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Extension du domaine de la sécurité. Le nouvel acteur sanitaire

Extension du domaine de la sécurité. Le nouvel acteur sanitaire
22avr.22

Cet article a été écrit par Manuel Palacio, rédacteur en chef des Cahiers de la sécurité et de la justice. Il est issu du 54e numéro des Cahiers de la sécurité et de la justice qui s’interroge sur la sécurité sanitaire comme un nouveau champ d’exercice des politiques publiques visant la protection des populations.

Radiographie d’une crise

La pandémie du Covid 19 a constitué un nouvel épisode d’une histoire humaine vieille de plusieurs millénaires. L’une des premières et la plus connue dont l’Histoire possède la trace est la « peste » d’Athènes, en 430 avant notre ère, qui aurait décimé près d’un tiers de la population athénienne. Les épidémies se sont succédé à travers les siècles, faisant des ravages sur les populations dans toutes les parties du globe. Celle de 2019 est elle-même la réédition, avec l’émergence d’un nouveau variant, des pandémies de « grippe » qui ont déjà frappé la planète à quatre reprises depuis le XXe siècle.

 

Sur un plan strictement médical, le virus lui-même fait partie d’une famille déjà identifiée mais que la science connaît encore insuffisamment et qu’elle n’est par conséquent pas en mesure d’éradiquer. Pourtant la crise engendrée par cette pandémie s’avère inédite à de nombreux égards, l’élément réellement nouveau ne résidant pas dans ses caractéristiques médicales mais dans la manière dont les populations l’ont vécue et, consécutivement, dans la manière dont les autorités politiques l’ont gérée. Cette nouveauté se dévoile essentiellement à travers l’usage communément installé du terme de « crise sanitaire », terme en réalité réducteur dans la mesure où la crise excède ici largement les frontières du domaine de la gestion médicale pour occuper d’autres espaces, en premier lieu politiques.

 

L’épidémie n’a épargné aucune zone de la planète avec des conséquences plus ou moins différentes en termes de gravité, différences qui peuvent résulter de multiples facteurs indépendants de la maladie elle-même (climat, démographie, modes de vie…). Si tous les pays ont été touchés à des degrés divers, par contre les réactions et les stratégies mises en place ont significativement varié d’un pays à l’autre, en fonction également de nombreux facteurs liés aux régimes politiques comme aux cultures nationales et aux modes de vie des populations.

 

Ainsi l’Australie aura connu quatre mois de confinement extrêmement sévère là où la Suède n’en aura instauré aucun, privilégiant la responsabilité individuelle et collective à travers des mesures de prudence et de protection dans l’espace public. Pour autant, cette comparaison ne dit rien sur l’efficacité sanitaire respective de l’un ou l’autre choix et tout sur la manière de concevoir une réponse collective face à une crise d’ampleur où la vie des citoyens est menacée.

 

Nous vivons aujourd’hui, tout au moins dans les sociétés bénéficiant des effets des différentes révolutions industrielle, scientifique et technique et ayant atteint un haut niveau de développement, un bouleversement dans la relation du corps social à la maladie. Les précédents épisodes pandémiques ont été vécus de toute autre manière par les populations. Ils sont restés, ce fut le cas en 1958 comme en 1968, dans le strict domaine de la responsabilité médicale et dans la « gestion individuelle » par les victimes et leurs familles.

 

Sur le plan de l’opinion publique, le traitement de l’événement par les médias de l’époque (qui n’avaient pas l’importance et l’influence qu’ils possèdent aujourd’hui au cœur même de la vie des individus) relevait de ce que l’on appelait alors la rubrique des « faits divers ». C’est avec l’épidémie du H1N1 que l’on voit se mettre en place une tout autre manière de voir et de réagir. L’épidémie devient un fait impactant l’opinion qui devient un acteur direct de la gestion de la crise et elle produit ainsi une nouvelle configuration de la réponse publique, laquelle va combiner traitement médical, traitement politique et traitement médiatique.

