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Electrification contre sécurité énergétique : le difficile équilibre de la transition

Electrification contre sécurité énergétique : le difficile équilibre de la transition
24nov.23

Cet article a été écrit par Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche du Centre d'études stratégiques de la Marine. Il est issu du n°50 des cahiers de la Sécurité et de la justice.

Les transitions énergétiques qui se produisent dans les pays les plus avancés, avec un focus particulier sur le continent européen, sont avant tout considérées comme une réponse à la fois politique et technologique aux enjeux posés par les changements climatiques. En s’orientant vers la transformation de la production d’énergie, du transport, du stockage et de la consommation de celle-ci, les autorités politiques tentent ainsi de résoudre la délicate équation du maintien de la qualité de vie des citoyens tout en amoindrissant leur impact sur l’environnement. Au cœur de ces transitions se trouve le plus souvent l’électrification, tant celle-ci répond à la fois aux besoins des sociétés européennes tout en permettant un remplacement progressif des hydrocarbures fossiles par d’autres sources moins polluantes. Toutefois un aspect demeure le plus souvent dans l’ombre concernant l’électrification progressive des sociétés européennes : la sécurité, au sens le plus large.

En effet les infrastructures énergétiques, en particulier électriques, représentent un élément majeur de la sécurité des différents pays tant leur importance pour l’ensemble de la vie – quotidienne et économique – ainsi que de la décision politique est grande 1. Dans ce contexte, il appartient de penser les infrastructures énergétiques, autant de production que de transport et de distribution, comme des éléments majeurs à protéger. Ce besoin d’identifier, d’anticiper et de contrer les menaces envers les infrastructures a depuis longtemps été pris en compte, s’agissant des principales tout au moins, à commencer par les grandes centrales nucléaires en France. Or, la transition énergétique qui se fait également dans le sens d’une décentralisation de la production et, par voie de conséquence, de l’ensemble de la chaîne de valeur, impose de penser la sécurité à un niveau bien plus régional et, également, bien plus dispersé géographiquement.

En outre, les transitions impliquent également une numérisation très forte des activités de pilotage industriel, à laquelle l’énergie n’échappe pas. La transformation des sites de production, de transport et de distribution électrique en autant d’objet cyber, impose également de penser de manière renforcée la cybersécurité du domaine, au risque de créer des failles majeures dans l’ensemble de l’architecture de sécurité nationale.

Sécurité énergétique et sécurité globale

C’est un point insuffisamment abordé dans l’équation globale de la sécurité de l’Europe que la place de l’énergie en général et de l’électricité en particulier. L’Europe est un continent relativement pauvre en ressources stratégiques qui peut compter sur une abondance en ce qui concerne le charbon, mais qui est quasiment dépourvu de pétrole et dont les réserves de gaz naturel, si elles ont été intéressantes, s’épuisent à vitesse rapide. Dans ce cadre, l’Europe – plus particulièrement l’UE – importe une part majeure de ses ressources énergétiques (55,1 % selon Eurostat en 2017). La sécurité énergétique de l’Union, entendue comme la capacité de disposer d’un approvisionnement continu à des prix soutenables, réside donc en bonne partie hors de frontières de l’Europe.

Avec la déplétion accélérée des champs gaziers des Pays-Bas et du Royaume-Uni, ainsi que la fermeture d’un certain nombre de tranches nucléaires en France et surtout en Allemagne, cette situation risque de s’accélérer avec la possibilité pour des acteurs extra-européens – en particulier la Russie – de profiter grandement de la situation. S’agissant du gaz en effet, Moscou devrait profiter des deux effets susmentionnés – auxquels il faut ajouter la transition d’un certain nombre de pays, notamment d’Europe centrale, du charbon vers le gaz – pour augmenter sa part dans le gaz consommé sur le continent, sans doute de manière significative. En prenant en compte les capacités de transport vers l’Europe existantes et en cours de construction, aussi bien en gazoducs qu’en terminaux maritimes, la Russie disposerait d’ici quelques années d’une capacité maximale théorique de 344 milliards de m3 annuels quand la consommation de l’Union européenne est d’environ 450 milliards de m3.

