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Fil d'Ariane

Coopérer en temps de crise : la résilience locale à l’épreuve du Covid-19

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05mar.21

Claire Brossaud, sociologue, chercheure associée au laboratoire EVS-LAURE et consultante en recherche et innovation coopérative au sein de Social Transfert, est l'autrice de cet article paru dans la Lirec n°63.

Depuis le début de la crise du Covid-19, les territoires locaux n’ont cessé de montrer une forte capacité de résilience collective. Des citoyens, artisans, soignants, entrepreneurs, « makers », agriculteurs se sont ainsi mis à produire des matériels de protection (masques, respirateurs, gels hydroalcooliques), à faciliter l’accès à des biens et services de première nécessité (prêts d’appartements pour le personnel hospitalier, bénévolats dans les banques alimentaires, plateformes numériques d’information autogérées, aides entre voisins, etc.). Parallèlement, cet événement a exacerbé des tensions propres au fonctionnement de la démocratie (temps de l’urgence vs temps du débat, gestion régalienne de masse vs pragmatisme des initiatives citoyennes locales, transparence de la gouvernance vs opacité de l’expertise, etc.). Ces tensions nous invitent à réfléchir au rôle de la participation citoyenne dans un contexte de crise.

 

Les catastrophes ont toujours été révélatrices de comportements humains les plus extrêmes. D’un côté, la compétition effrénée pour la survie individuelle avec des images de pillage de magasins lors des inondations de la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina en 2005, de l’autre des riverains de la côte bretonne nettoyant leurs plages souillées de pétrole et d’oiseaux morts lors du naufrage du pétrolier libérien Amoco Cadiz au large de l’île d’Ouessant en 1978 et montrant une organisation spontanée, fondée sur l’engagement personnel au service d’un collectif. A bien des égards, la crise du Covid-19 a aussi donné à voir l’ingéniosité humaine pour organiser la solidarité et améliorer le quotidien du confinement. D’aucun affirme qu’elle aurait favorisé la responsabilité collective aux dépens de l’égoïsme par une prise de conscience accrue de la mise en danger d’autrui face à la maladie. On a vu également à quel point notre bien-être et la satisfaction de nos besoins primaires pouvaient dépendre de communautés locales invisibles, aux modes de collaboration parfois inspirants et aux savoir-faire oubliés, telle l’industrie textile pour la fabrication de masques. La prévalence des attitudes collaboratives dans les contextes de catastrophe n’est pas nouvelle et l’on serait mal inspiré de crier trop vite à l’avènement d’une soudaine citoyenneté ouverte et créative. Les (bonnes) actions en situation de crise ne surgissent pas si spontanément que cela. D’abord, leur intensité varie en fonction de la nature du risque auquel nous sommes confrontés. Ensuite, elles font l’objet d’une acculturation à la résilience face aux crises qui affectent de plus en plus nos territoires. Enfin, se pose la question de leur pérennité, de leur institutionnalisation et de leur capacité à transformer durablement le corps social.

 

Nature et culture du risque : deux leviers favorables à l'engagement citoyen 

Un risque, contrairement à une catastrophe qui est souvent brève, peut être persistant et étendu dans l’espace et le temps. La nature d’un risque est une variable indispensable pour qui veut comprendre comment s’organise le passage du « je » au « nous » au moment d’un choc de grande ampleur comme celui d’une épidémie. Vu sous cet angle, la probabilité, le danger, et les conséquences d’une attaque terroriste ne sont pas les mêmes dans une salle de spectacle fortement peuplée que sur une zone industrielle classée SEVESO. Lorsque l’accès à l’énergie et aux produits alimentaires sont encore possibles, les solidarités et les mobilisations collectives se déploient plus facilement du fait que les contraintes physiques pèsent moins sur l’accès aux ressources. Mais lorsque le confinement est requis pour mettre en sécurité une population, comme pour le Covid-19 par exemple, il est essentiel de pouvoir maintenir les communications (celles des hommes et des marchandises). C’est la raison pour laquelle la participation citoyenne s’est déployée ces derniers mois à grand renfort de technologies numériques. De nombreux moments de convivialité et de rassemblement ont été reportés ou ont migré vers une connexion virtuelle. L’explosion du télétravail, des visioconférences, de la formation à distance a été complétée par une visibilité accrue des débats via des écrans interposés. La démocratie délibérative ne s’est jamais aussi bien portée en 2020 qu’au travers des téléphones portables pour les plus jeunes et des téléviseurs pour les plus âgés, laissant le champ libre à de nombreuses controverses. A l’inverse, lorsque l’énergie vient à manquer, comme ce fut le cas à l’occasion des deux grandes tempêtes successives Lothar et Martin fin décembre 1999, qui n’ont laissé que la radio comme seul moyen de transmission dans certaines régions reculées, ce sont logiquement les entraides de proximité qui s’imposent immédiatement pour déblayer des routes, apporter des soins, etc. La temporalité du risque va avoir aussi une incidence sur les interactions sociales. Dans les phases aigües d’une crise, l’arrivée d’un tsunami ou d’une explosion industrielle par exemple, l’effet de sidération et l’impératif de survie ne permettent pas que se déploie des formes de solidarité à grande échelle. A ce stade, ces solidarités prennent souvent l’aspect d’une protection de personnes proches quand il s’agit par exemple de se réfugier à plusieurs dans une cave au niveau d’une petite copropriété lors d’un bombardement. Une fois le seuil d’alerte maximale dépassé, on assiste le plus souvent à des actions groupées afin de mettre une communauté plus vaste à l’écart d’un danger ou de sauver des vies, à l’image de la production artisanale de masques après l’annonce du premier confinement, mais aussi des groupements volontaires pour la recherche de personnes dans des décombres suite à un tremblement de terre. Lorsqu’il s’agit en revanche de travailler conjointement avec les autres en amont d’une catastrophe, la collaboration prend une toute autre dimension. Elle consiste à réduire son incertitude dans un contexte d’acculturation face aux risques.