 

L’épidémie du Covid19 va parachever totalement cette reconfiguration qui se produit du fait d’une évolution sociale à l’issue de laquelle les populations vont privilégier une vision du monde et de l’existence basée sur le refoulement de la réalité du danger et le refus du risque. À mesure que les progrès scientifique et technique se développent à une vitesse inédite dans l’histoire de l’humanité, les peurs collectives continuent à structurer les perceptions des populations et à formater l’exercice du pouvoir ainsi que les modes de gouvernement de ces populations.

 

Mais là où dans les siècles passés seule dominait la peur face aux catastrophes vécues, la « modernité » ajoute l’illusion de conjurer totalement la menace et l’exigence d’empêcher la survenue de la catastrophe ou, a minima, d’être totalement protégé de ses effets. Ce refus du risque se nourrit de l’illusion d’une protection totale, illusion pouvant aller jusqu’à prendre la forme du fantasme de la mort indéfiniment repoussée (en réalité gommée de l’inconscient collectif). Ce nouveau rapport au danger, où ce dernier est nié comme intrinsèque à la réalité du monde, et à la mort, où celle-ci est niée comme inhérente à la vie, a pour conséquence simultanée une redéfinition de la santé et un accroissement de la demande de sécurité.

 

La santé, traditionnellement conçue comme l’absence de maladie du fait d’un bon état physiologique personnel ou via la guérison par la médecine, est appréhendée aujourd’hui de manière plus large comme un état de bien-être, cette notion très large ne relevant pas exclusivement du champ médical qui est quant à lui beaucoup plus précis et concret. Cette représentation est, en quelque sorte, officialisée par la définition qu’en a donnée l’OMS en 1946, « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette représentation moderne de la santé change radicalement la donne en ce qu’elle introduit de nouveaux acteurs ayant la responsabilité de la garantir. Il ne s’agit plus seulement ici de soigner le malade en luttant contre la maladie, ce qui relève de la médecine, mais de garantir un état de santé, ce qui renvoie à d’autres paramètres et, en particulier, à ce que l’on pourrait désigner comme la prévention du risque sanitaire et l’entretien d’un environnement, matériel (pollution, vie sociale), mais aussi psychologique (sentiment de bien-être) favorable.

Santé et sécurité.
La biosécurité

Cette nouvelle vision de la santé se conjugue à un accroissement considérable des progrès de la médecine et produit un nouveau rapport du corps social à la maladie où émerge l’exigence, vis-à-vis des pouvoirs publics, d’une protection quasiment absolue. Au fil des siècles, la constitution des sociétés humaines a forgé des instruments politiques à même d’assurer la cohésion de la vie collective. Ce que l’on appelle sécurité est, dans le même mouvement, une demande et un idéal humains ainsi que la construction politique d’un édifice à même de répondre à cette demande et d’atteindre cet idéal. Cette construction est celle de l’État, quelle que soit la forme qu’il ait pu prendre à travers les siècles, lequel introduit un certain nombre de règles, celles-ci constituant autant de contraintes pour limiter une liberté individuelle qui, si elle était absolue, ne serait qu’une manifestation de l’état sauvage alors que la société se doit d’instaurer des limites pour contenir la violence inhérente à la manifestation des pulsions individuelles.

 

« La cause finale, la fin, fin ou but des humains (lesquels aiment naturellement la liberté et avoir de l’autorité sur les autres), en s’imposant à eux-mêmes cette restriction (par laquelle on les voit vivre dans des États) est la prévoyance de ce qui assure leur propre préservation et plus de satisfaction dans la vie ; autrement dit de sortir de ce misérable état de guerre qui est, comme on l’a montré, une conséquence nécessaire des passions naturelles qui animent les humains quand il n’y a pas de puissance visible pour les maintenir en respect et pour qu’ils se tiennent à l’exécution de leurs engagements contractuels par peur du châtiment […] 1. »

 

L’état sauvage, comme état originaire, est un état de violence qui ne peut être contenu que par la construction d’un système de règles garanties par l’institution d’un tiers ayant le droit de les imposer. La liberté individuelle ne peut être pensée comme un absolu ; dès lors qu’il y a relations sociales, il n’y a d’entrée de jeu qu’une liberté relative. Les limites édictées pour les uns constituent la condition de la sécurité des autres. À l’état de liberté totale qui correspond à l’état de violence s’oppose l’état de « liberté restreinte » qui correspond à un état « civil ». C’est ce dernier qui rend la société des hommes possible. À la base de la civilisation, il y a donc la fonction de protection qui constitue la réponse au besoin de sécurité de tous. C’est ce que recouvre le terme de sécurité qui articule une demande – individuelle, collective – à une réponse, politique.