Dans ce contexte et avec une dépendance au pétrole qui se maintient, voire s’aggrave en raison de la perte progressive de capacités de raffinage (-1,2 % par an dans l’UE sur la dernière décennie), avec comme conséquence le recours accru aux fournisseurs américain et russe, la sécurité énergétique du continent européen tend à devenir de plus en plus complexe à maintenir. Celle-ci a d’ailleurs des impacts certains sur la sécurité globale puisque l’énergie demeure le socle de l’ensemble des activités des sociétés partout sur la planète. L’OTAN a, notamment, pris en compte cet aspect dans sa politique générale à partir du début des années 2010, avec la création d’un centre d’excellence sur la sécurité énergétique en 2012 et la mise en avant dans les actes finaux des différents sommets depuis Chicago, avec une importance croissante, de l’enjeu énergétique, bien au-delà des seules implications directement militaires. L’influence des fournisseurs de produits énergétiques risque de devenir de plus en plus grande auprès des décideurs politiques européens, avec une situation stratégique complexe à articuler, entre Washington et Moscou en particulier. Les États-Unis, qui n’étaient demeurés que des fournisseurs de produits pétroliers, sont en passe de prendre une place importante également dans le gaz, avec l’ouverture progressive de terminaux d’exportation ; le premier, à Sabine Pass en Louisiane a commencé ses opérations en 2016, augurant d’une future relation gazière transatlantique majeure, même si pour l’instant les États-Unis n’envoient vers l’Europe qu’environ 4 milliards de m3 par an 2.

L’Union européenne, consciente de cette situation de dépendance aggravée, a tenté depuis la fin des années 2000 de remédier à la situation en promouvant la diversification de ses fournisseurs par la construction d’infrastructures de transport. Outre le financement de multiples terminaux GNL en sous capacité chronique d’utilisation, les principaux projets se sont concentrés dans les gazoducs au sud-est du continent – le Corridor Sud Européen lancé par la Commission en 2008 – dont le destin est contrasté. Des projets initiaux, seul a subsisté pour le moment le gazoduc TANAP/TAP depuis l’Azerbaïdjan qui, outre des volumes limités (8 Mm3 vers l’Europe pour l’instant), est concurrencé par le gazoduc russe Turkstream (31,5 Mm3 annuels) entré en service en janvier 2020. Dans ce projet la Turquie notamment a joué un jeu opportuniste, travaillant autant avec la Russie que contre elle, réduisant de fait l’efficacité de cette politique européenne de diversification.

La solution ne pouvant pas réellement se concevoir dans le domaine des hydrocarbures, même si la politique de diversification des sources et fournisseurs est toujours en cours3, d’autres solutions doivent ainsi être trouvées. En outre il faut prendre également en compte la volonté de l’Europe de réduire toujours plus son empreinte environnementale, en particulier dans le domaine des émissions de gaz à effet de serre, avec des documents stratégiques toujours plus ambitieux : 3e Paquet énergie climat de 2008, révision du 3e paquet en 2014, EU Green Deal en 2019. L’Europe qui envisage maintenant la neutralité carbone en 2050, doit articuler cette volonté avec celle de l’Union de l’énergie, à savoir la cohérence des systèmes énergétiques nationaux des États-membres, y compris sur le plan de l’interconnexion, celle-ci participant directement à la sécurité par un phénomène de redondance 4.

En conséquence, l’électrification du continent devient une politique privilégiée pour combiner ces deux enjeux de sécurité énergétique et de lutte contre les changements climatiques. De plus, il faut également considérer la structure même de la consommation énergétique en Europe qui, étant fondée majoritairement sur une économie de services, tend à avoir une demande naturellement plus orientée sur l’électricité que sur les hydrocarbures. Une analyse de la consommation énergétique européenne fait d’ailleurs apparaître cette tendance globale de la hausse de la consommation électrique face à la baisse de celle de produits hydrocarbures 5. Il s’agit en partie – notamment pour l’accélération du phénomène depuis la fin de la décennie 2000 – de l’effet des transitions énergétiques partout sur le continent.

