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Entretien avec Jean Jouzel sur les enjeux liés au changement climatique

Publication
Entretien avec Jean Jouzel sur les enjeux liés au changement climatique
05juin.23
L'IHEMI s'est entretenu, le 16 février 2023, avec Jean Jouzel, paléoclimatologue et ancien vice-président du conseil scientifique du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Vous pouvez consulter ci-dessous la vidéo complète de l'entretien ou chacune des huit questions individuellement. La transcription de cet échange est disponible en bas de page.

La vidéo complète

Question 1 : Parcours, missions en lien avec le changement climatique et implication dans le GIEC

Question 2 : Quels sont les principaux constats concernant le changement climatique ?

Question 3 : Quels seront les scénarios du futur liés au changement climatique pour la France (horizon 2050) ?

Question 4 : Comment déclencher une mobilisation citoyenne face au diagnostic concernant le changement climatique effectué par la communauté scientifique ?

Question 5 : Pouvez-vous nous éclairer sur la question du rythme du réchauffement climatique ?

Question 6 : Est-ce qu'il y a des "points de non-retour" qui font que, même si on revenait en arrière, certaines situations seraient irréversibles ?

Question 7 : Quel sera l'impact du réchauffement climatique sur la multitude des interactions et le changement des paysages ?

Question 8 : Pensez-vous que l'oscillation océanique atlantique multi décennale (OAM) aura une influence sur la variabilité du climat ?

Transcription de l'entretien avec Jean Jouzel (16 février 2023)

IHEMI :  Parlez-nous un peu sur votre parcours, missions en lien avec le changement climatique et votre implication dans le GIEC.

Jean Jouzel : J’ai été chercheur toute ma carrière. J’ai commencé il y a 55 ans, au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), en 1968. Je me suis toujours intéressé à la glace. Ma thèse portait sur la formation de la grêle et notamment aux orages à grêle.  Mon intérêt était de comprendre les mécanismes de formation de la grêle afin de participer à sa prévention. Ensuite, je me suis intéressé à la glace polaire.  Le deuxième volet était les glaces polaires. Je me suis intéressé aux forages du Groenland et de l’Antarctique. J’ai participé aux recherches à partir de ces glaces.  C’est-à-dire, que la neige s’accumule en surface et elle s’enfonce, donc plus on creuse, plus on remonte dans le temps dans les glaces de plus en plus vielles. Cette recherche nous a permis de reconstituer le climat de l’Antarctique sur 800 000 ans.

J’ai été associé, dans un travail d’équipe, à deux découvertes majeures dans le contexte du réchauffement climatique. Nous avons été collectivement les premiers avec mes collègues grenoblois et à l’époque dans les années 80 avec les équipes soviétiques à couvrir un cycle climatique complet.

Nous avons mis en évidence un lien entre climat et effet de serre dans le passé. Donc, pendant les périodes glaciales il y a moins d’effet de serre, pendant les périodes chaudes il y en a plus.

Nous avons également montré dans les années 80, que la concentration de gaz carbonique de méthane, de protoxyde d’azote, disons de ces principaux gaz à effet de serre sur lesquels nous agissons par notre activité, n’avait jamais été atteinte au cours des 160 000 dernières années.  Donc c’était la première fois qu’on établissait ce lien entre réchauffement climatique et gaz à effet de serre sur notre planète.

La deuxième découverte, c’est celle de variations climatiques rapides qui elles sont plutôt spécifiques à l’Atlantique nord. Ce sont des réchauffements qui peuvent atteindre jusqu’à une dizaine de degrés, même 15 degrés, à l’échelle d’une décennie ou de quelques décennies. Ces variations sont probablement liées à des changements de la circulation océanique.

Mon domaine d’expertise est donc l’évolution passée de notre climat mais je me suis intéressé de façon de plus en plus importante à son évolution future.

Ce qui m’a intéressé, c’est en quoi les données passées nous aident à appréhender les évolutions futures de notre climat. Je l’ai fait à travers une participation au GIEC[1] pendant plus d’une vingtaine d’années de 1994 à 2015. J’ai aussi participé aux aspects négociations, à toutes les conférences climat depuis 2001 en tant qu’expert auprès de la délégation française. J’ai vécu la montée du problème climatique, du problème posé par nos activités sur le climat, de l’intérieur.