 

La sécurité a d’abord été pensée comme la protection des uns face à la violence des autres, cette protection étant assurée par des institutions dédiées, armée pour faire face aux menaces extérieures (agressions des autres groupes ; guerres), police pour faire face aux menaces intérieures (agressions au sein d’un même groupe ; criminalité). Mais au fil du temps, ce champ des menaces a étendu son territoire au-delà de ce qui relève de l’activité humaine pour intégrer également les agressions issues de l’environnement : séismes, inondations, famines et, déjà, épidémies. La sécurité est devenue une exigence de plus en plus aiguë et son domaine d’exercice de plus en plus étendu, les différentes menaces devenant inacceptables au regard des progrès permettant de les limiter. Relevant au départ d’une nécessité de régulation des violences internes aux communautés humaines, la sécurité est devenue une demande sociale qui englobe la totalité des risques et des menaces susceptibles de frapper ces mêmes communautés humaines.

 

La santé a ainsi intégré l’ensemble des phénomènes devant faire l’objet de l’exercice de la sécurité par l’État. Elle était limitée au départ au soin et à la guérison de la maladie à travers l’art médical fondé sur le savoir scientifique sur la vie. Elle est devenue l’ensemble des pratiques qui contribuent non seulement à traiter la maladie mais également à empêcher qu’elle survienne. Ces pratiques ont dépassé le seul champ du traitement médical et la seule relation médecin-malade pour générer la mise en place de politiques publiques, c’est-à-dire l’exécution d’un certain nombre de normes, de prescriptions et d’actions visant la prévention et/ou l’éradication de la maladie comme menace collective, comme phénomène touchant non des malades en tant qu’individus objets de la pratique médicale mais les populations en tant que groupes sociaux objets de la protection de la puissance publique, bénéficiaires de la sécurité. Comme la société elle-même, la sécurité est une notion en perpétuelle évolution.

 

Depuis la fin du XXe siècle, elle a investi de nouveaux domaines, bien au-delà des dimensions traditionnelles de la lutte contre la criminalité et le maintien de l’ordre public et c’est toute la vie sociale qui est aujourd’hui concernée. Il ne s’agit plus de lutter exclusivement contre la délinquance sous ses diverses formes, mais de prendre en compte l’existence de l’ensemble des risques et menaces qui pèsent sur les sociétés modernes cette prise en compte engendrant une demande de protection accrue, voire exponentielle, de la part de leur population. La demande de sécurité s’est ainsi étendue à la majorité des domaines de la vie quotidienne comme l’éducation, le monde de l’entreprise ou encore l’environnement et, maintenant, la santé comme état à préserver et garantir par la puissance publique.

 

On opère traditionnellement une distinction entre le risque et la menace. Le risque désigne les dangers naturels mais aussi matériels liés à des comportements humains défaillants (mauvais usage des technologies). La menace constitue un danger susceptible de se produire du fait d’une intentionnalité humaine. Le risque matériel est le produit d’une activité humaine qui peut être accidentelle (par exemple la fuite d’un virus d’un laboratoire ou encore l’accident dans une centrale nucléaire) ou volontaire (une attaque bioterroriste). La sécurité, telle qu’elle a évolué jusqu’à la période actuelle, s’attache aujourd’hui à la prise en compte de l’ensemble des risques et menaces, naturels et matériels, accidentels et intentionnels. L’épidémie comme risque naturel (zoonose) ou matériel (fuite de laboratoire) relève d’un danger qui réside au cœur même du vivant, dans l’interaction entre l’homme et son environnement. Faire face à ce danger va conduire à mobiliser un ensemble de réponses, médicales, politiques, sociales, qui dessine un nouveau champ des politiques publiques.