 

Les acteurs de la protection civile le savent bien et l’enseignement que nous avons à peine tiré de l’épidémie 2020 nous le prouve : l’anticipation d’un risque diminue potentiellement sa gravité. Cette anticipation est intrinsèquement liée au fait de collaborer et de s’organiser au mieux entre services d’urgence avant les événements. Celle-ci s’appuie notamment sur des schémas de prévention et sur des protocoles d’intervention spécifiques, incluant notamment la mise en place de cellules de crise à l’échelle des préfectures permettant de coordonner les opérations dans l’urgence. L’acculturation fait ici la part belle aux phénomènes d’apprentissages collectifs, aux retours d’expériences et à la prise en compte de réalités locales, comme la définition d’un périmètre de sécurité autour d’une centrale nucléaire. S’agissant du Covid-19, on a constaté que l’acceptabilité des mesures de distanciation et du masque obligatoire a évolué favorablement entre le premier et le second confinement. En revanche, ce dernier est apparu comme un remède beaucoup plus incertain que la maladie elle-même aux populations touchées de plein fouet par l’arrêt de leur activité parce que les causes et les conséquences de la catastrophe étaient en partie connue. Lors de notre étude sur le recours aux technologies de l’information et de la communication (TIC) en situation de catastrophe naturelle, nous avions constaté que la participation assidue à un forum de discussion, créé immédiatement après une inondation à Bourg-en-Bresse, était le fait de personnes qui avaient un fort ancrage local et une connaissance fine des écosystèmes hydriques sur leur territoire. La mise en place de platesformes citoyennes dans le contexte de l’épidémie a révélé aussi, comme en témoigne l’initiateur du dispositif Bluenove, la fragilité de équilibres économiques et environnementaux, qui sont apparus au grand jour de manière complexe et interdépendante1.

 

Les citoyens, acteurs de la résilience territoriale 

Les risques sanitaires et climatiques sont aujourd’hui omniprésents, à tel point que certains observateurs, à l’instar du sociologue Ulrich Beck, les ont considérés comme une dette de notre modernité dominée par l’augmentation des richesses et du progrès technique. Dans ce contexte, la question de la résilience des territoires devient elle aussi centrale pour plusieurs raisons. C’est d’une part à l’échelle de nos milieux de vie que les dommages des menaces endémiques sont les plus tangibles : commerces fermés dans les centres villes, côtes littorales grignotées par la montée des eaux, culture grillée par la sécheresse, etc. D’autre part, de nombreux événements ont abîmé de manière durable des quartiers ou des régions entières depuis la fin du XXème siècle : Tchernobyl, Fukushima, Xynthia, Katrina, AZF, Lubrizol, etc. Le rôle des dynamiques territoriales en matière d’occurrence des catastrophes pose de manière cruciale la question des usages des territoires, de la mémoire et de l’aptitude d’une société locale à faire face à l’altération de son environnement. Les débuts de la crise sanitaire ont été marqués par une remise en cause de la techno-science, par l’angoisse d’une mondialisation malheureuse, et par la nécessité de relocaliser la production industrielle et agricole afin de pourvoir à nos besoins fondamentaux. Les confinements et couvre-feu successifs ont raccourci notre horizon d’attente à l’espace domestique, à une promenade alentours ou à une centaine de kilomètres de chez soi dans le meilleur des cas. Face à l’urgence, les schémas décisionnels pyramidaux de gestion de crise ainsi que nos systèmes de gouvernance technocratique et centralisée ont été mis à mal en France, contrairement à d’autres pays. Certains maires se sont explicitement posés contre des mesures qui affectaient directement l’accès à des services sur leur commune : la fermeture des marchés et des parcs, puis des petits commerces, etc. Ce faisant, ils ont défendu un principe de subsidiarité et une relative autonomie locale dans la gestion de la crise, comme leurs prédécesseurs l’avaient fait d’une certaine manière au XIXème siècle, au moment où de nombreux services municipaux avaient insufflé des politiques hygiénistes face aux menaces d’épidémies dans les villes.