Graphique 1

Les transitions énergétiques européennes : l'électrification comme solution

Dans ce contexte, les transitions énergétiques doivent être considérées sous un angle tout aussi sécuritaire qu’environnemental. Leur dynamique, telle qu’elle se déploie depuis la fin de la décennie 2000, cherche à articuler avant tout les besoins de confort et de lutte contre les changements climatiques. Ainsi la problématique principale est de continuer à offrir les mêmes services – se chauffer, se déplacer, s’éclairer, etc. – tout en réduisant l’impact de ces activités sur l’environnement. De fait les transitions énergétiques européennes sont, en grande partie, des transitions électriques où se produisent, d’une part, le remplacement de sources d’énergie directement émettrices de gaz à effet de serre par des sources plus propres et, d’autre part, une électrification massive de domaines connexes comme la mobilité. Les énergies renouvelables (ENR) qui sont en réalité majoritairement des dispositifs de production d’électricité à partir de sources renouvelables permettant de réduire l’impact environnemental, en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre principalement, par rapport aux hydrocarbures. Grâce aux ENR – mais aussi grandement au nucléaire –, la production électrique se décarbone partout en Europe, avec des transitions fortes dans certains pays, notamment au Nord (dans les années 1990-2000) et à l’Est du continent. Toutefois cette situation implique de modifier en partie la consommation énergétique pour passer vers une consommation le plus souvent électrique. Il appartient de noter que sur le plan industriel, les ENR posent des questions de sécurité économique, tant leur production – sur le plan des entreprises – que les éléments qui les constituent – métaux stratégiques en particulier – sont majoritairement aux mains d’acteurs extra-européens, à commencer par la Chine 6.

Se produit ainsi depuis la seconde moitié des années 1990 un grand mouvement d’électrification qui touche de nombreux secteurs – résidentiel par exemple – avec des évolutions différenciées spatialement et sectoriellement. Certains demeurent d’ailleurs en cours de transition, comme c’est le cas par exemple pour les transports où, après les trains, les véhicules électriques (hybrides ou pleinement électriques) se développent doucement, avant peut-être une extension vers le transport aérien dans les prochaines décennies.

graphique 2

Toutefois cette électrification combinée à une transition vers des sources de production par essence plus intermittentes crée un nouveau paradigme de gestion énergétique des plus complexes. L’intégration des ENR en masse tend ainsi à transférer les efforts d’équilibre de la production vers le réseau de transport lui-même qui devient l’acteur majeur de régulation de l’ensemble du système. Cette situation implique donc une priorisation des investissements autant que de la sécurité vers le réseau électrique qui est de plus en plus le garant de la sécurité énergétique du continent, en tenant en sus compte de l’interconnexion européenne qui ne cesse de progresser, encouragée par l’Union. Toutefois, quelles que soient les capacités de flexibilité et de robustesse du réseau, il ne peut, à lui seul, faire face à la question de l’intermittence de production des ENR, l’Europe étant un continent relativement petit où, par exemple, la période de nuit est relativement la même partout. Plusieurs enjeux en découlent, à commencer par la base de production électrique nécessairement fossile (charbon, gaz ou nucléaire la plupart du temps), mais aussi le besoin de résoudre un paradigme technologique majeur du domaine de l’énergie : la capacité à stocker de l’électricité – ou du moins de l’énergie – en grand volume et pour des périodes plus ou moins longues.

