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Le renseignement au service de l'enquête : retour sur la conférence du 21 mai 2019

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

Le renseignement au service de l'enquête : retour sur la conférence du 21 mai 2019
12juil.19

Compte-rendu du rendez-vous de la recherche du 21 mai 2019 portant sur le renseignement au service de l'enquête (B. Hurel ; J. Barlatier)

Situé au cœur même du système de connaissance et d'anticipation de l'appareil d'État, le renseignement doit permettre au décideur de prendre des décisions éclairées et aux services de police d'empêcher la commission d'infractions, d'interpeller les individus menaçants et de recueillir des informations susceptibles de constituer des preuves. Longtemps assimilé à la puissance de l'État, le renseignement n'a commencé à se structurer et à étendre son champ de compétence au-delà du politique qu'au début du XIXe siècle. Il recouvre désormais de nombreux secteurs : le renseignement pré-judiciaire, réalisé par tous les services de police et unités de gendarmerie, le renseignement de proximité, relevant du ressort du renseignement territorial et le renseignement spécialisé de la compétence des services appartenant à la communauté du renseignement.

Le renseignement est utile en de nombreux domaines : prévention et répression du terrorisme, domaine économique et social, violences urbaines ou encore surveillance de groupes extrémistes. Nécessaire en matière criminelle, le renseignement implique une démarche proactive de l'action policière et non plus une démarche réactive judiciaire, une fois l'infraction commise.

La recherche de renseignement passe par l'action de l'ensemble des acteurs du système policier, avec pour acteur de première ligne l'ilotier ou la patrouille. De nombreux services de police spécialisés ont une activité dans le domaine du renseignement judiciaire et utilisent toutes les techniques d'investigation propres aux services de renseignement : pose de balise, filature, surveillance, sonorisation d'appartements, de véhicules, écoutes téléphoniques etc. Toutefois, à la différence des services de renseignement, leur activité est encadrée par un juge et non par l'autorité administrative.

Profondément remanié en 2008, le renseignement est aujourd'hui régi par la loi du 24 juillet 2015, qui définit les moyens et méthodes utilisables et leurs modes de contrôle institutionnels et juridictionnels. Donnant un cadre légal aux activités des services de renseignement, cette loi a également étendu leur usage. Ce texte a été complété par la loi du 3 juin 2016, qui ouvre aux services judiciaires un certain nombre de techniques réservées jusque-là aux seuls services de renseignement.

Intervention du lieutenant-colonel Jérôme Barlatier, service central du renseignement criminel, pôle judiciaire de la gendarmerie nationale

L'enquête judiciaire est un mode de régulation sociale orienté vers la manifestation de la vérité. Pour autant, la recherche empirique menée ces cinquante dernières années, notamment à l'étranger, démontre que l'enquête n'est pas le vecteur le plus adapté pour lutter contre certaines formes de délinquance. Apparue au XVIIIe siècle à Londres, l'enquête n'est pas née sous la forme qu'elle a actuellement : elle est le fruit d'une lente évolution.

La naissance de l'enquête judiciaire

Cette enquête judiciaire n'a pas toujours été un travail de police. En effet, au XVIIIè siècle en Angleterre, Henry Fielding avait créé les bow street runners, dont l'activité consistait en une généralisation de la pratique des thief-takers : ceux-ci élucidaient des enquêtes contre rétribution. Ils seront les précurseurs de ce qui deviendra Scotland Yard. En France, la police judiciaire est née avec Vidocq, criminel recruté parce qu'il connaissait d'autres criminels, et sera réutilisée par la police et la gendarmerie au cours du XIXe siècle.

Des personnalités feront ensuite évoluer la criminalistique, la criminologie et de ce fait l'enquête, notamment Galton, avec les empreintes digitales, Reiss, l'un des fondateurs de la photographie judiciaire ou encore Edmond Locard, qui a eu l'idée de faire une police judiciaire « propre » partant des faits pour remonter vers les auteurs. Viendra ensuite le temps des organisateurs : Célestin Hennion, qui a créé les Brigades du Tigre, J. Edgar Hoover qui a organisé le FBI ou encore August Vollmer et Orlando Wilson, qui ont été de grands administrateurs de forces depolice américaine. À partir des années 1970, des chercheurs universitaires évalueront les processus d'enquête pour analyser comment élucider une affaire. La période actuelle est plus managériale.