 

Ce nouveau champ peut être désigné à travers le concept de « biosécurité » pris dans un sens plus large que celui qui a marqué son origine. Celle-ci se situe à la fin des années 19902 alors que les États occidentaux, en premier lieu les États-Unis, ont eu à affronter plusieurs attaques terroristes au moyen de la diffusion de produits mortels issus de manipulations bactériologiques. Cette situation conduisit l’État américain à mettre en place tout un système de riposte et de prévention basé sur les découvertes de la recherche scientifique, sur le développement des technologies de surveillance et sur l’élaboration d’un nouveau cadre d’intervention législatif, militaire et policier. C’est la naissance d’un nouveau domaine d’action publique construit autour de la menace du vivant à travers ses interactions dangereuses avec la vie humaine mais aussi à travers sa manipulation, via la technologie, pour en faire un usage agressif. Il s’agit d’un nouveau champ « mixte » qui combine les deux dimensions de la réponse sécuritaire, la réponse aux menaces naturelles et la réponse aux menaces humaines.

 

La biosécurité sera officiellement définie comme « la sécurité contre l’utilisation par inadvertance, inappropriée ou intentionnellement malveillante d’agents biologiques ou de biotechnologies potentiellement dangereux, notamment le développement, la production, le stockage ou l’utilisation d’armes biologiques ainsi que les épidémies naturelles de maladies émergentes et épidémiques 3 ». La biosécurité se caractérise par la mise en place de nouveaux « dispositifs » de réponse aux agressions de la part du vivant (naturel ou manipulé par la technologie). Ce que l’on appelle ici un dispositif est une construction à partir de différents éléments – lois, normes, institutions, communication – visant la réalisation d’un but identifié.

 

C’est le moyen qui s’impose pour combiner des ressources existantes susceptibles d’apporter des solutions à une situation caractérisée par sa gravité et sa complexité. Il s’inscrit historiquement dans le passage de modes d’exercice du pouvoir fondés sur l’autorité et la souveraineté (le monarque, l’État central) à des modes d’exercice du pouvoir basés sur les savoirs scientifiques qui conduisent à une vision du gouvernement comme « objectivation » des problèmes à résoudre permettant la conduite des collectivités humaines, ce que Michel Foucault a pensé sous le terme de « gouvernementalité ». 4

Cette transition se situe au XVIIIe siècle, à l’intersection des Lumières et du début du libéralisme économique. Il marque l’entrée dans une nouvelle ère, accentuée par l’ascension de la révolution scientifique et technique, où l’exercice du pouvoir repose principalement sur la production des savoirs scientifiques qui constituent des outils de diagnostic à même de déterminer la décision politique. Cette évolution est d’autant plus marquée dans le cas des crises pandémiques où la connaissance du problème à résoudre dépend pour sa plus grande part de la sphère scientifique. Les connaissances scientifiques et l’action politique s’imbriquent dès lors étroitement, cette imbrication étant au fondement même du concept de biosécurité.

 

Pouvoir politique et pouvoir médical.
Vers la société prophylactique ?

L’épidémie du Covid 19 constitue une nouvelle étape dans le développement de la biosécurité. Au terme de ce développement, la pandémie a ainsi mis à jour un nouveau rapport au traitement de la maladie dans lequel celle-ci est appréhendée sur le modèle de la guerre avec un ennemi désigné qui est le virus et des batailles à gagner contre la contagion. La métaphore de la guerre signale avant tout l’entrée en lice de nouveaux acteurs, totalement actifs dans le déroulement de la crise comme dans sa gestion, les responsables politiques et les experts scientifiques.

 

La pandémie n’est plus exclusivement un problème médical mais un problème sanitaire, ce qui crée une situation complexe où le pouvoir médical (science du vivant) et le pouvoir politique (pratique du gouvernement) entrent dans une zone d’interpénétration qui peut aller, si elle n’est pas maîtrisée, jusqu’à la confusion des rôles. C’est ce que l’on a pu voir en France à travers la création des organes censés produire les données objectives à même d’éclairer la prise de décision par l’instance politique : le Conseil scientifique et le Conseil de défense.