La solution réside donc, en partie du moins, dans le stockage d’énergie et d’électricité sur le réseau lui-même pour faire face aux variations de la demande ainsi qu’à l’intermittence de production. À côté de la transition de la production, se produit également une transition du stockage qu’il est d’ailleurs possible d’intégrer plus généralement dans une transition de l’efficacité énergétique. Ce dernier terme englobe ainsi les gains faits à la fois sur les phases de transport et de distribution de l’électricité comme sur celle, finale, de la consommation. Les batteries demain et, peut-être plus tard l’hydrogène, devraient participer pleinement à cette transition. Toutefois en surajoutant de nouveaux dispositifs dans la chaîne de valeur électrique, au-delà des simples unités de production, c’est tout un pilotage de plus en plus complexe qu’il convient de penser.

Au-delà de la question du stockage, se pose également, dans la grande famille de l’efficacité énergétique, celle du pilotage des nouvelles infrastructures de production, de transport, de distribution, mais aussi de consommation. L’Union européenne tend d’ailleurs à se positionner également sur ce créneau en favorisation la création de systèmes semi-ouverts de producteurs-consommateurs sur une base locale. Ces Communautés locales de l’énergie, mentionnées dans le paquet Hiver de 2016 puis dans le paquet Clean Energy for All Europeans de 2019 7, s’articuleraient autour de réseaux locaux (micro-grids) disposant de passerelles vers le réseau national. Il s’agit pour l’UE d’impliquer plus fortement les citoyens en favorisant le regroupement d’auto-consommateurs sur une base locale, permettant ainsi de résoudre partiellement le problème du transport et du stockage d’électricité. Toutefois se pose la question de la résilience sécuritaire de ces semi-isolats. Le passage d’un modèle fondé globalement sur la production à un modèle fondé sur la consommation est tout sauf neutre au plan sécuritaire.

Le besoin de disposer de systèmes intégrés le long de la chaîne de valeur – avec des imbrications verticales (production-transport-distribution-consommation), mais aussi horizontales (industrie-transports-logement) – induit une digitalisation croissante du secteur, avec des implications sécuritaires multiples qu’il convient également de prendre en compte. La numérisation de l’énergie 8 qui est en cours depuis plusieurs années répond ainsi au besoin d’efficience du pilotage des infrastructures – et de prévision de la consommation – qui constitue un pilier de l’efficacité énergétique, faisant partie des critères du 3e Paquet énergie-climat de l’Union européenne 9. La numérisation des réseaux et des dispositifs de pilotage – y compris au niveau des particuliers comme en témoigne le compteur Linky – participe ainsi pleinement de cette transition de l’efficacité. Le déploiement de réseaux dits « intelligents » (smart grids) est ainsi une nécessité dont les conséquences en termes d’intégration technique et de cybersécurité sont non négligeables et pourraient avoir des conséquences majeures sur la sécurité globale du continent européen si la gouvernance n’est pas pensée en amont.

L'intégration des nouveaux dispositifs et leurs conséquences potentielles

Les systèmes électriques des prochaines années pourraient ainsi être de plus en plus orientés vers les énergies renouvelables et des dispositifs d’efficacité énergétiques, à commencer donc par le stockage sur réseau d’électricité, dans une vision du système orientée vers la consommation plus que vers la production. Or, l’une des caractéristiques des énergies renouvelables – à l’exception de certains barrages hydroélectriques ou des centrales à biomasse 10 – est la faible capacité de production, de l’ordre de quelques centaines de MW au maximum, à comparer avec les GW des centrales thermiques ou nucléaires. Ainsi le développement de ces nouvelles centrales renouvelables induit une multiplication des infrastructures de production, lesquelles occupent d’ailleurs des espaces particulièrement vastes, induits là encore par la faible capacité de chaque élément pris séparément. À titre d’exemple, une éolienne terrestre dispose d’une puissance de production comprise – de manière générale – entre 0,5 et 2 MW alors qu’un réacteur nucléaire de génération III + voit sa puissance s’échelonner entre 800 et 1 200 MW. Une plus grande empreinte territoriale qui se combine à la multiplication des centrales sont des caractéristiques importantes à prendre en compte pour l’évolution de la sécurité du système électrique.