J’ai essayé de répondre aux sollicitations diverses en particulier des décideurs politiques par rapport à la prise de décisions dans ce domaine, à la prise de conscience. J’ai participé au Grenelle de l’environnement, j’ai été aussi membre du CESE[2] en particulier comme rapporteur de la loi sur le climat de 2015. J’ai bien sûr été impliqué dans la préparation de l’Accord de Paris.

 

IHEMI :  Quels sont les principaux constats concernant le changement climatique ?

JJ : Il y a un point que je souhaite rappeler très rapidement, c’est qu’on est passé dans le domaine des certitudes. Le dernier rapport du GIEC montre que le réchauffement climatique n’est pas une surprise. Ce que nous vivons aujourd’hui est ce que notre communauté scientifique envisage depuis 50 ans. Que l’on parle (1) de rythme de réchauffement, pas une année après l’autre, mais plutôt une décennie après l’autre maintenant depuis 5 décennies (2) en termes d’accélération de l’élévation du niveau de la mer, entre 3 et 4 mm/an, alors qu’on était entre 1mm et 2mm/an dans la deuxième partie du 20ème siècle. Ce n’est pas une surprise cette accélération, elle était prévue (3) de l’augmentation de fréquence et de l’intensité des événements extrêmes, en particulier les vagues de chaleur, les périodes de sècheresse et de canicules qui représentent un facteur amplificateur des feux de forêt. Je montre depuis 20 ans maintenant, une carte des risques des feux de forêts. Le risque de feux maximum, au début des années 2000 se cantonnait dans le sud de la France, mais quand on observe la carte pour 2050, on voit que des régions comme le Centre ou l’Ouest de la France seront des zones à risque 5 (risque maximum). On voit bien que ces projections que je montre depuis 20 ans, sont, à mon regret, ce qui se produit aujourd’hui. 

Actuellement, la communauté scientifique attribue de façon certaine le réchauffement aux activités humaines et on attribue d’ailleurs l’ensemble du réchauffement aux activités humaines. Je dirai - pour résumer le 6ème rapport du GIEC qui vient de publier son rapport synthèse[3]- que nous sommes certains que le réchauffement climatique est lié - probablement entièrement - aux activités humaines et que si nous n’en prenons pas la mesure, il deviendra une menace pour notre humanité et la nature qui nous entoure.

Il est nécessaire d’accorder de la crédibilité à notre communauté scientifique, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y pas d’incertitudes. Notre certitude est que le réchauffement climatique est une menace. Par contre, il y a des incertitudes concernant l’amplitude du réchauffement, il y a de l’incertitude sur les caractéristiques régionales. Par exemple, en ce qui concerne le phénomène El Niño, qui joue un rôle très important dans les précipitations dans les zones équatoriennes et pacifique, nous ne savons pas très bien si les phénomènes associés à El Niño vont devenir plus fréquents ou pas, plus intenses ou pas. Le fait que nous ayons des certitudes ne veut pas dire qu’il n’y a pas des incertitudes sur d’autres aspects. D’ailleurs, quand on parle d’un réchauffement climatique, si rien n’est fait pour lutter contre lui, on parle d’un réchauffement qui pourrait être autour de 4 à 5 degrés - j’espère qu’on va l’éviter, on est plutôt sur une trajectoire qui nous emmène autour de 3 degrés - mais cela va entre 3-6° selon les différents modèles. Je vous invite à regarder évidemment les rapports du GIEC.

 

IHEMI : Quels seront les scénarios du futur liés au changement climatique pour la France (horizon 2050) ?

JJ :  Il y a des risques, évidement pour la nature qui nous entoure et pour les infrastructures, qui sont assez importants. J‘ai déjà évoqué les feux de forêts, ce sont des crises que le ministère de l’Intérieur a vécues l’été dernier. On voit bien les difficultés, on sent bien que c’est la conjonction de périodes caniculaires et de périodes de sécheresse qui favorise l’extension des feux de forêts. Très souvent dans nos pays l’origine est accidentelle et dans beaucoup de cas, intentionnelle. Ce que l’on craint, c’est plus d’événements intenses. Si on commence par canicule et sécheresse, leur conjonction c’est comme je l’ai déjà dit, les feux de forêts mais cela se traduit aussi par une fragilité de certaines populations. L’an dernier on parle de quelques milliers de morts supplémentaires en France, de 10 000 morts supplémentaires en Europe, ce n’est pas négligeable. Il y a quand même une fragilisation de la population face aux événements extrêmes. Une fragilité encore plus forte pourrait se concrétiser à l’avenir. 