 

Le premier a eu pour mission de fournir à l’instance politique responsable de la décision toutes les données « objectives » sur la situation épidémique à partir de « l’état du moment » des connaissances scientifiques portant sur le virus et ses modes de propagation. Un problème s’est posé d’entrée de jeu concernant cet « état du moment » des connaissances scientifiques qui, sur ce sujet, étaient partielles. Les recherches sur ce nouveau virus n’en sont qu’à leur début et, plus globalement, les recherches sur la famille de virus à laquelle il appartient sont en cours depuis des décennies avec des progrès réels mais sans avoir atteint son entière connaissance, laquelle permettrait seule la production de traitements médicaux à même d’éradiquer la maladie.

 

Un autre problème a surgi, non scientifique, concernant la situation de la logistique nationale en matière de prise en charge médicale (en particulier les services d’urgence et de réanimation). L’élaboration d’une stratégie de lutte contre l’épidémie par la mise en place d’un certain nombre de mesures concrètes est impactée par ces deux problèmes. L’instance politique, décisionnaire en dernière instance, ne détient qu’une partie des éléments qui peuvent fonder objectivement sa décision. Elle se retrouve en butte à des pressions multiples.

 

Ainsi le milieu médical et scientifique va exercer sa propre pression non pas à partir des connaissances réelles disponibles, mais à partir des conséquences qu’il en tire en termes de prescriptions qui prennent parfois la forme d’injonctions. Ce que l’on désigne alors comme un savoir scientifique recouvre des connaissances limitées, des recherches en cours et des hypothèses formulées à partir des deux premières, hypothèses en attente de vérification. Or, le savoir scientifique qui s’est exprimé au cours de la pandémie recouvrait une forme de manipulation intellectuelle consistant à placer les hypothèses dans le champ des certitudes et à les traduire immédiatement en prescriptions.

 

Une confusion, plus ou moins sciemment entretenue, s’est installée entre prévision (domaine du possible) et prédiction (domaine du certain). La prévision d’un point de vue scientifique consiste à dégager une liste de possibilités établie à partir de données recueillies et analysées. Mais, dans le cours de l’épidémie, le savoir scientifique a le plus souvent été réduit au travail de modélisation, lequel représente une part de la recherche sur la maladie mais reste obligatoirement limité dans la mesure où il porte sur une mathématisation de données très partielles par rapport à la complexité des causes à l’origine de l’infection, causes qui ne relèvent pas toutes, loin de là, du parcours de la maladie elle-même.

 

Ne pas prendre en compte cette complexité et passer directement du possible au probable, voire pour quelques-uns au certain, ne pouvait que constituer un facteur supplémentaire de fragilisation de la stratégie de réponse. Le problème est apparu au grand jour dès lors que le « milieu scientifique » étant le seul acteur légitimé à s’exprimer sur l’épidémie et les moyens de la combattre est apparu comme lui-même divisé et formulant des propositions allant parfois dans des sens contradictoires. Comment décider au milieu de ces contradictions et quelle proposition suivre ?

 

Au final le seul fait objectif qui s’est imposé n’a pas été la parole de la science (toujours en recherche, jamais absolue), mais l’autorité du statut des « scientifiques » adoubée par les médias. La gestion de la crise a montré que l’idée d’une décision politique adossée au savoir scientifique était un principe fondamental de la « gouvernance moderne » mais que sa concrétisation était parasitée par une confusion des rôles et des enjeux de pouvoir. Dans la réalité, le tandem aux commandes dans la lutte contre la pandémie n’était pas constitué du politique et du scientifique mais du politique et de l’expert. Les sociétés modernes sont de plus en plus structurées par les effets des progrès scientifiques et techniques et se veulent porteuses d’une vision du réel déterminée par le rôle prépondérant de la science.