En conséquence, le réseau de transport est lui-même amené à évoluer, avec une diminution tendancielle des lignes à très haute tension (400 kV en France, mais jusqu’à 750 kV dans d’autres pays du continent) au profit d’une multiplication des lignes à moyenne et basse tension, signe là aussi de l’impact des énergies renouvelables sur le schéma électrique européen. De fait il sera plus compliqué – ou du moins plus coûteux – de transporter de l’électricité sur de grandes distances, créant là aussi une sécurité énergétique transnationale plus centrée sur les régions frontalières. La situation est ainsi paradoxale puisque l’Europe souhaite dans le même temps renforcer la capacité globale de circulation d’électricité sur l’ensemble du continent.

Cette décentralisation de la production et du transport induit également un besoin en termes de pilotage industriel à distance, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité. Par ailleurs, la numérisation croissante de l’énergie et de l’électricité fait partie intégrante de la transition énergétique en Europe qui veut aller vers toujours plus de dispositifs smart, pour des raisons de performance la plupart du temps, notamment liées au besoin de diminuer les pertes sur réseau et de rationaliser la consommation. Les objets industriels de l’énergie – centrales, transformateurs, etc. – tendent ainsi à devenir de plus en plus des objets cyber, créant par là de nouvelles opportunités, mais également de nouvelles vulnérabilités. Ces objets connectés industriels (Industrial IoT) ont été le plus souvent assemblés ad hoc sans prise en compte de la sécurité dès la conception, a minima pour la première génération d’entre eux 11. En sus, l’enjeu d’une interconnexion multisectorielle doit également être pensé de manière préventive. Certains éléments sont ainsi inquiétants au point de vue sécuritaire, à l’image du vehicle-to-grid, capacité de connecter un véhicule électrique au réseau pour utiliser la batterie comme dispositif de stockage, la nuit par exemple. En prenant en compte le fait que le véhicule électrique est lui-même un système cyber multi-connecté, il est aisé de se rendre compte combien cette pratique pourrait multiplier les points de vulnérabilité dans des réseaux électriques qui ne sont pas à la base conçus pour ce type de phénomène.

La cybersécurité de ces systèmes électriques 2.0 est ainsi l’une des principales préoccupations des transitions vers un modèle très électrifié. En effet, la multiplication, mécanique, des points d’accès au réseau entraîne une multiplication des vulnérabilités. Cette situation a d’ailleurs été parfaitement intégrée par des groupes criminels qui ont développé des maliciels spécifiques destinés à s’attaquer aux infrastructures de production d’électricité renouvelable, le plus souvent au travers de ransomwares 12. De même, les atteintes aux réseaux électriques sont parmi les principales menaces prises en compte en termes de cybersécurité au niveau des États, surtout depuis l’apparition d’attaques spécifiques – comme Black energy 13– sur les systèmes de contrôle industriels dédiés. Il ne s’agit pas toujours d’attaques cyber à distance, mais également de vulnérabilités cyber-physiques où un attaquant peut se brancher directement soit sur une infrastructure de production (panneau solaire, éolienne, etc.), soit sur un point du réseau (sous-station) pour injecter le maliciel directement dans le système, de la même manière que l’avait été Stuxnet en 2009. Il s’agit donc ici de renforcer la sécurité des systèmes d’information industriels, à la fois par le durcissement des protocoles informatiques, mais également par un renforcement de la sécurité humaine.