En termes de précipitation, il y a deux types d’événements un peu différents. Il y a les pluies torrentielles qu’ont vécu nos voisins belges et allemands à l’été 2021. Il y a eu une centaine de morts, beaucoup de dégâts matériels. On y a échappé l’été dernier, mais il faut se mettre dans l’idée que ce risque de pluie torrentielle peut être envisagé en France. Dans notre pays, il y a un autre aspect plus spécifique, ce sont les événements méditerranéens qui sont différents dans leur structure[4]. Avec, le fait que la Méditerranée reste chaude à l’automne. Il y a aussi d’autres risques comme ceux liés à l’élévation du niveau de la mer dont il va falloir commencer à se préoccuper.

Les risques posés par l’élévation du niveau de la mer sont associés à des situations particulières de grande marée associée à des tempêtes et des pluies sur le continent très importantes qui font que le débit des fleuves et des rivières augmente. C’était le cas par exemple dans les Charentes avec Xynthia en 2010. Le problème de l’élévation du niveau de la mer - le niveau moyen des océans augmente de 4 mm maintenant chaque année - est que de plus en plus de surfaces sont à risque. J’ai été très marqué par des projections à horizon 2050, de Climate Central[5], : on pourrait avoir 1 million de nos concitoyens des régions côtières qui seraient à risque de submersion temporaire. Vous savez très bien que si votre maison est à risque de submersion, même si c’est quelques jours tous les 2 ou 3 ans,  ce  risque est à prendre en compte.

Il y a aussi les risques pour les infrastructures. Les infrastructures ferroviaires, par exemple, ne sont pas calibrées pour des températures au-delà de 40 degrés.

Il y a aussi des risques plus ponctuels, comme les tornades. Pour le moment, il n’y a pas de lien établi avec le réchauffement climatique, ni d’ailleurs pour les orages à grêle qui sont des événement assez violents et destructeurs.

Ensuite, la Nature risque d’être marquée.

Si on se place à l’horizon 2050, il faut bien comprendre que l’évolution du climat est pratiquement jouée. Le problème c’est de limiter le réchauffement climatique de façon à ce que dans la deuxième moitié de ce siècle les jeunes puissent s’adapter à ce réchauffement sans trop de difficultés.  Il y a toutes les raisons de penser qu’il vaudrait mieux limiter le réchauffement à 1,5° degré plutôt qu’à 2 degrés et donc atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. C’est ça le message de la communauté scientifique. Mais quand on regarde les deux prochaines décennies, jusqu’à 2040/2050, quoi qu’on fasse d’ici-là, on ne va pratiquement pas influer sur le réchauffement du climat. Il est joué, il est dans les tuyaux. Je prends le pari avec vous qu’en 2050- je ne serai plus là - en France on aura pris 1 degré supplémentaire, en moyenne, avec des pics de chaleurs plus importants, peut-être pas identiques dans toutes les régions de la France. Je vous encourage à lire le récent rapport DRIAS[6]. J’avais été responsable d’une première synthèse du climat de la France à l’horizon de la fin du siècle. J’avais coordonné une série de documents en 2013, 2014 et 2015. Cette nouvelle synthèse a été coordonnée par mon collègue de Météo France, Jean-Michel Soubeyroux, dans le cadre du projet DRIAS qui décline les rapports du GIEC sur le territoire français.

Les territoires ultra marins ont également des spécificités, par exemple les cyclones qui s’ajoutent à d’autres risques.

Ensuite, je pense qu’il faut regarder les populations, on ne peut pas ne pas évoquer le fait que le climat a des conséquences sur les régions subsahariennes, où il y a aura moins de précipitations. La sécurité alimentaire y sera plus difficile à atteindre qu’actuellement, elle l’est déjà dans beaucoup de régions d’Afrique.  Il y a aussi des risques d’événements extrêmes dans ces régions avec des vagues de chaleurs à répétition, ou des précipitations très intenses. Effectivement, même s’il y a d’autres causes, on le sait, le réchauffement climatique peut accélérer le mouvement de certaines populations. Les mouvements de populations risquent d’être accélérés et les déplacements de populations de l’Afrique vers l’Europe seront plus intenses du fait du réchauffement climatique et de l’insécurité alimentaire qui en résultera.