 

Cette vision est en réalité faussée par l’écart entre la réalité de la démarche scientifique qui progresse par bonds successifs et l’attente sociétale qui exige des réponses absolues. Dans cet écart vient se nicher l’expert qui représente vis-à-vis des décideurs et de l’opinion le scientifique détenteur de réponses finalisées. La science pose des questions et apporte des éléments de réponse, construits dans la durée, soumis à une remise en cause permanente. L’expertise franchit le pas entre le questionnement, le savoir partiel et en construction, et la prescription issue d’une « interprétation » des données fournies par la science. L’expert représente une figure emblématique de cette gouvernance moderne, il est un hybride du scientifique et du politique, créé par le système médiatique pour parler à l’opinion publique.

 

Son avènement est une forme de parachèvement de l’entrée dans l’ère de la « gouvernementalité » selon Michel Foucault où la rationalité devient la composante centrale de l’art de gouverner. Cette rationalité va s’exprimer différemment selon qu’elle s’exerce dans le champ scientifique ou dans le champ politique. Il s’agit d’une rationalité fondée sur une connaissance objective définie pour l’essentiel à travers la quantification et qui va solliciter les disciplines qui procèdent aux différentes techniques de chiffrage, à commencer par la statistique. Le niveau de connaissance le plus sollicité relève communément du dénombrement, ce qui confère à la statistique un statut d’objectivité intrinsèque. Ses résultats sont censés être sans contestation possible et fournir une vision « prouvée » des phénomènes étudiés. Dans ce mouvement de prise en compte des problèmes concrets de la population, la statistique va être particulièrement mobilisée par les pouvoirs politiques pour identifier les problèmes en question et fonder les réponses qui leur seront apportées. La statistique est alors « un outil de gouvernement et de preuve5 ».

 

L’argumentation scientifique développée à de nombreuses reprises pour valider telle ou telle mesure prise relevait le plus souvent de la pensée statistique, c’est-à-dire une démarche d’objectivation fondée sur une utilisation de données chiffrées exposées hors de tout contexte. Cette pensée statistique a eu ainsi pour effet de contribuer soit à accentuer une situation de psychose déjà provoquée par la répétition quotidienne des informations sur les aspects les plus graves de l’épidémie, soit à générer l’incompréhension sur les mesures adoptées du fait de la multiplication de chiffres aboutissant à une vision contradictoire de la réalité de la situation.

 

Une stratégie de gestion de la crise sanitaire soumise à la seule expertise scientifique, elle-même réduite à diverses extrapolations à partir de données limitées, conduit à privilégier les options les plus extrêmes puisqu’en l’absence de traitement définitif face à une épidémie infectieuse les seuls leviers d’action à disposition concernent les modes de relations collectives vecteurs de la contagion. Le confinement a ainsi représenté la forme la plus achevée de la réponse sanitaire efficace et il a été mis en place sous les modalités les plus dures, voire les plus violente, dans les pays où, historiquement, culturellement et politiquement, l’encadrement collectif (le principe de l’intérêt collectif confondu ici avec l’expression de l’autorité -l’État, le Parti, le Gouvernement, les « autorités » de santé-) l’emporte sur la protection des libertés individuelles.

 

Lorsque la démarche médicale passe du soin à la prévention, elle sort de la connaissance de la maladie et des techniques de sa prise en charge pour un nouveau terrain qui est celui des modes de vie humains et qui relève des organisations sociales. Cette « médecine » ne prends pas en charge les malades, elle énonce (avec plus ou moins de certitude) les facteurs en amont à l’origine de la maladie. De son point de vue, il s’agit donc d’éliminer tous ces facteurs pour obtenir un état de santé optimal. Cette logique conduit directement à une organisation de la collectivité basée sur un maximum de limitations qui vont encadrer la vie quotidienne des membres de cette collectivité. La question est alors de savoir qui détient la légitimité pour imposer ces limitations. Si la démarche de prévention est en elle-même fondée dans le sens où la connaissance des causes de la maladie constitue un élément fondamental de sa prise en charge globale, son application ne saurait relever du seul pouvoir médical dans la mesure où elle suppose un certain nombre d’actions, par essence contraignantes, qui touchent à la vie des membres de la collectivité.