Cette décentralisation de la production électrique et l’idée – intéressante sur le plan environnemental mais éminemment risquée en termes sécuritaires – d’une régionalisation de la consommation, avec des îlots de producteurs-consommateurs, induisent nécessairement une translation du centre de gravité des systèmes énergétiques européens. En termes de gouvernance, il s’agit également d’un changement profond de paradigme. En effet jusqu’ici la vision sécuritaire des systèmes électriques était orientée dans un sens vertical du sommet vers la base avec une concentration des enjeux et des vulnérabilités dans un nombre restreint d’îlots correspondant aux grandes unités de production et aux principales mailles du réseau de transport. De fait cela impose une nouvelle vision, elle-même fondée sur la décentralisation de la gouvernance sécuritaire, avec, en corollaire, une multiplication des points de vulnérabilité. Alors même que la prise en compte française et européenne s’oriente depuis des années vers les grands opérateurs, sous la forme des opérateurs d’importance vitale (OIV), il appartient de penser dès à présent une cybersécurité plus inclusive, d’autant que les attaques sur les fournisseurs (attaque sur la chaîne de valeur) se multiplient dans de nombreux secteurs. Celle-ci est d’autant plus complexe à mettre en œuvre que les futurs acteurs, notamment au titre des Communautés locales de l’énergie, pourraient être de taille intermédiaire ou petite, avec comme corollaire un manque de moyens à consacrer pour atteindre les plus hauts standards de cybersécurité. L’équation est ardue, mais il appartient aux pouvoirs publics d’accompagner et de soutenir l’ensemble des acteurs de l’énergie pour éviter que ne se produisent des phénomènes d’îlots d’insécurité. Les réseaux électriques, comme l’ensemble des réseaux, ont une vision de la sécurité sous forme de chaîne qui n’est forte que du plus faible de ses maillons.

Conclusion

Les transitions énergétiques, en Europe notamment, doivent ainsi être comprises dans de multiples dimensions. Alors que jusqu’ici elles n’ont été vues qu’au prisme des enjeux environnementaux et industriels, il importe de les considérer également sur le plan de la sécurité. Celle-ci doit d’ailleurs s’entendre dans une acception large regroupant bien entendu sécurité physique, mais également économique et cyber, interconnectant l’ensemble de ces dimensions.

Se pose ici une problématique majeure, celle de l’unification continentale. Alors que les transitions sont pilotées au niveau national avec une impulsion communautaire, elles recoupent de nombreuses questions qui ne peuvent se traiter avec efficacité qu’à un niveau bi ou multilatéral. En effet l’interconnexion continentale électrique, promue et renforcée depuis une vingtaine d’années sous l’impulsion de la Commission, induit la nécessité d’une prise en compte de la vision sécuritaire à l’échelle du continent. Or, la question des réseaux électriques a, jusqu’ici, été adressée sur un plan purement concurrentiel, avec une ouverture libérale (directives 96/92 puis 2003/54) entraînant une fragmentation du secteur électrique, ce dont ont su profiter des acteurs extra-européens pour s’introduire dans l’architecture de sécurité du continent 14. Cette situation, qui implique une interprétation différente des règles de la concurrence, plaide également pour une intégration des réseaux électriques dans la vision de la sécurité globale de l’UE.

En outre, une défaillance majeure – quelle qu’en soit la raison – à un bout de l’Europe peut entraîner un effet cascade sur l’ensemble du continent justement par l’accroissement de l’interconnexion et la diminution des capacités de production pilotables à grande échelle comme les centrales nucléaires. Il est d’ailleurs important de noter à ce titre que cette question dépasse le simple cadre de l’Union européenne puisque, au titre de la Communauté énergétique du sud-est européen, les pays des Balkans occidentaux et l’Ukraine ont un statut particulier d’association dans le secteur énergétique, incluant une convergence politique, qui interconnecte leurs secteurs nationaux à celui de l’Union. En termes sécuritaires d’ailleurs, cette communauté énergétique étendue a déjà eu des répercussions majeures en Europe comme ce fut le cas en 2018 lorsqu’un déséquilibre sur le réseau du Kosovo se répand dans tout le continent ; le principal effet visible pour les particuliers ayant été le dérèglement des horloges.