Ensuite, il y a aussi les risques liés à la « justice climatique », l’injustice plutôt. Le premier risque du réchauffement climatique, c’est l’accroissement des inégalités entre le Nord et le Sud, mais c’est également vrai pour un pays comme la France.  Les populations les plus modestes ou pauvres vivent généralement dans des habitats qui ne sont absolument pas adaptés au réchauffement climatique, aux vagues de chaleurs. Dans une ville comme Paris pendant l’été, et dans d’autres métropoles comme Rennes, j’ai été très marqué par les ilots de chaleurs. Il faisait 8 degrés de plus au centre de Rennes que dans la campagne environnante. C’est un véritable problème de santé publique dans les métropoles, et à l’évidence, il y a ceux qui peuvent quitter Paris, ou plus généralement les métropoles, l’été et ceux qui ne peuvent pas et cela pour des raisons de moyens. Ce sont les populations les plus modestes qui sont les plus concernées. Ce premier point d’accroissement des inégalités doit amener à réfléchir en termes de Sécurité civile. Nous avons rédigé un rapport sur la justice climatique en France et les perspectives[7]. Cette question des solidarités est importante à considérer.

Puis, il y a un autre exemple qui m’a intéressé, il peut y avoir des inégalités dans les mesures proposées pour lutter contre le réchauffement climatique. Quand on regarde l’augmentation de la taxe carbone telle qu’elle était envisagée en 2018. Vu du climatologue cela relève du bon sens de donner un prix au carbone, mais dans ce cas-là l’augmentation proposée était beaucoup trop importante. Soyons clair, la première motivation c’était plus pour remplir les caisses de l’État…. Quand on regarde en terme absolu les plus hauts revenus auraient été les plus affectés, c’est une question de consommation. Si on consomme beaucoup on émet beaucoup de gaz à effet de serre. Mais en valeur relative, le dernier décile aurait été 3 fois plus affecté par rapport à leur revenu que le premier décile. Ce sentiment d’injustice a été largement perçu puisque c’est un des éléments déclencheur du mouvement des gilets jaunes. Rétrospectivement, on voit bien que ce sentiment d’injustice était réel.

IHEMI : Comment déclencher une mobilisation citoyenne face au diagnostic concernant le changement climatique effectué par la communauté scientifique ?

JJ : Je pense qu’il faut s’appuyer sur le diagnostic des scientifiques. Il peut y avoir des incertitudes par exemple quand on parle de l’élévation du niveau de la mer à la fin du siècle ça peut être 50 cm, mais dans le cas extrême ça peut être 1 mètre. Donc ça c’est le diagnostic des scientifiques. Généralement on vous donne une fourchette d’incertitude dans ces projections. La Sécurité civile se projette dans le cas extrême afin de protéger la population. C’est le cas du plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) dont la troisième version (PNACC-3) sera publiée l’année prochain.  Je suis à peu près sûr que la Sécurité civile y participe. En s’appuyant sur les connaissances scientifiques on peut, avec un certain bon sens, anticiper ce qu’il est raisonnable de faire pour la sécurité civile.

Pour la communauté scientifique il est également important de développer des services climatiques destinés à mettre nos connaissances à disposition des populations et bien sûr de la Sécurité civile. Donc je pense qu’une façon de faire de votre côté, c’est d’interagir avec cette communauté que met en place les services climatiques, afin d’établir ce que vous, la Sécurité civile, souhaiteriez comme information. Donc ce que je peux vous conseiller, c’est de prendre contact avec ces services. L’objectif des services climatiques c’est de répondre aux souhaits de différentes communautés ça peut être la sécurité civile, mais les demandes peuvent être différentes pour le monde agricole. Nous voulons être en mesure de donner un maximum d’information en temps réel et de projections par rapport à des demandes qui viennent soit des populations, soit des institutions. C’est maintenant qu’il faut le mettre en place cette collaboration.

IHEMI : Pouvez-vous nous éclairer sur la question du rythme du réchauffement climatique ?


JJ : D’abord, cet objectif de la convention climat à travers l’accord de Paris, c’est une idée de bon sens : comment fait-on pour que les jeunes d’aujourd’hui puissent s’adapter, sans trop de difficultés, au réchauffement dans la deuxième partie de ce siècle. Dans sa forme initiale la Convention climat ne mettait pas en avant d’objectifs chiffrés, on parlait simplement de stabiliser le climat de façon à éviter toute conséquence dangereuse.

