l’action menée en matière de contrôle de la criminalité, fait preuve de sécheresse : elle présente et examine la pertinence technique des dispositifs existants. Elle met l’accent sur la nécessité de les maintenir, de les entretenir… La sollicitation du point de vue des citoyens permet à l’inverse de faire droit à la complexité du réel, comme lorsqu’il met en lumière le sentiment d’insécurité que provoquent des pratiques policières comme les courses poursuites.

Parmi les dix propositions finalement votées par les membres des trois panels à l’issue de la journée, la distance entre forces de l’ordre et habitants et la construction non participative de l’action publique occupent une place de choix :

  • consulter les citoyens sur leurs préoccupations (proposition ayant obtenu le plus de voix)

  • mettre en place des activités sportives mixtes entre les forces de l’ordre et les citoyens (deuxième proposition la plus votée)

  • développer des actions de prévention et de loisirs à destination des jeunes, notamment les plus en difficulté (plusieurs propositions reprenant cet objectif)

En dépit de limites évidentes (temps de formation et d’échange restreints, caractère éphémère de la démarche, résistance au changement d’une partie des professionnels présents), l’avenir dira comment ces pistes seront déclinées en actions concrètes puis évalués collectivement comme s’y sont engagés les gendarmes.

Un précédent inspirant : la police de Chicago

Critiquée pour sa brutalité à l’égard des minorités et ses mauvais résultats, la police de Chicago a engagé au début des années 1990 une réforme d’envergure. Elle reste aujourd’hui la référence en matière d’intégration de la voix du citoyen dans la production des politiques policières. Surfant sur la vague de nouvelles approches comme le « problem-oriented policing » (une démarche tournée vers la résolution des problèmes récurrents de sécurité), la police de Chicago place véritablement les citoyens au cœur de l’action publique, depuis l’identification des problèmes jusqu’à l’évaluation des programmes, en passant par la décision et la mise en œuvre de nouveaux dispositifs.

Une démarche qui permet aux policiers d’ajuster en permanence leurs priorités d’action et leurs réponses, une méthode d’évaluation au fil de l’eau de l’action de sécurité publique développée également par exemple en Belgique. Loin d’être considéré comme un simple avis consultatif, le fruit des échanges avec la population « engage » le département de police.

Si les effets de ce type d’expérimentations visant à démocratiser la police font débat au sein du monde académique, ils témoignent en tout cas d’un renforcement de l’« impératif démocratique » qui fait pression sur une institution comme la police où »traditionnellement, on cultive plutôt le secret que la transparence, la discrétion plutôt que l’ouverture » et invitent à reconduire l’expérience dans d’autres contextes.

 


 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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Derrière cet article

Anne wuilleumier En savoir plus

Anne Wuilleumier

Fonction Chargée de recherche
Discipline Science politique
Anaïk Purenne En savoir plus

Anaïk Purenne

Fonction Chargée de recherche à l’Université de Lyon, ENTPE
Discipline Sociologue