Au-delà de cette question géographique du lien UE-hors-UE se pose également celle de l’harmonisation des politiques et pratiques en termes de cybersécurité. Si la directive sur la sécurité des réseaux et de l’information (SRI) a opéré un renforcement des obligations faites aux opérateurs d’importance vitale au sein de l’Union, il n’en demeure pas moins que la question de l’harmonisation du niveau global de sécurité cyber de l’UE est encore sujette à de nombreux débats, comme en témoigne celui sur la transformation de L’Agence de sécurité des systèmes d’information de l’Union (ENISA). En outre, l’effet de décentralisation induit par les transitions énergétiques risque également d’avoir pour conséquence le besoin de penser différemment le statut des opérateurs d’importance vitale, hors des seules grandes entités publiques ou privées, en y incluant les futures communautés locales de l’énergie.

L’Europe se trouve donc face à une acception inattendue de la question de l’électrification continentale qui imbrique questions de sécurité et diplomatie avec les pays partenaires. De l’acception ou non de cette dimension sécuritaire – avec tous les corollaires que cela suppose, dont la protection des entreprises des rachats par des acteurs hors-UE – dépendent à la fois la fluidité des transitions, mais aussi le futur de la sécurité globale du continent. La Commission a, d’ailleurs, publié fin 2016 une proposition de Règlement « sur la préparation aux risques dans le secteur de l’électricité 15 » dont l’adoption serait un pas décisif dans le sens d’une plus grande sécurité, au-delà du seul secteur de l’énergie.

Notes

(1) Par exemple sur l’impact sanitaire des black-out voir : C. Dominianni et alii, «Health Impacts of Citywide and Localized Power Outages in New York City», Environmental Health Perspectives, 2018;126(6) ; disponible à l’adresse : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6084843/

(2) Sur les terminaux de Louisiane et leur développement : https://www.cheniere.com/terminals/lng/

(3) Vers la Méditerranée orientale notamment au travers du projet de gazoduc EastMed.

(4) Même si ce point est sujet à débat ; voir infra.

(5) En tenant compte de la baisse tendancielle globale de la consommation, due aux politiques d’efficacité énergétique ; étant entendu par ailleurs qu’une partie importante du gaz est consacrée à la production électrique.

(6) N. Mazzucchi, « Les dépendances européennes en métaux stratégiques », Annuaire français des relations internationales, vol. XIX, Paris, Centre Thucydide, 2018, p. 969-980.

(7) https://ec.europa.eu/energy/topics/energy-strategy/clean-energy-all-europeans_en

(8) Agence internationale de l’énergie, Digitalization and Energy, Paris, OCDE, 2017.

(9) Le 3e Paquet énergie-climat de l’Union européenne prévoit en 2008 les objectifs suivants pour 2020 : réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre sur base de 1990, 20 % d’énergies renouvelables dans le mix, un taux d’efficacité énergétique de 20 %. En 2014 les objectifs ont été revus pour l’horizon 2030 : 40 % de réduction des émissions, 27 % d’ENR et un taux de 27 % d’efficacité énergétique.

(10) Dont la nature renouvelable demeure sujette à débats ; voir N. Mazzucchi, 2017, Énergie, ressources, technologies et enjeux de pouvoir, Paris, Armand Colin.

(11) N. Mazzucchi, «Renewable Energy Infrastructure: Physical and Cyber Vulnerabilities Assessment», Energy Security: Operational Highlights, vol. 12, 2019, p. 32-40.

(12) Par exemple pour EDP au Portugal : https://www.rechargenews.com/transition/edp-faces-11m-ransomware-demand-after-potentially-catastrophic-cyberattack/2-1-792086

(13) https://www.kaspersky.fr/resource-center/threats/blackenergy

(14) N. Mazzucchi, 2018, La Chine et les réseaux électriques européens, stratégie et enjeux géoéconomiques, Paris, note de la FRS 16/18.

(15) Texte disponible à l’adresse : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:1d8d2670-b7b2-11e6-9e3c-01aa75ed71a1.0024.02/DOC_1&format=PDF

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