Puis il y a eu le protocole de Kyoto, l’accord de Copenhague, et à partir de l’accord de Paris de 2015 on est passé d’un objectif qualitatif à un objectif chiffré. On a globalement été capable de dire que si on voulait une adaptation pas trop difficile il fallait, dans l’accord de Paris, maintenir la température moyenne mondiale au-dessous des 2 dégrées et si possible autour d’1,5 degrés. On comprend bien que si on veut stabiliser le climat il faut que l’effet de serre arrête d’augmenter. C’est ça la neutralité carbone : que l’effet de serre arrête d’augmenter. Plus on est ambitieux dans le niveau de réchauffement, plus il faut que cette neutralité carbone soit atteinte rapidement.

Quand vous regardez l’accord de Paris on met plus l’accent sur les 2 degrés et dans cet accord on ne parle de neutralité carbone que dans la deuxième partie du 21ème siècle. Mais les pays les plus vulnérables ont proposé qu’on réfléchisse à ce que serait un climat à 1,5 degrés de réchauffement. Il y a donc eu un rapport sur ce que cela serait dans un monde avec 1,5 degrés et la conclusion est très claire : il serait plus facile pour les jeunes d’aujourd’hui de s’adapter à un réchauffement climatique s’il était limité à 1,5 degré, plutôt qu’à 2 degrés. Chaque dixième de degrés compte. Ce diagnostic est finalement passé d’une certaine façon dans les textes, car à partir de l’accord de Glasgow, et à Charm el-Cheikh, il est clairement dit, depuis 1 an et demi maintenant, que l’objectif est de limiter le réchauffement à 1,5 degré ce qui requiert neutralité carbone à horizon 2050. Evidemment c’est un objectif, je ne suis pas naïf, on risque fort de ne pas le respecter, mais du point de vue du climatologue cet objectif a du sens et est nécessaire, si on ne veut pas aller au-delà de la capacité d’adaptation des populations. C’est un peu un vœu pieux, actuellement on est sur une trajectoire qui nous emmène jusque vers 3 degrés dans la deuxième partie du 21ème siècle. Et nous aurons 2 fois trop d’émissions en 2030 par rapport à ce qu’il faudrait pour rester sur une trajectoire à 1,5 degrés.

Maintenant, par rapport à ce que vous avez dit, oui, c’est exact, on va dépasser 2 degrés probablement en température moyenne globale d’ici 2050, donc l’espoir d’1,5 degrés c’est plutôt un retour, une légère diminution qui pourrait se faire à la fin du siècle. Effectivement ça relève du rêve mais techniquement c’est possible si on commence à extraire du carbone de l’atmosphère. Il est exact de dire que les 2 degrés risquent d’être dépassés vers 2040/2050 à l’échelle planétaire. C’est important de voir que cette neutralité carbone en 2050, une centaine de pays l’ont inscrite dans leurs objectifs. C’est inscrit dans la loi dans notre pays, au niveau Européen, aux Etats Unis et affiché en 2060 en Chine, 2070 en Inde. Dans les textes c’est pas mal, mais le problème c’est la réalité. Disons qu’il y a un fossé entre les objectifs affichés et la réalité. Certaines personnes disent que puisque l’on ne peut pas atteindre 1,5 degrés, « changeons l’objectif ». Ce n’est pas ça qu’il faut faire. Cet objectif s’appuie sur d’autres considérations, de Sécurité civile, de sécurité des personnes, du bien-être des populations.  Du point de vue du climatologue il y a vraiment un sens collectif à l’échelle de l’humanité de tout faire pour se limiter à 1,5 degrés sachant qu’il sera certainement dépassé à un moment, mais ce n’est pas une raison pour changer cet objectif.

IHEMI : Dans les discussions sur les seuils, est-ce qu’il y a des « points de non-retour », qui font, que même si on revenait en arrière, certaines situations seraient irréversibles ?

JJ : Le point principal c’est la fonte de la calotte glacière du Groenland. Si on dépasse les 2 degrés, cette calotte ne pourra probablement plus se reformer avec à long terme un risque irréversible de disparition de cette calotte..

Le problème de la fonte du permafrost, du méthane qui est formé et qui s’ajoute aux gaz à effet de serre. Je pense qu’on en fait un peu trop de là-dessus car ce sont toujours nos émissions anthropiques de gaz à effet de serre seront majoritaires : si nous les limitons, il en sera de même pour les émissions associées à la fonte du permafrost.

Il y aussi d’autres points de non-retour comme ceux auxquels pourraient être confrontées les forêts : dans certaines régions, quelques années consécutives de sécheresse font que la forêt ne repart pas.  