 

Ni la prise de conscience de la nécessaire résilience de nos territoires, ni les initiatives spontanées que nous avons évoquées précédemment ne peuvent cependant être assimilées à une coopération pérenne face aux catastrophes. La coopération renvoie en effet à un certain nombre de règles de gouvernance collective (pouvoir démocratique exercé a minima par les citoyens, engagement envers une communauté, relative autonomie de la décision, etc.), et à la constitution d’un maillage opérationnel activable en temps de crise. Au printemps dernier, les processus individuels ou locaux de production de masques ou de collectes de dons ont été temporaires et faiblement coordonnés admet Marina Bourgoin2 . Il n’y a pas eu de «réponse participative et coopérative pour combler un déficit de régulation (problème de stockage des masques) et de coordination (dans la distribution)» ajoute-t-elle.

 

Après la première phase de l’épidémie, se sont succédées ensuite des initiatives visant explicitement à partager le pouvoir avec les citoyens à des niveaux décentralisés sur des actions traditionnellement dévolues à la défense civilclairee3 . A la suite de la Convention Citoyenne sur le climat, des conseils consultatifs d’habitants instaurés par les collectivités territoriales comme la ville de Millau, du département Lot et Garonne et de la région Réunionnaise, sont apparus comme étant des outils de prévention et de gestion concertée des risques sanitaires entre les citoyens, les décideurs publics, voire les autorités tutélaires. En octobre dernier, la ville de Grenoble a mis en place un comité de liaison avec ses administrés pour favoriser l’organisation des marchés et le maintien du lien social4 , la communauté urbaine de Lyon est en train d’inscrire un service de gestion de crise au sein de son organigramme exécutif. Les coopérations naissantes avec les acteurs de la société civile peuvent prendre la forme d’une collaboration inédite entre une pluralité d’acteurs (économiques, sociaux, politiques, culturels), d’une concertation, d’un travail en réseau, d’une coalition. Elles n’ont pas encore inscrit à leur agenda des processus de co-décision, voire de co-gestion avec des acteurs de terrain comme pourraient les y inviter par exemple des partenariats publics-communs5 déjà à l’œuvre dans certains pays.

 

Si la résilience exige une coopération horizontale et décentralisée, la pandémie 2020 aura sans aucun doute encore des conséquences sur nos démocraties, sur nos manières de collaborer en (bonne) intelligence collective, ainsi que sur le pouvoir d’influence des décisions qui façonnent notre environnement.

Notes

(1) 300 000 contributions ont été formulées par les français sur les nombreuses plateformes de consultation citoyenne ayant émergé pendant le confinement à l'initiative d'associations (Croix Rouge, WWF…) et d'acteurs du digital (Make.org, Bluenove, Recovery). « L'impératif écologique est devenu le thème récurrent dans 50 % des contributions », commente Franck Escoubes de la plateforme Bluenove. https://www.actu-environnement.com/ae/news/plateformes-monde-apres-france-relance-territoire-ecologie-35829.php4

(2) https://theconversation.com/fabrication-de-masques-artisanaux-collecte-de-dons-peut-on-vraiment-parler-dinnovations-sociales-137635

(3) Lancée le 25 mars 2020, l’opération « Résilience » constitue la contribution des armées à l’engagement interministériel contre la propagation du Covid-19. Elle est centrée sur l’aide et le soutien aux populations ainsi que sur l’appui à la logistique. Le Haut comité français pour la défense civile est devenu récemment le haut conseil pour la résilience nationale : https:// www.hcfdc.org/fr

(4) https://www.mediapart.fr/journal/france/081120/covid-19-grenoble-associe-des-citoyens-la-gestion-de-la-pandemie?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_ campaign=Sharing&xtor=CS3-

(5) https://politiquesdescommuns.cc/outils/partenariat-public-communs

Derrière cet article

Claire Brossaud En savoir plus

Claire Brossaud

Fonction Sociologue, chercheure associée au laboratoire EVS-LAURE, Fondatrice de Social Transfert
Discipline Sciences sociales