D'un point de vue criminologique, l'enquête peut être définie comme consistant à dresser le profil informationnel d'un crime en luttant contre la déperdition inexorable des éléments permettant la manifestation de la vérité. Avant d'être un processus juridique, l'enquête est donc un processus d'information, de renseignement. L'enquête est ainsi à la fois un processus, une procédure et une pratique. L'enquête est un processus parce qu'elle réalise un compromis entre les structures et les individus : il y a en effet une structuration de nos services d'enquête, avec des services spécialisés et des services généralistes d'enquête, structuration qui se traduit aussi au niveau des enquêteurs - des généralistes et des spécialistes. L'enquête est ensuite une procédure, qui fait le compromis entre la sécurité et la liberté mais également la transparence et le secret. C'est enfin une pratique, car l'enquête fait appel à des savoirs, des savoir-faire, allant de l'intuition à la technicité.

Les problématiques relatives à l'enquête judiciaire

Une question qui se dresse en matière d'enquête est celle de l'évaluation de sa performance. Cette évaluation peut se faire via le critère de l'efficacité, c'est-à-dire des résultats obtenus au travers des objectifs assignés, de l'efficience, c'est-à-dire des résultats obtenus au travers de l'effort accompli ou encore de la qualité, c'est-à-dire de la satisfaction des attentes, émanant de la victime ou encore du magistrat. La mesure de l'efficacité d'une enquête soulève la problématique des statistiques criminelles. Les statistiques d'activité sont souvent confondues avec celles de performance en matière de délinquance, la baisse du nombre de plainte étant comprise comme une baisse de la délinquance. Une autre confusion est commune : celle entre l'activité judiciaire et la performance policière.

Une autre problématique en matière d'enquête est le critère de l'élucidation. Une bonne enquête est-elle forcément une enquête élucidée ? N'y a-t-il pas d'autres facteurs de qualité de l'enquête ? Parfois, une bonne intervention policière peut apporter une plus grande satisfaction psychologique qu'une élucidation avec un dossier mal traité en matière relationnelle. La satisfaction de la justice par rapport à la prestation des enquêtes faites par la police et la gendarmerie pourrait être considérée comme un facteur de qualité. Mais également peut-être la qualité de l'enquête réside-t-elle dans la génération d'un renseignement d'intérêt criminel. Aux États-Unis, une étude des années 1970 de la Rand Corporation, soutenue par des analyses chiffrées ultérieures, démontre que les enquêteurs se concentrent en réalité très peu sur les enquêtes car ils sont surchargés par un travail administratif au quotidien. L'élément d'élucidation majeur est ainsi le patrouilleur, les enquêteurs n'étant responsables que de 2,7% des élucidations.

Il existe deux types de facteurs en termes d'élucidation d'enquête : des facteurs non institutionnels - c'est-à-dire des facteurs hérités du crime : l'heure, la relation entre auteur et victime, l'arme utilisée, le contexte émotionnel ou non de cette infraction, le profil du suspect, le profil de la victime et le contexte social du crime - et des facteurs institutionnels - le profil de l'enquêteur, c'est-à-dire sa qualification, son expérience, sa charge de travail, les questions liées au management de l'enquête et les techniques d'enquête mises en œuvre. Une analyse quantitative révèle la prévalence des facteurs extra-institutionnels en matière d'élucidation d'enquête : c'est-à-dire que le contexte du crime est plus important que l'enquête qui est menée par la suite.

Il existe aujourd'hui un continuum entre l'action de sécurité et l'action de justice. Ce continuum part du renseignement, avec la détection de signaux faibles de la délinquance, passe par l'enquête préjudiciaire, dans laquelle des faits sont caractérisables et des individus soupçonnables, puis arrive à l'enquête judiciaire, dans laquelle des faits sont caractérisés et des individus soupçonnés.