C’est le cas peut être aussi de la circulation océanique.

Du côté de la biodiversité, une fois qu’une espèce a été affectée elle ne revient pas. Il y aura des points de non-retour pour la biodiversité avec l’extinction de certaines espèces.

Il y a une dizaine de points de non-retour mais je crois que le principal c’est de se placer dans un monde ou le réchauffement climatique reste régulier. Le message est clair, plus le réchauffement climatique sera limité moins on prendra de risques d’irréversibilités. Après, on ne sait pas très bien à partir de quand exactement ces risques vont se déclencher exactement, il y a toujours beaucoup de discussion là-dessus.

IHEMI : Quel sera l’impact du réchauffement climatique sur la multitude des interactions et le changement des paysages ?

JJ : Par rapport à la biodiversité, on sait déjà que le réchauffement climatique est la troisième cause de perte de biodiversité. Evidemment, les changements de paysage, y compris chez nous avec le remembrement, ont beaucoup influé sur les insectes, sur la faune sauvage. La nature autour de nous, par rapport à ma jeunesse la campagne a été complétement modifiée. Les activités humaines sont le premier facteur de perte de biodiversité avec les phytosanitaires, par exemple, mais le réchauffement climatique est le troisième facteur.

En cas de réchauffement important, si on ne limitait pas le réchauffement, à la fin du siècle, une bonne partie des espèces - faune ou flore - aurait une capacité de déplacement inferieure à la vitesse de déplacement des zones climatiques. Donc, on comprend bien ce mécanisme pervers, c’est-à-dire que si on a un réchauffement climatique rapide, la biodiversité, au sens large, n’a pas le temps de s’habituer. Certaines espèces, faune et flore, ne pourront pas se déplacer. Malheureusement, il y a une corrélation très forte entre réchauffement climatique et perte de biodiversité.

IHEMI : Pensez-vous que l'oscillation océanique atlantique multi décennale (OAM) aura une influence sur la variabilité du climat ? 

JJ : D’abord, cette idée de changement de circulation océanique que vous évoquez s’appuie largement sur la découverte de variations climatiques rapides que j’ai évoquée, par exemple, dans les carottes du Groenland. Ce qu’on observe, ce sont des réchauffements et des refroidissements relativement rapides, des variations rapides au Groenland et en fait dans l’Atlantique nord dans la période glaciaire. Alors comment on l’explique ? On va parler du Gulf Stream qui est un courant d’eau chaude qui va vers le Nord et se divise en une partie vers la mer de Norvège, l’autre vers la mer du Labrador. Evidemment, pour que ce Gulf Stream fonctionne il faut que les eaux, une fois arrivées là-haut plongent de façon à ce que ça ne bloque pas la circulation océanique. Pour qu’elles plongent, il faut qu’elles soient denses, plus denses que les eaux au-dessous, il faut qu’elles soient plus salées et/ou plus froides.

Ce qui perturbe la circulation océanique, et ce qui l’a perturbée dans le passé, c’est l’arrivée d’eau douce à la surface de l’océan. En fait, il y avait une énorme calotte sur toute l’Amérique du Nord et il y avait des pertes de cette calotte, qui, assez régulièrement allaient dans l’Océan. Cette arrivée massive d’eau douce a provoqué des modifications du Gulf Stream.

Actuellement, le Groenland contribue déjà à peu près à un mm chaque année de l’élévation du niveau de la mer à l’échelle planétaire. Localement cela représente des quantités énormes d’eau douce qui arrivent dans l’Atlantique nord. Cela pourrait affecter le Gulf Stream.

Ce que l’on pense actuellement, à travers nos modélisations, c’est qu’il n’y aura pas de modifications sérieuses du Gulf Stream d’ici la fin du siècle, on l’évoque plutôt à échelle de deux ou trois cents ans. Si c’était le cas ça serait, nous constaterions, dans nos régions, un retour aux conditions climatiques actuelles. Mais il y a peu de chances à échéance 2050 et même 2100 qu’on ait des modifications importantes de la circulation océanique dans l’Atlantique nord, même si on commence à percevoir des variations de la circulation liée au Gulf Stream.  


[1] Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)

[2] Centre d'études stratégiques aérospatiales (CESA)

[3] Le GIEC publiera cette synthèse, qui représentera le dernier consensus scientifique sur le climat, le 20 mars 2023. https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/

[4] Exemple des précipitations dans la vallée de la Roya en octobre 2020.

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