 

Il y a donc là un choix à opérer entre ce que l’on privilégie du danger encouru ou de la conception des manières de vivre individuellement et collectivement. La gestion sanitaire de l’épidémie du Covid19, à l’exception du soin hospitalier et de la découverte des vaccins, a relevé pour sa plus grande part, du registre de la prévention conçue comme la limitation d’un maximum d’interactions humaines. Elle a révélé la tension entre pouvoir médical (le terme de médical pouvant être ici questionné du fait de la logique « extra-médicale » qui est celle de la prévention) et pouvoir politique, avec un poids prépondérant du premier, surtout dans la phase première, et la plus virulente, de la propagation de l’infection.

 

La création ultérieure du Conseil de défense, s’ajoutant à celle du Conseil scientifique, a représenté une tentative de rééquilibrage des pouvoirs entre le scientifique et le politique. Ce poids du pouvoir médical par rapport au pouvoir politique a pour conséquence de contribuer à transformer en profondeur la relation de la société à la santé et ses représentations du « bien-être ». En extrapolant de son domaine de responsabilité qui est le diagnostic et le soin à celui de la prescription qui concerne l’obligation de faire pour éviter la survenue de la maladie, le médical (domaine du soin) transformé en sanitaire (domaine de la « gestion de la santé), ouvre la possibilité d’une société « prophylactique » entièrement structurée sur la prolifération des normes et des interdits.

 

Le succès de la métaphore de la « barrière » a montré l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir les relations humaines à travers d’une part, le refus d’une interaction symbolisant à elle seule le danger infectieux (donc la possibilité de la mort) et, d’autre part, le développement d’une société de contrôle et de surveillance (lois d’urgence, traçage numérique, « check points » pour l’accès aux « lieux essentiels ») qui conduit à reformuler les termes du débat sécurité/liberté autour d’une recherche de l’équilibre entre exigence de protection collective et respect de l’Etat de droit caractérisé en partie par la garantie des libertés individuelles.

 

Ce débat ne porte pas, tel qu’on a pu trop souvent le voir paresseusement (et parfois hystériquement) se dérouler, sur une l’opposition entre le tout collectif et le tout individuel mais bien sur le point équilibre, du point de vue de la sphère de la responsabilité politique, à trouver entre le degré de protection légitime et le niveau d’acceptation collective de limitation de liberté. C’est dire à quel point les termes de ce débat sont complexes et combien il est ardu à mener dans un contexte d’urgence où règnent l’immédiateté et la peur.

 

Cette crise du Covid 19 représente un moment charnière dans l’histoire des sociétés développées. Elle s’inscrit dans une continuité qui est celle de l’extension des domaines d’application de la sécurité et inaugure, en totale cohérence avec les progrès de la révolution numérique en cours, une société en capacité de fournir à ses membres le plus haut niveau de protection possible au prix d’un transfert de leur responsabilité, de plus en plus déléguée à des instances tierces, et d’un renoncement à leurs libertés dont ils ne peuvent jouir qu’à la condition d’accepter le risque inhérent à la vie, d’assumer les limites et les failles de l’humain en opposition à l’efficacité absolue de la rationalité technique.

Notes

(1) Hobbes (T.), 2000 (1651), « Des causes, de la génération et de la définition de l’État », Le Léviathan, chapitre II (De l’État), Gallimard, Folio essais, Paris.

(2) Deziel (P.-L.), 2008, « La naissance de la biosécurité », Raisons politiques, n° 32, Presses de Sciences Po, Paris.

(3) Comité sur les progrès technologiques et la prévention de leur application aux menaces de guerre biologique de nouvelle génération, Institut de médecine, Conseil national de recherche des académies nationales, 2006, « Mondialisation, biosécurité et avenir des sciences de la vie », Presse des académies nationales, Washington DC, www.nap.edu

(4) Foucault (M), 2004, « Sécurité, territoire, population », EHESS, Gallimard, Seuil, Paris.

(5) Desrosières (A.), 2008, Gouverner par les nombres, Paris, Presses de l’École des mines, 336 p.

Derrière cet article

Manuel Palacio En savoir plus

Manuel Palacio

Fonction Rédacteur en chef des Cahiers de la sécurité et de la justice