L'enquête étant par définition un acte curatif, qui revient sur le passé. En admettant l'idée d'une « société du risque » on peut se poser la question d'un avenir sans enquête, tourné exclusivement vers le renseignement.

L'enquête est un art de l'individualisation. Elle est destinée à établir un lien spécifique entre un auteurs et un fait infractionnel sur le fondement d'éléments de preuve soumis à l'intime conviction du juge. Ce traitement n'est pas le plus à même pour faire face à des contentieux de masse, les atteintes aux biens depuis la fin du XIXème siècle, le trafic de stupéfiants depuis les années 1970, la cyberciminalité depuis vingt ans. Si les atteintes aux personnes sont solutionnées à peu près 8 fois sur 10, le taux d'élucidation des atteintes aux biens est inverse et patie de la masse du contentieux et de son profil informationnel très bas (anonymat). En matière de délinquance économique et financières, d'autres régulateurs privés et administratifs sont venus compenser

Intervention de Benoist Hurel, vice-président chargé de l'instruction au tribunal de Paris, juridiction interrégionale spécialisée

Une distinction doit être faite par souci de clarté entre autorité administrative et autorité judiciaire, la première produisant du renseignement, principalement en matière de terrorisme et de criminalité organisée, la seconde produisant des enquêtes pénales. La principale différence entre elles réside dans le fait que, dans le cas de l'autorité judiciaire, le Code de procédure pénale s'applique tandis que dans le cas de l'autorité administrative c'est la loi de juillet 2015 qui est la grande référence.

Néanmoins le renseignement administratif et l'enquête judiciaire convergent principalement sur deux sujets : la judiciarisation du renseignement et la question des informateurs. En matière de judiciarisation du renseignement, la problématique est celle de l'intégration des éléments issus d'une enquête administrative dans une enquête pénale. Cette question est devenue majeure sous l'effet de la loi de juillet 2015, qui a consacré législativement des techniques de renseignement précédemment utilisées, face à la résurgence des attentats depuis 2015. En ce qui concerne les informateurs, autrement dit les sources humaines, il est rare d'initier des enquêtes en matière de criminalité organisée et de terrorisme sans bénéficier de leur appui. La problématique naît de l'absence de disposition légale les concernant, ceci bien qu'ils innervent les enquêtes menées par les juges d'instruction et les procureurs de la République.

Les difficultés relatives à la judiciarisation

Les difficultés liées à la question de la judiciarisation sont dues à l'articulation entre l'activité des services de renseignement et la conduite des procédures judiciaires, articulation qui repose sur une délimitation de leur périmètre respectif à raison des finalités poursuivies : l'autorité administrative a la charge de prévenir a priori le risque de survenance d'une infraction tandis l'autorité judiciaire a le rôle d'interpeller a posteriori les auteurs dès la matérialisation des premiers actes préparatoires. Tout le problème vient du fait qu'en matière de criminalité organisée et de terrorisme, il n'y a quasiment plus de frontière entre des indices permettant d'identifier une menace (rôle administratif, justifiant la mise en place de techniques de renseignement) et des indices susceptibles de caractériser des actes préparatoires susceptibles de tomber sous le coup de la qualification d'association de malfaiteurs (qualification très utilisée dans ces matières qui permet d'incriminer des personnes avant même le passage à l'acte).

Quel cadre privilégier entre l'administratif et le judiciaire ? Le principe de la priorité du judiciaire sur l'administratif découle d'une décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 2015. En effet, demeure l'obligation qui incombe à toute autorité administrative lorsqu'elle acquière la connaissance d'un crime ou d'un délit d'en avertir l'autorité judiciaire. Dès l'instant où le procureur de la République décide d'ouvrir une enquête, le cadre judiciaire s'impose et le cadre administratif doit alors céder la priorité.

Sur la question de la passerelle entre administratif et judiciaire, la problématique est double. Comment un renseignement peut-il devenir une preuve judiciaire ? Comment un individu qui est sous l'autorité du judiciaire peut éventuellement être amené à être de nouveau pris en charge en administratif dès l'instant où l'on considère qu'il représente une nouvelle menace ?

En ce qui concerne la passerelle de l'administratif au judiciaire, la judiciarisation, le signalement fait au procureur de la République, doit intervenir dès l'instant où la certitude du passage à l'acte est acquise. Dès lors, l'intégration du renseignement dans une enquête judiciaire peut se faire de plusieurs façons. La manière classique pour judiciariser du renseignement est le procès-verbal dressé par les services de renseignement. Ce procès-verbal est, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, destiné à guider d'éventuelles investigations sans pouvoir être retenu lui-même comme un moyen de preuve. La judiciarisation du renseignement peut également être le fait d'une déclassification du renseignement criminel à la demande du juge. Enfin, une nouvelle piste de judiciarisation du renseignement est permise par l'article 40 du Code de procédure pénale et la loi du 24 juillet 2015, en vertu desquels les services de renseignement peuvent communiquer au procureur de la République des éléments constituant des preuves à part entière.

Quant à la passerelle du judiciaire à l'administratif, la question est de savoir comment des services de renseignement peuvent travailler sur un individu judiciarisé. S'il s'agit de faits identiques, c'est totalement impossible : dès l'instant où une enquête judiciaire est ouverte, les services de renseignement ne peuvent plus travailler sur l'individu pour l'infraction en question. S'il s'agit de faits distincts, la jurisprudence de la CNCTR a évolué vers plus de souplesse. Il est possible pour un service de renseignement de travailler en administratif sur un individu condamné purgeant sa peine s'il représente un nouveau type de menace. La situation est plus compliquée quand l'individu est en cours d'enquête et qu'il continue à représenter une menace. La CNCTR affirme sur ce point qu'il faut distinguer selon que la menace est distincte dans sa nature ou dans sa chronologie de la menace qui a valu à la personne d'être mise en examen. Le principe est de ne pas travailler en administratif et en judiciaire sur une même personne et sur un même fait. Il est revanche possible de travailler sur une même personne si la menace qu'elle représente est nouvelle par rapport à la menace qui lui a valu sa judiciarisation.

Des informateurs sans statut

Bien qu'indispensables à l'enquête, les informateurs ne voient pas leur statut prévu par les textes. Les enjeux qui les entourent sont multiples : leur protection physique, leur responsabilité pénale pour les actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions, la loyauté de l'enquête ou encore l'interdiction de la provocation à l'infraction.

Avant 2014, la question des informateurs ne se posait quasiment pas et était réglée de façon très routinière : seule la police judiciaire s'y intéressait et les enquêteurs géraient leurs informateurs selon les règles définies par leurs hiérarchies. Ils se chargeaient de transmettre à l'autorité judiciaire des procédures propres, c'est-à-dire des procédures dans lesquelles l'informateur n'était pas mentionné et dans lesquelles ce dernier ne pouvait être identifié. Or, en 2014, des mis en cause ont compris qu'ils avaient été donnés par des informateurs car des enquêteurs n'avaient pas suffisamment blanchi les procédures. Les juges d'instruction ont alors mis en cause certains informateurs car ayant été dénoncés comme tenant un rôle important dans des organisations criminelles. Face à ces mises en cause, les informateurs ont rétorqué qu'ils avaient agi ainsi sur demande des forces de l'ordre, mettant ainsi les juges face à une difficulté majeure. Une charte des informateurs, document émanant du Ministère de l'Intérieur, existait mais était très peu appliquée. La définition d'une doctrine d'emploi renouvelée des informateurs semble ainsi être aujourd'hui un impératif.

 


 

Compte-rendu rédigé par Amélie Viguier et Manon Grivot, étudiantes du Master 2 Droit et stratégies de la sécurité de l'Université Paris II Panthéon-Assas

 


 

Citer cet article : GRIVOT M., VIGUIER A., « Le renseignement au service de l'enquête : retour sur la conférence du 21 mai 2019 », INHESJ / ONDRP / A2S, 2019.